La tanière n’a pas été facile à trouver, au contraire des traces évidentes des deux carnivores en de nombreux points que le vent n’avait pas encore balayés. En revanche aucune trace n’apparaissait sur la neige fraîchement lissée, si bien que je soupçonnais les bêtes de se terrer encore dans leur abri en attendant que la nuit soit assez profonde pour favoriser leur chasse. La logique aurait sans doute voulu qu’ils attendent le plein jour pour traquer un quelconque gibier, mais qu’en est-il de la logique pour des animaux poussés loin de leurs territoires habituels.
Un rocher en surplomb du refuge supposé des deux loups me fournit un point d’observation, déneigé bien que toujours peu confortable, d’où je peux sans peine espérer décocher mes flèches sur mes proies. Elles n’allaient pas tarder à sortir, alléchées par mon odeur mais encore plus par les tripes du lapin et du renard chassés plus tôt, répandues en dessous de mon perchoir, et le sang qui commence à peine à geler. Afin d’être prêt à temps je tire déjà de son étui de peau mon arc, l’encorde à la tension la plus adaptée à la distance à laquelle je vais tirer, rapproche mon carquois de mon flanc. Vient le moment le plus critique de cette chasse : l’attente…
Au moment où les deux ombres s’extirpent du trou obscur où elles se terraient je me faisais la réflexion que j’allais finir par ressembler à une gargouille de glace sur mon rocher, pour le plus grand amusement des passants, si passant il devait y avoir. Mais les bestiaux se présentèrent. J’éprouve doucement la résistance de mon arc et de la corde au froid, rassuré par le léger crissement des matériaux en courbure qu’aucun craquement ne vient troubler et encoche une première flèche alors que le plus gros des deux loups profilait son corps d’apparence massive à une portée appréciable de moi. La visibilité est mauvaise, la nuit me gène, rend traître les distances que je n’ai pu évaluer avant de me placer, j’aurais aimé compter les pas me séparant de leur position, mieux apprécier le dénivelé… Tant pis, il me faudra faire avec, compter sur la chance… Que Rana porte mes flèches et aiguise mon œil… Puisse Yuimen ne pas considérer comme une offense cette chasse dans laquelle je me lance…
La première flèche vient se ficher à quelques pas seulement du loup que je visais, alertant les deux fauves de ma présence tout en me donnant de précieuses indications sur les corrections auxquelles je devrai me livrer pour que mon deuxième trait porte. C’est ainsi que le premier sang est versé : la flèche suivante déchire le flanc du loup le plus massif sans s’y planter assez solidement ; il me fait face, je n’ai guère pu faire mieux. Alors qu’il parvient à mordre le fût de bois pour retirer cette longue épine qui le gêne et éveille chez lui des instincts contradictoires, le second prédateur se met en mouvement. En moins de temps qu’il n’en aurait fallu à mon cerveau alourdi par les réflexions pour prendre une décision, leur esprit vif opte entre la fuite et l’affrontement de cette menace qui se trouve être également une bonne source de chair fraîche. Auraient-ils choisi de m’éviter sans la faim pour les aiguillonner ? Je n’ai guère le temps de me poser la question, déjà ils se séparent pour encercler mon surplomb, me présentant enfin le flanc mais cette fois en mouvement. Mes réserves de flèches ne sont pas illimitées, je me doutais que cette petite dizaine qui me suffisent largement pour la chasse ne me seraient guère d’un grand secours sinon pour blesser ou handicaper. En d’autres circonstances peut-être, mais pas cette nuit.
