La lumière se fit bien plus rasante encore qu’elles ne le sont au cours de la journée, les ombres s’allongèrent démesurément, projetant des silhouettes maigres et inquiétantes sur le parterre blanc. Je savais que la nuit n’allait pas tarder à tomber, mais également qu’Alkil n’était plus très loin : la perspective d’un bon feu, peut-être d’un repas chaud, tout du moins d’un toit au dessus de ma tête canalisa mes forces vers mes jambes, leva le poids glacé qui pesait sur ma poitrine. Le craquement de la couche neigeuse sous mes raquettes prenait un sens différent à mes oreilles, il chantait l’arrivée proche. La nuit s’annonçait claire, et j’avais maintenant peu de chance de me perdre : les habitants avaient marqué les sentiers aux alentours de leurs villages, des entailles profondes dans les troncs, renouvelées chaque année, un bon moyen pour que les égarés ne soient pas tous retrouvés dur comme le roc dans une congère.
Au bout d’une ou quelques heures – je ne sais plus, j’avais perdu la notion du temps – j’ai fini par apercevoir les chaumières, plus sombres sur les pentes grises. Pas de lumières, pas de feu, le vent glaçant balayait les maigres fumerolles qui s’échappaient des cheminées, on aurait dit un lieu mort. Face à l’hiver, il est bon de placer de lourds volets contre les fenêtres, de ne rien laisser entrer, ni le froid, ni les hommes, ni les ombres les plus menaçantes. Malgré tout, j’ai frappé lourdement contre la porte de l’auberge, mes poings gantés faisant tomber quelques plaques qui avaient gelé au dessus du battant.
« C’quoi ? J’vous préviens, j’suis armé ! »
« C’est moi, Jager ! J’viens vendre des peaux, et j’ai b’soin d’un quoi pour passer la nuit. Ouvrez Edouard, y pèle dehors ! » « Par les balloches de Kubi ! On n’a pas idée d’se pointer à c’t’heure ! »
Le bruit sourd d’un linteau de chêne qui heurte le sol de terre battue et la porte s’ouvre. Edouard a à peine pris le temps d’enfiler un manteau lorsqu’il a entendu les coups : ce n’est pas pour autant que son arbalète n’est pas dirigée vers un Jager harassé, n’attendant qu’une chose, qu’on le laisse entrer. Quand le grand type tenancier de l’auberge s’écarte enfin pour laisser le chasseur se mettre à l’abri, ce dernier aperçoit la femme du logis pointant son nez à la porte de la chambre, un solide gourdin à la main.
« Va t’recoucher ! J’vais m’occuper d’ce pov’ bougre ! Aller, va dormir, va… »
L’aubergiste suit sa femme, lui claque un baiser mouillé que j’entends depuis la pièce principale, puis revient habillé pour lutter contre la froidure qui a pris entre les murs. Sans m’adresser un mot il balance deux buches sur les braises, ravivant un feu qui ne tarde pas à lécher le fond d’un chaudron un brouet fleurant la salaison, puis va tirer d’un tonneau derrière le comptoir un pichet de cidre qu’il pose près du foyer face auquel je me réchauffe, accompagné d’une timbale en terre cuite. La boisson légèrement alcoolisée me racle le gosier, réveille un peu de vie dans mon estomac qui se met à gronder, je salive en sentant la pitance qu’Edouard s’est mis à touiller à l’aide d’une cuillère en bois. Quelques minutes passent dans le silence, nous buvons tous deux sans échanger un mot, la cruche se vide lentement. Enfin un bol m’est présenté : il y a dans ce gruau du blé, des châtaignes, du porc salé, des pois, un gueuleton qui aurait fait hurler au scandale un Sinari, mais avant tout ce qu’il vaut pour caler un montagnard après une rude journée de travail ou, comme la mienne, d’un voyage dans la neige. Je tire une cuillère en bois de mon paquetage et commence à manger, lentement d’abord tant la bouillie est chaude, puis à grandes bouchées ; une seconde portion m’est servie ; la troisième achève de museler ma faim. Le froid a quitté mes membres, mon corps, je ressens pleinement le confort des quatre murs. Edouard s’est assis sur un tabouret à côté du mien, de son couteau il attaque une large miche de pain, portant distraitement des petites tranches à sa bouche, mâchonnant sans conviction, plus pour m’accompagner que par appétit.
« Qu’est-ce qui vous amène Jager ? C’pas la saison à laquelle on vous voit. C’pas un temps à v’nir si haut dans les montagnes… Vous d’vez êt’ bien, là en bas pourtant… »
« C’est pas si bas. Et y fait aussi froid qu’ici j’pense. J’viens pour vendre des peaux, pis j’viens chercher des rensei’n’ment, j’ai entendu des histoires, j’voudrais savoir si des gens ici en savent plus… » « Z’êtes venu ici pour en savoir plus sur une histoire ? Viv’ dans les montagnes, ça vous a r’tourné la caboche ! Y’a combien d’ici à chez vous ? Plus d’un jour d’marche ! Ah ça, z’êtes pas commun vous, pas commun du tout ! Et qu’e’qu’vous cherchez comme histoires ici ? »
« Des histoires sur un homme… Mort y a très longtemps… Et des choses qui lui appartenaient… Des objets précieux, puissant dit-on… Y’a des gens qui disent que ce s’rait pas qu’des contes. J’voudrais bien savoir. J’voudrais savoir si y’a des histoires dans les montagnes. Pis j’avais des peaux, alors j’me suis dit… Y f’sait beau. » « Des histoires ! Ah j’en r’viens pas ! Toutes les histoires des trésors, des Dieux et d’toutes les pucelles d’tout les continents m’f’raient pas m’aventurer dehors en c’te saison ! C’est d’jà trop d’se g’ler les miches pour aller chercher du bois sur l’bucher, faut qu’ma femme elle m’sermonne pour que j’sorte. Monter ici pour des histoires ! Ah ! »
(Mais toi tu ne fais pas ces rêves… Toi tu peux besogner ta femme, te vautrer sous ton édredons et ronfler comme le goret qui sait pas qu’il sera le roi du festin le lendemain… Moi je les fais ces rêves, ces putains de rêves, et il y a toujours cette route, toujours cet homme qui me regarde ! … Tu crois que je suis fou, et même moi j’en viens à me demander si je ne le suis pas… Mais si mon seul moyen de me libérer de ce fichu fardeau est de faire le tour des villages des montagnes pour écouter des histoires au coin du feu, je le ferai… Parce que je veux reprendre ma vie, ma vie solitaire et paisible, avec mes fantômes et pas ceux de je ne sais trop qui… Maudits soient ces Sinaris et leurs langues trop lestes !)
Edouard a fini par se taire dans un long bâillement, signe pour lui qu’il était temps de rejoindre sa moitié sous les couvertures ; avant de me quitter, il tira une paillasse vers l’âtre et me donna deux couvertures, me souhaitant une bonne nuit. Sans attendre je retirai mes vêtements de peau et me glissai dans cette couche de fortune pour m’endormir aussitôt. Cette nuit là, je ne fis pas de rêve.