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Certains passages de ce texte peuvent heurter la sensibilité par leur caractère violent.
À mon réveil, je me sentais lasse. Assise, dans un lit à l'aspect miteux, dans un dortoir vide et sombre, je repensais à tout ce qui avait pu m'arriver depuis mon départ de Cuilnen.
La gestion du Domaine, ces histoires avec le personnel, avec la première cohorte de soldats, mes rencontres avec les nobles des Duchés, le Bossu, mes entraînements personnels puis avec les militaires, mon actuelle escapade et le récent combat.
À quoi bon tout ceci ? À quoi cela me servait de vouloir, tout à la fois, me faire accepter et respecter ? Et, même, augmenter mon pouvoir ? J'étais incapable de tenir un combat, quel qu'il soit, la gestion d'un domaine ou une équipe de larbins…
J'avais posé mon masque devant moi et me perdais dans ses yeux vides, aussi vides que tous mes efforts. Je le fixais, perdue dans mes pensées négatives et démissionnaires, quand un homme me rejoignit dans la pièce.
"Dame Negliits. Le lieutenant vous demande aux cachots" me demanda-t-il avec déférence.
"Ah oui, j'arrive." lui répondis-je, encore dépitée par mon récent bilan intérieur.
J'essayais de me lever, mais je peinais. L'excursion et le combat m'avaient fait plus de tort que je ne l'aurais cru. Je grimaçai et me décidai à me parer de mon masque.
"Souhaitez-vous que le docteur vous prenne en charge ?" me proposa-t-il, employant toujours ce ton très servile.
"Ne dites pas de bêtises ! Je vais très bien. Menez-moi aux geôles." J'étais exaspérée qu'il me considère comme une faible ou une incompétente.
Nous descendîmes au niveau le plus bas du refuge. Le dortoir jouxtait la salle des gardes où se trouvaient à peu près tous les survivants de la veille. Je m'attendais à ce qu'ils me lancent des regards haineux ; après tout, malgré mon inexpérience je m'en étais sorti vivante, tandis que plusieurs de leurs compagnons étaient tombés. À ma grande surprise, ils me saluèrent, militairement ou amicalement, certains s'enquièrent même de mon état. Je ne savais comment réagir. J'étais persuadée qu'ils se moquaient de moi mais je refusais de leur montrer une once de faiblesse. Je m'efforçai de me tenir bien droite, me tournai vers eux avant de m'incliner très légèrement, en guise de révérence. Puis, je les remerciai de leur intérêt, sans grande conviction, et m'éclipsai vers les cellules.
Une trentaine de marches fines nous engloutirent avant que nous rejoignîmes une vaste salle qui sentait l'humidité, l'urine, le sang séché et le renfermé.
Il y faisait sombre et seules deux torches accrochées contre le mur en face de moi éclairaient l'ensemble, faisant danser les ombres des sept personnes présentes, des barreaux des cellules, du mobilier et de ces lamentables prisonniers garzoks.
Laissez-moi vous décrire un peu cette pièce dans laquelle j'ai découvert un plaisir personnel un peu pervers.
Comme dit, la première chose que l'on remarque, c'est l'odeur et ce, dès le milieu de cette longue et forte pente menant à la salle. Une fois en bas, on peine à distinguer, dans les premiers instants, les détails. La lumière, relativement faible et mouvante, offre une ambiance tout à la fois envoutante et oppressante.
L'aménagement y est minimaliste. Juste ce qu'il faut pour opérer efficacement. Deux cellules aux barreaux épais et orthogonaux, deux larges piliers avec des anneaux scellés à divers endroits soutiennent le plafond, deux tables, dont une suffisamment longue pour accueillir un corps aussi grand que celui d'un Sindel, et l'autre, toute simple, accompagnée de tabourets. Dans le coin opposé aux escaliers se trouve une armoire recelant des trésors insoupçonnables, dont certains que j'ai repris par la suite. Le lieutenant et le responsable du refuge étaient accompagnés de cinq soldats qui étaient, pour trois d'entre eux, installés à la table et, pour les deux derniers, postés au pied de l'escalier.