En perdant des secondes précieuses je parviens à ajuster un tir dans la cuisse arrière du loup que je n’avais pas encore pris pour cible, lui arrachant une série de jappement de douleur et l’arrêtant dans sa course. De l’autre côté j’entends les halètements de son compère, son poids qui tasse la neige à chaque bond en avant, j’arrive à avoir une assez vague idée de la distance qu’il lui reste à parcourir, et je n’ai plus que trois flèches. Deux vont cribler la cible déjà moins mobile, ratant malheureusement les organes vitaux et la tête mais la mettant hors d’état de me nuire pour des secondes maintenant précieuses. La dernière ne fait qu’effleurer la gueule du loup le plus proche, lui causant une balafre plus douloureuse que débilitante. Encore quelques bonds et il sera sur moi, l’appui de la roche lui donnant un avantage certain pour me bondir dessus. J’ignore à quel point l’hiver l’a affamé, si seul son poil lui donne l’air si imposant ou s’il est encore bien bardé de muscles et de graisse, en somme s’il pourra me jeter à bas et si je pourrai me libérer ; et je ne tiens pas à savoir ! D’un mouvement d’épaule je me débarrasse du carquois et du sac que je laisse tomber au bas du rocher, puis me laisse tomber dans la couche de poudreuse dont j’avais éprouvé la profondeur avant de grimper sur la hauteur. Ainsi le loup n’aura pas le choix : il lui faudra redescendre, me laissant le temps de retrouver mon équilibre, ou bondir depuis le rocher en me laissant une possibilité de l’empaler sur l’épée que je tire au clair.
Au moment où son museau se profile au-dessus de moi j’ai déjà pivoté de quelques pas, englobant ainsi dans mon champ de vision la bête jappant et gémissant un peu plus loin, réduite à boitiller vers moi par la flèche qu’elle ne parvient pas à retirer.
(Que les Dieux me préservent ! Ces loups sont sacrément coriaces ! Je comprends que ce Nécromancien n’ait pas voulu froisser Yuimen en affrontant ces bêtes avec ses pouvoirs, mais je me demande maintenant si ce n’est pas moi qui L’offense maintenant…) Le loup me dominant fait le choix de bondir sans pour autant faire de moi la cible de son élan. Me suis-je placé trop loin ou est-ce sa patte blessée par ma flèche ? Je perçois un grognement de douleur lorsqu’il se réceptionne mais son approche se fait ensuite comme si rien ne le gêne dans ses mouvements. La légère trace sombre que j’aperçois sur la neige ne suffit pas à me rassurer. Guère familier du maniement de l’épée j’adopte une position à la valeur martiale douteuse mais à mes yeux efficace face à un prédateur, la pointe vers l’avant, solidement campé sur mes jambes, prêt à présenter le fer à la masse d’os, de chair et de fourrure si celle-ci décidait de foncer sur moi : peu m’importe que la peau soit abimée et donc dépréciée aux yeux des marchands, je tiens avant tout à sauver la mienne !
Mon adversaire immédiat manifeste une forme de ruse animale à laquelle je ne m’attendais pas : alors que nous nous trouvions tous deux sur le même niveau de la pente il entame une remontée en tournant autour de moi, m’obligeant à pivoter pour garder un œil sur lui et ce faisant à tourner le dos au deuxième loup ; ma nouvelle position devient moins facile à tenir : même si je devais réussir à le blesser s’il décidait de passer à l’assaut, je ne pourrais guère qu’être entraîné vers le bas et choir avec lui dans un roulé boulé confus où je risquais de me blesser avec ma propre arme, pire de la perdre et de voir avec elle s’envoler mon dernier avantage… Et s’il réussissait en plus à me prendre à la gorge… C’en serait fini de moi.
Il continue de tourner, et moi avec lui, à peu près rassuré par la distance encore assez grande avec le second loup. Ce qui ne fait aucun doute c’est qu’il me sonde ; ce qui m’inquiète est de ne pas comprendre ce qu’il cherche exactement. Ce n’est qu’alors qu’il remonte la pente après avoir fini son cercle que je comprends ce qui est exactement en train de se jouer. Ses pattes sont soudainement moins enfoncées dans la neige, il me paraît plus grand. C’est probablement un rocher dont je n’avais pas soupçonné l’existence, une plaque de glace, j’ignore quoi exactement et le moment n’est pas à se perdre en supposition. Instinctivement je recule mon pied gauche pour assurer mon appui et brandir plus solidement ma lame sur ce corps qui s’approche de moi.
