L’indécision se lisait sur le visage de Maël, et je pouvais le comprendre : le choix que je lui ai proposé n’est pas des plus aisé. Sa manière de trancher me laissa quelque peu perplexe. Incapable de choisir entre les enseignements de son père – la prudence – et les conseils d’Angry – affronter ses peurs – il a finalement choisi de ne pas vraiment choisir et s’en est remis au hasard, confiant son destin à une pièce de bronze envoyée dans les airs. Finalement il me suivra. Cependant, je ne partage pas complètement son analyse de la situation, divergence d’opinion dont je lui fais part :
« On peut aller d’l’avant et affronter ses peurs sans êt’ téméraire. On peut affronter ses peurs et êt’ prudent… Tiens, prend ça. J’ai d’quoi larder celui qui sera assez stupide pour v’nir nous chercher des noises. » Détachant le fourreau de mon coutelas de ma ceinture, je lui tends, espérant qu’il n’aurait pas à s’en servir ; pour ma part, l’épée bâtarde qui bat contre ma cuisse et la hache contre mon autre hanche me rassurent déjà plus. Mais rien ne vaut l’anticipation, aussi pris-je le temps d’encorder mon arc avant de reprendre la marche. Bien qu’encombré par la cape, mon sac et les deux autres armes, je me sens tout de même plus rassuré par moi poing fermé sur le bois ; même si je devrais me débarrasser vite d’un de mes gants pour pouvoir tirer sans handicap, c’est un exercice auquel je suis rompu du fait des années passées à chasser au cœur de l’hiver ; une flèche déjà tirée du carquois – une de celles ramassées sur le cadavre du bûcheron inconnu, d’aspect bien plus redoutable que les miennes – devrait me suffire pour m’assurer un léger avantage. Si c’est bien un liykor noir qui a attaqué le gamin et son compagnon, et s’il traîne encore dans les parages, la lumière du jour devrait l’handicaper suffisamment pour me laisser une chance de l’amocher, et puis je dois compter avec le fait qu’Angry l’a peut-être grièvement blessé lors de son affrontement.
Mes pas me rapprochent du torrent, le gamin sur mes talons. Celui-ci semble se calmer à mesure que nous avançons, silencieux il progresse sans rechigner, sans m’exposer encore un nouveau plan, une nouvelle « idée », ce qui me laisse l’occasion de penser un peu alors que mon regard fouille les alentours et que mes oreilles cherchent à capter le moindre écho suspect. Un doute s’est installé en moi lors de notre dernière conversation.
(Il a dit « inconsciente »… Et pas inconscient. Il ne manquerait plus que ce soit une erreur moins anodine qu’il n’y paraît… Peut-être n’est-ce qu’une coïncidence… Cependant Angry a déjà semblé hésité en parlant d’une fille, puis du garçon ; même hésitation de Maël lorsqu’il a évoqué sa sœur et sa maison, si ma mémoire ne me joue pas de tours… Et quand j’ai mentionné cette sœur, il n’a pas relevé, il ne parle que de son père pour signifier son attachement au foyer... Plus suspect encore cette histoire de fille à la broderie qui a disparu, que son père ne reverra plus… Peut-être est-ce seulement mon esprit qui montre des signes de déclin, peut-être tout cela n’est-il que coïncidence… Mais le doute est permis : un visage adolescent peut emprunter ses traits à l’un et l’autre des sexes, la voix à cet âge peut également entretenir le doute, ainsi que les cheveux coupés courts… Même si elle devait commencer à avoir des formes, je n’en saurais rien sous ces vêtements d’hiver qu’il ou elle n’a pas quitté… Il ne manquerait plus que ça ! Une fille partie à l’aventure pour sauver son père qui souffre d’une blessure à la jambe ! Se faire passer pour un garçon ne serait pas une mauvaise idée dans l’absolu… Enfin je doute que sur les chemins et dans les montagnes, face au froid ou aux bandits, cela fasse une grande différence… Je resterai attentif, voilà tout… Mais si c’est ça… Qu’ai-je fait aux Dieux pour que cette gamine croise ma route ?) Ces préoccupations ne sont pas assez importantes pour me faire oublier mon environnement, si bien qu’après s’être assez éloigné du village quelque chose d’anormal m’incite à me mettre sur mes gardes. La montagne sous la neige n’est guère traitresse à ces altitudes où les hommes circulent encore, les dangers comme les rares trous ou crevasses sont signalés par de hautes perches solidement fichées en terre, surmontées le plus souvent par un fanion de tissu rouge ; les reliefs sont adoucis par la couche de poudreuse, l’arrête devient un courbe douce, les aspérités sont comblées pour n’offrir à l’œil qu’une impression d’uniformité que brisent les arbres nus comme de longues silhouettes sombres décharnées, à l’exception des conifères aux aiguilles persistantes, dressés et austères, leurs branches ployant mais tenant bon, pouvant pour les plus hauts offrir un refuge au voyageur. Et dans ce paysage de saison évolue tout un petit monde animal invisible que le froid ne gène guère ; si beaucoup de mammifères hibernent jusqu’au retour des beaux jours, d’autres savent passer le plus froid de l’année sans peine, revêtus pour la plupart de leur plus blanche et épaisse fourrure : ce sont ceux-là qui pour la plupart assurent ma subsistance.
Le problème est bien qu’ici, maintenant, je ne décèle aucune trace de passage récent, aucun bruit. Aussi retiré-je d’un coup de dent mon gant de cuir le plus épais, le laissant pendre au bout de la ficelle passée dans mon manteau, pour ne conserver que celui de laine que je porte en dessous, plus fin mais permettant un bien meilleure dextérité, élément essentiel pour faire mouche, et encoché-je ma flèche.