Plutôt que de m’apporter une réponse, le colosse préfère agoniser, et il a l’agonie loquace. Je me souviens d’un gars comme ça, sur un front de coupe, un charretier débutant qui avait mal fixé les grumes, si bien que son chargement lui avait roulé dessus : on n’avait pas pu le sauver, ses jambes étaient broyées, ainsi que le bas de son torse, et vraisemblablement tous les organes avec. Jusqu’à son dernier souffle il avait causé : de tout, de son enfance, des tracas qu’il avait causé à ses parents, de sa femme qu’il avait trompé, d’un gosse qu’il n’avait pas voulu reconnaître, de ses dettes. Ce gars n’avait vraiment pas eu une vie facile, beaucoup par sa faute, et je plaignis plus la veuve et les moutards qu’il laissa derrière lui que sa pauvre âme. La mort de celui-ci fut sans doute plus rapide, aussi ne se contenta-t-il que de me souffler quelques mots, une poigne d’acier m’agrippant à la chemise, m’obligeant à être bien attentif jusqu’au dernier mot ; ma propre main s’est envolée jusqu’au manche de la hache, à ma ceinture, mais j’ai interrompu mon mouvement à temps, comprenant qu’il ne risquait pas de me faire de mal.
J'avais pour mission de protéger la petite... et le petit. La petite est encore chez elle, mais lui, il s'était enfui. Je devais le ramener chez lui ! Ramassez mes yus, et ramenez-le petit chez lui. Promettez-moi de le ramener. Mais avant que je puisse lui répondre, son âme s’éleva de son enveloppe charnelle pour être pesée par Phaïtos. Puisse-t-elle être assez légère pour ne pas connaître les affres de l’errance aux Enfers. Le gamin, le « petit » comme l’a appelé l’homme, se précipite vers le cadavre pour le pleurer, malgré le sang, malgré l’odeur peu engageante qui se dégage de la plaie ouverte sur les boyaux, dont certains sont déchirés, malgré la mort qui souvent fait peur, même à des individus dans la force de l’âge.
Cette scène me sonne. Les sanglots de ce gamin font remonter en moi une marée de souvenirs que je préfère garder enfouis, tant ils sont ancrés dans un passé que j’ai depuis longtemps abandonné et dont les seules résurgences sont des rêves qui ma hantent et m’éveillent au milieu de mes nuits, me laissant haletant, couvert d’une sueur froide, incapable de fermer les yeux sans que se jouent à nouveau derrière mes paupières closes des scènes macabres. Comme lui, les enfants du frère de l’amant de ma femme se sont précipités vers leur père, leur mère ajoutant ses cris et ses malédictions à ces pleurs et hoquets de tristesse débridée enfantins. A peine le corps de leur géniteur avait-il touché terre qu’ils s’étaient agglutinés à lui, comme si leurs supplications naïves pouvaient ressouder les os du crâne broyé, rendre le souffle à la poitrine au repos, leur redonner un père pour veiller sur eux et leur avenir. Mais la magie de l’enfance n’opéra pas, et si l’ordalie par le sang tourna en ma faveur, je sentis bien à ce moment là le lourd regard de tous les villageois peser sur moi, ce regard qui me signifia la nécessité de m’exiler.
Ne pouvant garder ma contenance debout face à ce spectacle, je retourne à ma table, terminer mon repas. J’ignore dans quoi je vais peut-être m’embarquer, si ce qui est venu à bout de cet homme imposant rôde encore aux alentours, s’il me faudra vendre chèrement ma peau, défendre celle de mes hôtes, des villageois, ou au contraire fuir une situation désespérée : quelle que soit la décision prise, je tiens à m’engager le ventre plein. Parfois je reconnais en moi les réflexes d’une bête. Suis-je devenu moins humain à plus fréquenter les animaux que mes semblables ?
« Il est mort, et c’est plus d’un guérisseur dont il a besoin. J’crois pas qu’on puisse grand-chose pour lui maint’nant, sauf prier. Et là c’est pas vraiment l’heure. Tu s’rais bien gentil, gamin, si tu nous racontais c’qui s’est passé. Y ma d’mandé d’te ram’ner, mais j’sais pas où, ni pourquoi, ni si tu veux qu’on t’ramène. Si t’as b’soin de temps, c’est comme tu veux. Mais moi d’main matin, je repars. Et je pourrai plus rien pour toi. »