Ai-je la défaveur des Dieux ? Ai-je eu raison d’accepter le marché du Nécromancien ? Trouvé-je enfin dans ces montagnes, face à ces deux loups, le châtiment pour ma faute passée au terme de dix ans d’exil ? Ma botte a glissé. Sur quoi ? Je l’ignore… Le temps semble s’être ralenti alors que je bascule en arrière, emporté par le poids que j’ai transféré sur ma jambe qui s’est dérobée, incapable de retrouver l’équilibre. Je roule dans la poudreuse, protégé par cette couche moelleuse et pourtant si traitre des aspérités du terrain ; en contrepartie le nuage blanc que je soulève dans ma chute m’aveugle en partie, me laissant à peine voir le loup à quelques pas de la position où je me trouvais quelques secondes auparavant et se mettre à bondir vers moi après trois brèves secondes d’hésitation. Ma main se fait plus solide sur la poignée de mon épée, désormais plus que nécessaire pour assurer ma survie.
Qui dois-je remercier de ne m’être pas blessé dans ce dévalement de la pente ? Les Dieux ou une chance qui est la dernière à me vouloir en vie ? Pas assez pour que le loup ait comme moi la défaveur du terrain semblerait-il. A peine ai-je le temps de me reprendre que ses crocs claquent à quelques centimètres de ma gorge, malheureusement pour lui sur l’acier de mon épée bâtarde que j’ai eu le bon sens d’empoigner comme un bâton, mes épais gants protégeant ma main gauche tendis que je brandissais au-dessus de moi cette barre métallique improvisée dont j’espérais qu’elle tiendrait assez longtemps à distance cette gueule meurtrière pour que j’envisage de me dégager.
Etait-ce un effet de mon imagination ou la réalité ? Il me semblait qu’une flamme alimentée par la haine brûlait dans les yeux de ce fauve au dessus de moi, que tout son être ne se mouvait que dans l’objectif de mettre fin à mon existence. Sur ce dernier point, je ne pouvais guère me tromper. Dans mon malheur subsistait une part de veine. Le Nécromancien n’avait pas menti lorsqu’il avait parlé de loups poussés par la faim. La force n’a pas déserté cet animal, cependant je peux apercevoir à la clarté de la lune qu’il n’est plus que l’ombre du chef de meute qu’il avait dû être par le passé. Où sont passés les siens ? Un mâle de cette carrure devrait au moins mener derrière lui six ou sept bêtes au bas mot, pas seulement cet autre compagnon que je devine être sa femelle. Pourquoi pèse-t-il si peu – mais déjà trop ! – sur mes bras tendus ? Ne sont-ils pas prémunis des morsures du froid par une bonne couche de graisse en plus de leur épaisse fourrure quand viennent les mauvais jours ?
Tout en maintenant le corps encore assez musclé pour me poser de sérieux problèmes à bonne distance de moi, le torse labouré par les pattes griffues qui éraflaient sérieusement le cuir de mon manteau, je réussis à grande peine à retrouver un appui stable sur le dos, me ramassant sur moi-même dans un semblant de reptation pour balancer mes deux bottes dans l’abdomen du loup, lui coupant le souffle, lui arrachant un hurlement de rage mais surtout le repoussant assez loin de moi pour que je me relève. Il me faut maintenant plus agir à l’instinct, aussi porté-je au coup latéral au jugé, tout en pivotant pour me trouver face à mon adversaire. Le tranchant de l’épée cueille le loup à la gueule, lui brisant une partie de la mâchoire dans un craquement lugubre et lui déchirant une bonne partie du cou. Ce puissant prédateur s’effondre alors dans la neige qui se teinte de pourpre sous l’hémorragie, fondant à la chaleur du fluide qui quitte ce corps brisé : ce n’est plus qu’un pantin terrassé par la douleur qui émet des bruits de gorge poignant à mes pieds, s’étouffant peu à peu dans son propre sang. Dans l’œil de cette bête qui il y a encore un instant voulait me tuer je ne vois plus la haine, je vois une supplique, la demande légitime d’être achevé rapidement, la panique de la mort qui approche lentement mâtinée de la crainte à mon égard. Cet amas de poil sombre tremblant ne fait même pas mine de bouger lorsque j’approche avec mon coutelas pour lui briser d’une torsion puissante les vertèbres. Son dernier souffle sonne comme une délivrance et, malgré mes gants tachés de sang que je tente de laver dans la neige, je me sens moins sale d’avoir achevé les souffrances de cet animal pour lequel j’en suis venu à avoir de la peine.