À peine mon accompagnateur et moi-même étions entrés dans la pièce que le lieutenant annonça le début de la séance. Je ne savais nullement à quoi m'attendre. On me désigna la table que je qualifierais d'agrément et on me demanda de seulement regarder, écouter, voire transmettre mes questions… mais de n'intervenir en aucun cas. Puisque j'étais dans l'expectative, je me décidai à obéir et à m'installer. J'observais les captifs tandis que mon donneur d'ordres, adjoint d'un soldat et de notre hôte se servaient dans l'armoire. Le métal tintait et faisait écho aux ricanements des garzoks.
La remarque de notre chef d'escouade me prévint, avec efficacité, que l'humeur guillerette des prisonniers n'allait probablement pas perdurer. Il adressa un avertissement du genre :
"Bon, nous n'avons pas pour objectif de vous tuer. Nous espérons bien vous garder en vie le plus longtemps possible et vous offrir de longs et intenses moments de souffrance. Quatre de mes hommes sont morts, je vais tâcher de vous graver leur souvenir dans la chair." Mais les petits rires ne s'estompèrent pas. Nos quatre invités fixaient leurs hôtes avec une insolente provocation. Le maître des lieux, escorté de deux hommes, extirpèrent sans délicatesse, mais sans rencontrer de résistance, l'un des détenus pour l'attacher au pilier le plus proche de moi.
Son odeur rance m'agressait les narines au point d'en avoir un haut-le-cœur. Sa peau était parsemée de cicatrices qui renforçaient son aspect aussi guerrier que répugnant.
Notre chef d'escouade se plaça en face de lui - il ne semblait pas incommodé le moins du monde par la puanteur environnante - et il demanda à l'orc si d'autres groupes de ses congénères étaient actuellement envoyés sur notre territoire.
L'orc éructa, gueule grande ouverte, puis se mit à déblatérer je-ne-sais-trop-quoi dans sa langue de dégénéré. Les consonances me faisaient penser au son produit par une personne s'étouffant dans son vomi. Les trois autres éclatèrent de rire tout en répondant dans la même langue.
Le lieutenant, probablement pour interrompre ce moment de camaraderie raciale, frappa violemment l'enchaîné d'un coup de poing dans le bas ventre. J'entendis nettement le son sourd suivi du glapissement de douleur. Un frisson me parcourut. Il ne s'agissait pas d'une crispation, comme celle que l'on peut ressentir par compassion à la douleur d'autrui, ni même un spasme consécutif à la surprise ou à un choc. C'étaient, tout au contraire, de légères palpitations caractéristiques du plaisir. De voir ce tas de viande attaché, gémir alors qu'il faisait preuve quelques instants auparavant d'une insouciance, voire même d'une impudence intolérable… Je trouvais ça terriblement excitant. Cela s'apparentait un peu à ce que j'avais ressenti après avoir rappelé à l'ordre cette connasse de gouvernante, mais en bien plus jouissif.
Pendant que je m'enivrais de cette douce sensation, le lieutenant reprenait son interrogatoire, s'acharnant sur sa première question, judicieuse à n'en pas douter. Mais les coups de poing étaient bien peu persuasifs. Aussi, entra en scène le responsable du refuge. Il tenait dans sa main droite une petite pince plate et il se plaça derrière l'interrogé. Je ne saisis pas immédiatement ce qu'il faisait, mais c'était assurément douloureux. L'orc serra les dents et retint un cri puissant, il grognait et jurait… enfin, je suppose qu'il s'agissait de jurons.
