« Pute vérolée ! » marmonné-je dans ma barbe. « V'là le gamin qui me file entre les mains… Quel con ! Mais quel con ! »Que vais-je faire ? Laisser cet enfant disparaître dans la montagne, emporté par les Dieux seuls savent qui ? Je pourrais, après tout, il s’est mis dans ce pétrin tout seul comme un grand, qu’il s’en sorte tout seul comme un grand. Mais… Les deux types que j’ai tués se sont aussi avancés en connaissance de cause sur le champ de combat, et pourtant ils hantent encore mes rêves… Plutôt mes cauchemars…
« Peste ! J'm’en souviendrai d'ce gamin… »Mais partir sent trop l’urgence. Deux mouflons, voilà qui laisse des traces, et avec un peu de chance, le cavalier sur le premier ne s’estimera pas suivi. Pourtant, il me faut agir vite. Retournant vers le cadavre du liykor, je l’avise, et me dit qu’il y a peut-être quelque chose sur lui qui explique sa présence. En attendant, je le retourne péniblement et extrait de la blessure la flèche brisée, car s’il est facile de trouver la branches et plumes, il est plus ardu, en revanche, de mettre la main sur une bonne pointe. A sa ceinture une bourse de yus, un poignard ; l’argent rejoint rapidement mon sac, l’arme ma ceinture puisqu’il me manque maintenant une arme courte, mon coutelas ayant été remis à Maël et vraisemblablement disparu avec lui. Dans le même temps j’avise les épaulières du cadavre : constituées chacune de trois plaques de cuir bouilli renforcé de lamelles d’aciers à leurs bords, courbées et superposées, elles ne me semblent pas être trop lourde ni trop gênante pour les mouvements. L’avantage certain qu’elles pourraient constituer serait de protéger mes épaules déjà blessées si un second affrontement devait se produire dans ces montagnes. Mais avant toute chose, il fallait que je m’assure de pouvoir survivre jusqu’à la fin du jour. Retirant tous les vêtements qui réchauffent le haut de mon corps, je les abandonne sur ma cape qui les isole de la couche neigeuse. Je n’ai que peu de temps devant moi avant d’attraper quelque mal à exposer mon torse au vent et à la froidure de la saison, aussi fais-je vite, sans pour autant céder à une hâte maladroite. Après avoir nettoyé les plaies avec de la neige qui me semblait assez pure, je les sèche grossièrement avec le pan non ensanglanté de ma chemise, puis applique un baume tiré de mon sac – à base de plante et de graisse, efficace pour protéger les petites plaies des infections et favoriser la cicatrisation, je ne me fais guère d’illusion sur les effets immédiats sur des griffures aussi profondes, mais je préfère tout de même prendre cette précaution – après quoi ma chemise de lin de rechange, déchirée en lambeaux vient faire office de charpie et de bandage de fortune pour contenir l’hémorragie. Avec des mouvements lents, pour ne pas faire glisser ces pansements précaires, je me rhabille et, avant de repasser ma cape sur mes épaules, je fixe sur celles-ci les épaulières retirées au mort, serrant assez les sangles de cuir les maintenant en place pour qu’elles compriment la charpie et la maintiennent en place.
Peu à peu la chaleur revient dans mon corps, mais je ne peux pas attendre. La fraîcheur de la neige a un temps apaisé ma douleur. Pour un temps seulement : je la sens qui revient, au terme de ces préparatifs sommaires à la traque. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. La souffrance a éveillé une rage sourde en moi, contre le monde, les Dieux, ce morveux et la somme d’emmerdes qu’il charrie, celui, celle ou ce qui l’a emporté, une rage qui ne satisfera pas de trois excuses et quatre propos bienveillants. L’heure où le sang coulera attendra, l’instant est à la traque, non à la mise à mort.
Adressant un dernier regard au cadavre du liykor, tache sombre sur la neige, je marmonne quelques mots pour que son âme – si toutefois cette carcasse en abritait une – trouve le repos. Au moins permettra-t-il à de nombreux carnivores, charognards de nature ou par nécessité, de voir augmenter leurs chances de contempler un nouveau printemps.
Les traces des mouflons dans la neige sont distinctes. Arc à la main, flèche encochée, je les suis, les sens aux aguets.