Ma sottise me tourne soudain la tête, je prends conscience qu’abîmé dans la contemplation de ce cadavre, de mon œuvre sanguinaire, j’en ai oublié le second loup – la louve ? – qui pourrait à tout moment me faire subir un sort aussi peu enviable que celui de feu son compagnon, c'est-à-dire m’ouvrir la gorge et m’arracher les tripes alors que mon cœur n’a pas encore cessé de battre. Alors que la panique monte en moi comme une colonne d’acier en fusion, un coin de mon esprit me lance un signal autrement plus alarmiste. Le silence… Maintenant que les grognements et les halètements à quelques centimètres de mon visage se sont tus, j’avise le calme de mort qui s’est installé sur ce versant de montagne, à peine troublé par le sifflement du vent et les craquements lointains des congères souffrant sous leur propre poids. Et je me mets à penser… Mon regard se tourne lentement vers la dernière position du second prédateur pour le découvrir gisant sur la couche blanche, dans une mare de sang trop large pour être le fait des seuls traits décochés par mes soins à son encontre ; les blessures, bien que profonde, ne l’auraient pas achevé si vite… Quelque chose ne va pas… La position du cadavre ne correspond pas à une bête s’étant laissée mourir, drainée de toute sa force par l’hémorragie… Avec toute la délicatesse nécessaire pour ne pas produire de bruit parasite, je me baisse pour ramasser mon épée que j’empoigne à deux mains, dans l’attente d’une menace à combattre… Je me raccroche à cette lame comme à une branche au-dessus du précipice, mon seul secours tant mon arc est loin… Quelque chose a tué le deuxième loup tandis que le premier essayait de me régler mon compte, pour disparaître sitôt après que j’eusse remporté l’affrontement… Quelque chose qui me guette peut-être, là, tapi dans un repli du terrain, une ombre défavorable à mon regard que jette la lune… Qui attend peut-être plus loin que je m’en retourne au village pour me saigner comme une belette le ferait d’une poule… Mon cœur ralentit progressivement… Les battements se font moins puissants à mes tempes… La paix en moi rejoint celle des environs en cette nuit d’hiver… Et je l’entends !
Ce sifflement régulier ne peut guère être qu’une respiration. Trop nette à mes oreilles, j’en déduis qu’elle se situe quelque part dans mon champ visuel, dans la même direction que mes pavillons auriculaires. Mon regard se fait plus acéré car je sais maintenant qu’il me faut chercher quelque chose, quelque chose qui vit, qui probablement bouge. Et je la vois ! Au départ je pense qu’il ne s’agit que d’une couche de neige plus fine sur un rocher, laissant voir un peu du gris de la pierre, puis la tache sombre commet l’erreur de poursuivre sa lente reptation, et me voilà fixé. Je distingue une silhouette vaguement humaine qui progresse doucement vers moi, sans hâte, à moitié dissimulée dans la neige, à moitié camouflée par une peau, une fourrure, d’un gris tellement pâle qu’il tire sur le blanc ambiant. La trace à peine visible qu’elle a laissée derrière elle conduit directement au cadavre du deuxième loup.
« Dieux ! Lequel d’entre vous veut encore me châtier ?! Est-ce toi Yuimen pour avoir pris ainsi la vie d’un de tes enfants ?! Ou toi Rana pour avoir perpétré ce vieux meurtre dont je porte encore le poids ?! QUI VEUT MA MORT ?! N’ETAIT-CE PAS ASSEZ ?! » A mon cri de défi aux puissances supérieures, la silhouette relève pour découvrir un visage dont je devine l’horreur malgré la distance qui nous sépare. Des traits de visage ravagés, couturés de cicatrices bourrelées, les lèvres déchirées, un sourire sinistre étiré jusqu’aux oreilles par des lames acérées, des oreilles taillées dans une parodie grotesque des canons de beauté elfiques, une peau livide et assez fine pour laisser entrevoir les entrelacs des fibres musculaires, les veines et les tendons, les articulations grossies plus que de celles d’un corps sain. Le frisson qui s’empare de moi, remontant de mes jambes pour se frayer un chemin jusqu’à ma colonne vertébrale : je sais que ce n’est pas le froid qui me saisit, du moins pas celui qui depuis quelque semaine déjà a étendu son emprise sur la montagne.