Je dus me décaler pour observer ses gestes et percer le secret de l'action magique qu'il venait d'entreprendre. Un sourire illumina mon visage lorsque je compris qu'avec son outil, notre hôte venait d'arracher un ongle de l'orc. Le sang formait une masse bombée avant de couler à petit flot et chaque goutte distillait un peu de joie, de bien-être même, dans mon cœur. Malgré, ou à cause de, la douleur, le torturé persista à parler sa langue abjecte, mais le ton se faisait plus docile. Ses compagnons, eux, s'emportaient un peu plus, ils étaient agrippés aux barreaux et l'abondance de leurs propos nous laissait croire que notre sujet d'expérience allait craquer… C'était sous-estimer la résistance de ces brutes, voire leur goût pour la douleur.
"Si tu crois qu'perdre un ongle va m'faire parler… J'suis pas une mijaurée comme l'autre conne assise ici !" J'écarquillais les yeux en entendant ses premiers mots en langue commune. J'oscillais entre envie de rire et volonté de lui faire ravaler ses paroles, mais le lieutenant me contint d'un mouvement de la main tout en répondant, sourire aux lèvres :
"Mais c'est qu'il sait parler l'affreux ! C'est parfait, ça. On va pouvoir continuer alors. Et j't'assure que ce ne sont pas que les ongles que tu vas perdre…"Mon estime envers cet humain croissait à chaque instant passé en sa compagnie. Et plus encore lorsqu'il illustra ses paroles en acquiesçant d'un mouvement du chef. Aussitôt, l'autre bourreau du moment se mit à arracher, lentement, un deuxième ongle, tandis qu'un soldat maintenait la main du condamné. Je fus un peu déçue, cependant, par l'absence totale de cri, tout juste une légère crispation des zygomatiques de l'insolent. Un autre sous-fifre se rapprocha de la scène, tenant un petit paquet de poudre blanche qu'il tendit à son supérieur. Celui-ci me proposa de le sentir et je reconnus immédiatement l'odeur du sel. Je dois avouer qu'avant de le voir en action, je ne comprenais pas bien l'intérêt de la chose. Mais le résultat de ce simple condiment me ravit, si jusqu'alors notre condamné avait su retenir des râles, il n'en était pas de même une fois le sel déposé sur sa peau désormais à vif. J'observais la moindre de ses réactions, depuis les crispations, jusqu'aux cris, en passant par sa sudation qui s'amplifiait.
Je vous l'ai déjà dit, ce spectacle me réjouissait et je redoutais qu'on remarque l'engouement que me procurait cet instant sanglant et violent. J'avais un peu honte du plaisir ressenti, d'autant que j'avais parfaitement conscience que cette activité était barbare, malsaine et immorale. Je me demandais ce qui m'attirait dans cette besogne ou, plutôt, pourquoi j'étais fascinée par cette brutalité et ces peines infligées. Peut-être mes goûts sont-ils dirigés par toutes ces années de rage et de frustration accumulées, ou bien ai-je enfin découvert un nouveau domaine dans lequel je pouvais exceller. Toujours est-il qu'à ce moment, la honte se partageait mon esprit avec le plaisir… Et je me sentais tout à la fois coupable d'être honteuse. Étrange et alambiqué, n'est-ce pas ? Je vous avoue qu'il est difficile de décrire ce sentiment.
Enfin bref, revenons à nos prisonniers et à leurs doigts salés. Assez rapidement, le spectacle devint bien trop répétitif et donc lassant. Je demandais donc si c'était tout ce qu'ils avaient à me présenter. L'un des clampins en poste ria nerveusement et ajouta que j'étais tout à fait spéciale, ce qui me mit mal à l'aise. Cependant, ma requête fut entendue et l'étape suivante fut de découper, phalange par phalange le pouce puis l'index de notre sujet d'étude. Je trouvais un peu dommage de gâcher ainsi le travail effectué auparavant, d'autant que les réponses étaient toujours aussi inexistantes… Par contre, l'interrogé commençait à sérieusement défaillir et le lieutenant décida de le renvoyer dans sa cellule.
