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Sortis tous deux de ce tas de fumier qui avait su nous amortir, Broginn fut le plus preste à se carapater à la vitesse d’un sprinteur de fond – car il était bien connu que les nains étaient des sprinteurs, imbattables sur les courtes distances – à la recherche de la taverne immanquable du coin, suivant l’appel insatiable de la dive bouteille. À tel point, d’ailleurs, que Gorog fut complètement séché, le lorgnant dans sa course éperdue de ses yeux hagards et médusés jusqu’à le perdre dans les détours des maisonnettes de bois et grès friable aux toits de chaume et de bouse séchée. Boah, finalement, ils ne verraient peut-être pas de tort à ce qu’ils puent la défection, puisqu’ils y vivaient dessous toute l’année.
« Boup ! Et comment je fais, moi, maintenant ! »
Il admettait sans peine n’avoir pas, pour les saveurs de houblon, avoir la truffe de son compagnon. Il avait beau avoir un nez énorme, c’était pour dénicher les rares et précieux minerais qu’il avait été formé, et non pour savourer les délicats parfums de l’orge et du malt. Défait, il se battit les flancs des mains, attestant sans le vouloir de la présence toujours fidèle de sa pioche à la ceinture.
« Ben merd’alors. Quel gougnafier, cet empaffé ! »
Par chance, toutefois, la délicate odeur mêlée de bousin et de morve de troll lui collait comme une seconde peau, à ce brasseur comparse d’exil. Ainsi, prenant ses jambes à son cou, ce qui demandait moins d’effort, en vérité, pour un nain que pour un grand dadais d’humain ou d’elfe, il suivit la piste odorante laissée par son ami, humant l’air de son nez aux narines déployées. Une méthode tellement efficace qu’il pouvait s’en soustraire les yeux fermés. Et à raison, bon sang : les lueurs de l’aube perturbaient douloureusement ses rétines peu habituées à la lumière du jour. Il ne se fit tromper qu’une fois, suivant la piste de son odorat, lorsqu’il tomba nez à cul avec une vache amorphe ruminant du fourrage dans un petit enclot de bois. Ouvrant son œil indécis sur l’orifice, il se gratta un instant le cuir chevelu avant de se rendre compte de la méprise. Broginn avait beau avoir une tête de cul, il ne fallait pas non plus abuser. Se penchant sur le côté pour admirer le flanc de la bête, il marmonna dans ses poils de barbe son mécontentement et sa frustration. Elle avait beau bouffer des céréales, c’est pas demain la veille qu’elle pisserait de la bière, la noiraude. Vexé de s’être ainsi fait leurrer, il évacua sa rage en une claque bien sentie sur le postérieur bovin qui lui faisait fesse… face. Erreur de débutant, très certainement. Les chèvres et bouquetins élevés à Mertar pour leur lait, leur viande et leur fourrure étaient plus dociles, à n’en pas douter, que cette grosse créature à cornes. Elle ne tarda pas, réactionnaire, à ruer dans les brancards, et puis aussi dans le ventre du nain roux, et lui asséna un bon coup de sabot dans le bide. De quoi bien tout remettre en place, en vérité. Gorog, habituellement doté d’un bon équilibre, même pochtronné jusqu’à la moelle, fut ici contraint de se laisser soumettre aux lois de la pesanteur et chut après un petit vol plané sur son postérieur déjà mis à mal par la glissade inopportune. Le fracas sembla éveiller le pécore possesseur de la vache, qui sortit de sa masure, robe de nuit masquant son corps frêle, et bonnet de nuit à pompom vissé sur le crâne. L’homme n’en avait pas moins l’air courroucé et menaçant, fourche à la main – à croire qu’il dormait avec – et gueule jusque par terre, éructant des propos colorés d’un accent rural à trancher à la pelle.
« Tudju d’merd’. Qu’est-ce t’as-tu fait là à la Marguerite pour qu’elle s’mette à ruer, sal’té d’nabot ?! T’vas tâter d’ma fourche, fois d’Herbert le vacher ! »
Contusionné, Gorog se releva tout en lorgnant curieusement cet olibrius sorti de nulle part. Sa moue mécontente et sa fourche agressive étaient tant d’indices sur les mauvaises intentions du personnage à son égard. Il n’avait pas compris grand-chose à son discours confus, tout étourdi qu’il était par la douleur cuisante qui lui avait retourné l’estomac. Aux derniers mots de sa courte diatribe, il s’élança soudain en une réplique sourde et hargneuse.
« Oh ! Va chier toi-même, Bébert ! »
Il n’avait qu’à mieux éduquer sa vache, au lieu de s’en prendre à un pauvre nain sans défense. La réplique vive sembla toutefois troubler Herbert, qui vit à la ceinture de Gorog sa pioche luisante, et la main du nain s’en rapprochant dangereusement. Si les armes étaient sorties, ça allait être un combat épique : pioche contre fourche, y’avait pas mieux pour donner dans le mélodramatique. Mais le vacher n’était qu’un lâche, un couard, un gavache de poltron d’humain. Et les nains n’avaient pas la réputation d’être des cibles faciles. S’agrippant à l’encadrement de sa porte, il héla le nain une fois encore.