Le poids de l’épée se fait rassurant tandis que je m’efforce de calmer les craintes qui m’envahissent afin de pouvoir penser le plus clairement possible.
(J’ai déjà entendu parler des ces bestioles… Si c’est bien ce que je pense… Maudits soient les Treize et leur Maîtresse ! … Je peux fuir, avec un peu de chance il s’en prendra au cadavre du second loup… Il m’a l’air lent, seulement si c’est par prudence il va falloir que je me méfie si je dois lui tourner le dos… Et en plus j’ignore s’il est seul… Fuir ? Non ! … Je ne peux quand même pas laisser une telle créature errer en liberté dans la montagne, ce n’est pas un loup c’est… Une horreur d’Oaxaca, un monstre ! … Non, pas un simple charognard… Sinon il aurait attendu, comme tous les charognards, que le prédateur ait prélevé son dû pour se repaître des restes… Il aurait fini de dévorer la louve, sans bouger, sans prendre le risque de se frotter à une lame de bon acier, de finir comme le repas qu’il a commencé… Tu veux me crever, me saigner comme un vulgaire lapin…) « Viens donc crevure ! Fangeux ! Bouffe merde ! Sanie ! J’vais t’faire voir c’qu’arrive aux enfants d’salauds qui s’mettent sur ma route ! » La caricature de tête se lève légèrement, la reptation de la créature ralentit et deux yeux jaunes se tournent vers moi ; un feulement accompagne ma menace, semblable à ceux des chats, bien plus menaçant. La rage en moi augmente, je reconnais cette sensation qui m’a déjà envahie et l’accueille avec soulagement. Plus rien n’importe que d’occire cette créature, répandre ses tripes dans la neige, la hacher menu, la démembrer en prenant mon temps, la faire souffrir longtemps, très longtemps, pour avoir osé me menacer. Alors qu’elle s’approche toujours aussi lentement de moi je commence à mon tour à me déplacer vers elle.
Un sourd grognement nous arrête dans notre progression et à l’unisson nous tournons notre tête vers la pente pour apercevoir, descendant vers nous avec une lenteur chargée de menace, une masse puissante, une ombre que distingue sans peine, comme si elle avait été baignée d’une lumière d’une lumière propre étrangère à cette nuit d’hiver. Un sentiment de panique m’envahit lorsque je comprends que je ne pourrai jamais lutter contre la bête qui vient rejoindre ce champ de mort, je ne songe plus qu’à fuir à toute jambe, trouver une faille dans laquelle me glisser et attendre l’aube loin des griffes et des crocs qui me réduiraient en charpie en quelques secondes. J’ai déjà contemplé des ours au cours de mes errances dans les montagnes, des femelles avec leurs petits que je me suis bien gardé d’approcher, des grands mâles marquant leur territoire à coup de griffes sur les arbres les plus épais, des plantigrades à l’aspect bonhomme mais assez dangereux pour que jamais je ne me risque à les provoquer. Ils n’étaient rien comparés à celui-ci.
Apparemment aussi paralysé que moi, le traqueur n’esquisse pas un mouvement tandis que le colosse se rapproche de lui, il ne bouge toujours pas lorsque la patte se lève. Dans un bruit d’os brisé, elle disloque sa cage thoracique, déchirant les muscles, broyant les organes ; la gueule de l’ours s’ouvre à peine pour cueillir la tête et la broyer aussi aisément que s’il s’était agi d’un fruit trop mur. Puis, avec la nonchalance qui caractérise son espèce, il se retourne vers moi ; mon épée pend lamentablement au bout de mon bras, inutile puisque je ne peux pas la lever, seuls mes yeux me semblent encore mobiles. Bien qu’à quatre patte la bête me domine de plusieurs têtes et je serais obligé de lever la mienne pour voir la mort venir ; seulement j’en suis incapable. La truffe s’abaisse, hume mes cheveux, ma peau, un souffle brûlant court le long de ma nuque à chaque expiration rauque du carnivore. Plutôt que la douleur, une sensation de petitesse se répand un peu plus dans mon esprit à chaque seconde tandis qu’une voix aussi rauque et menaçante que le grondement d’une avalanche se fait entendre dans mon seul crâne.
(Ce n’est pas ton heure petit homme… Mais prend garde…)