« Sortez d’mon pré, ou c’est qu’y vous en cout’ra ! »
Et il claqua derrière lui la porte de sa maison, y pénétrant sans plus demander son reste. Gorog lorgna le pré en question. Une parcelle dont la vache seule occupait la grosse majorité de la place, et dont la terre n’était que boue et bouses. Ce n’était pas une manière de traiter un animal ! Le nain déplorait le goût âcre qu’aurait la viande de ce bovin malheureux, et décida sur un coup de tête de lui venir en aide. Agrippant sa pioche, il fit craquer quelques planches moisies qui servaient de barrière, et d’une nouvelle claque sur le derrière odorant de la bête, la fit détaler dans les rues éparses du petit village montagnard, meuglant avec panique.
Comme lui répondant, sur un ton plus ou moins semblable, la voix de Broginn lui parvint alors de loin. Il hurlait des propos qu’il ne pouvait que comprendre, fussent-ils lointains, et le rouquin à moitié sourd. Il réclamait à boire à un hypothétique tavernier. De quoi le remettre sur la piste de son ami… et de la bière que ce dernier avait sentie.
Le temps de se ruer vers l’origine du beuglement, quelques longues secondes passèrent, et lorsqu’il arriva enfin près de la taverne, à bout de souffle, rougeaud comme son grand-oncle Kolush Poing-d’Acier, qui abusait un peu trop souvent de la boisson, ledit tavernier était penché par-dessus son comptoir, écrasant son ventre bedonnant sur ce dernier pour se pencher vers son petit client à la barbe noire. Il n’entendit pas les premières paroles du bonhomme en embonpoint, le visage cerné comme s’il venait de se réveiller – et sans doute était-ce le cas – mais bien les dernières, qui sortirent de la bouche du tenancier avec un ton ferme.
« … avant d’avoir pris un bain ! »
Un bain ! Quelle horreur. Qu’était-ce que ce village et ses traditions, pour exiger ainsi de ses invités de se laver pour boire ! C’était inadmissible, Gorog en avait pris un le mois dernier, déjà ! Hors de question de recommencer ! Au lieu de ça, il se prit à penser :
(Ô rage, ô désespoir ! Ô propreté ennemie ! N’ai-je donc tant vécu que pour cette infamie ? Et ne suis-je blanchi dans les travaux miniers que pour voir en ce jour flétrir tant de lauriers ? Mon gras qu’avec respect tout Mertar admire, mon gras qui tant de fois a sué, et voire pire, tant de foi couvert d’or le trône de son roi, trahit donc mes séquelles, et ne fait rien pour moi ? Ô cruel souvenir de ma crasse passée ! Œuvre de tant de jours en un jour effacée ! Nouvelle dignité fatale à mon bonheur, précipice mouillé d’où tombe mon honneur. Faut-il de la saleté ci-présent faire le compte, et embaumer la rose, en vivant dans la honte ? Savon, sois de mon corps à présent déserteur, ce haut rang n’admet point un nain sans honneur, et ton jaloux orgueil par cet affront insigne malgré le choix du gras, m’en a su rendre indigne. Et moi, de mes exploits puant comme une jument, mais d’un corps tout de crasse inutile ornement, glaires, jadis tant à craindre et dans cette offense, m’a servi de parade, et non pas de défense. Va, quitte désormais le plus sale des nains, passe, pour me venger, mais en dehors du bain !)
Des propos bien complexes, s’il en est en vérité, qui se traduirent bien vite dans les propos de l’intéressé :
« PAS – DE – BAIN ! Par les giroles et champignons blancs, ma crasse restera mienne, et cela je l’entends ! Dussions-nous pour cela nous enivrer dehors, avec pour seule compagnie vos plus grassouillets porcs. »
L’aubergiste, relevant son regard vers la huche de sa taverne, où Gorog se trouvait, lança un bref soupir accablé d’en voir un second arriver. Et après un instant d’une profonde réflexion, qui se fit marquer par une tempe trépignante et un regard vide, il répondit :
« Bon. Bon. Bon, bon, bon. Mais allez pas vous plaindre du fumet des porcelets. Et puis j’espère bien que vous avez de quoi payer ! »
Gorog, enjoué à l’idée de pouvoir enfin pinter, ne se souciait pas de l’odeur ordurière de quelques cochonnets. S’exclamant tout en tirant Broginn par le col pour l’emmener sitôt vers la porte du jardinet à porcs, il prit bien soin de ne laisser aucun doute au tenancier :
« Nous sommes nains de Mertar. Vous devriez savoir que les Mertariens paient toujours leurs dettes ! »
En l’occurrence, Gorog avait plutôt tendance à les oublier. Volontairement. Et à faire en sorte de ne plus jamais croiser son débiteur. Ce pauvre bougre n’aurait pas une seule des piécettes trébuchantes de sa bourse rebondie, d’autant qu’il ignorait leurs noms, tant que leur infamie. Cela parut plaire au propriétaire, puisque l’instant d’après, furent installés parmi les verrats gras, une petite table ronde et deux beaux tabourets, où ils se hissèrent pour immerger enfin leur gosier assoiffés et leur barbe tressée de la blonde bière à la mousse ambrée.
Ainsi placés, au milieu de charcutaille sur pattes, deux nains puants au cul aussi nu qu’un bébé, et au râble plus crade qu’un vieux macchabée se mirent à pinter, à boire, à s’abreuver, à s’enivrer, à s’imbiber, à picoler, à pomper, avaler, absorber, ingurgiter et sucer tous les tonnelets de bière que le tavernier daigna amener.
[HJ : Jacquemart]
_________________ Gorog, nain.
Le nez, c'est l'idiot du visage.
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