J'étais un peu déçue que cela s'arrête, mais, fort heureusement, les affaires reprirent lorsqu'on extirpa le second de la cellule qui, lui-aussi, n'opposa aucune résistance. Elle aurait été vaine de toute façon. J'espérais voir de nouvelles techniques mais cela s'avéra bien redondant. Mêmes questions, mêmes encouragement à le faire parler et même absence de résultat. Je trouvais le temps long, malgré les quelques cris qui donnaient un rythme parfois cocasse à cette attente. Seul moment notable, l'épluchage de pénis plutôt que de doigt, mais le résultat fut tout aussi décevant. D'ailleurs, à ce moment, recevoir des réponses ne m'importait plus. Je n'attendais que plus de douleur, de cris et de sang et ma frustration croissait à mesure que la séance avançait. J'en voulais plus et cette stagnation n'assouvissait pas mes envies ; peut-être était-ce déjà un besoin. Aussi, lorsque le deuxième tas de viande se mit à vomir ses mots incompréhensibles dans sa langue de dégénéré, ma patience atteignit ses limites. Je retirai mon masque, me levai d'un bond et, avant que quiconque ne puisse intervenir, je plaquai ma main glacée sur la gueule du garzok. Ses lèvres se désagrégèrent instantanément de même qu'une partie de sa joue, sur laquelle étaient posés mes doigts. Saisir la crispation de douleur, voir ses yeux étinceler d'incompréhension puis d'horreur, recueillir le sang chaud et épais, le sentir couler puis jaillir par spasmes pour, enfin, s'échapper dans un flot continue… Je pressai ma main glacée et tout cela me ragaillardit et me calma tout à la fois. Je reprenais goût à la vie. Mes doutes s'échappaient dans ce liquide carmin.
L'orc était totalement défiguré et ceux autour de nous demeuraient interdits. Ma tenue était parsemée de ces petits rubis sanglants, mon visage n'avait pas été épargné non plus et mon sourire n'en devenait que plus éclatant d'horreur. Je me retournai alors vers les trois autres prisonniers et leur exposait d'une voix posée ma requête :
"Le prochain qui ose encore prononcer un mot qui ne m'est pas intelligible, je lui gèle la langue ou les parties. Je lui crève les yeux ou lui arrache les cordes vocales et l'étrangle avec. Est-ce clair ?" Je pris l'absence de réaction pour un acquiescement et m'en satisfit. Puis je repris :
"Bien, maintenant que nous partageons un même point de vue, je pense que nous pouvons reprendre."J'ajoutais pour le lieutenant, avec un calme hiératique :
"Je m'excuse de vous avoir interrompu et d'avoir ainsi perdu patience. Ils m'ont exaspérée. Vous comprenez, j'en suis sûre." Ils restèrent pantois quelques secondes, échangeant des regards interloqués, glissants sur l'orc et sur moi-même. Mon gradé prit finalement la parole pour acquiescer avec hésitation et me rappeler que je n'étais pas censée intervenir ainsi.
Je repris ma place à table tout en raclant le sang visqueux depuis mes poignets jusqu'au bout des doigts. La texture m'amusait, cette impression si particulière lorsqu'on fait glisser le sang entre ses doigts jusqu'à ce qu'il sèche, se fige et, finalement, s'émiette. C'est un peu comme la cire chaude qu'on laisse refroidir sur le bout des doigts mêlé à la sensation des larmes qui sèchent sur les joues. Tandis que j'analysais ces effets, les raccrochant à des expériences personnelles, je suivais d'un œil distrait le nouvel échange de prisonnier.
Le défiguré était parqué dans un coin de sa cellule, son compagnon ne l'approchait pas. Tous deux avaient le regard tourné vers notre troisième jouet dont se chargeait l'un des soldats. Armé d'une machette, il demandait, à nouveau, des informations à propos des mouvement de troupes et des actions en préparation.
À ma grande satisfaction, nous obtînmes enfin quelques réponses. L'escouade que nous avions rencontrée avait été spécialement envoyée pour intercepter notre groupe. Ou plutôt, d'après ses dires, pour choper le groupe de la grosse elfe.
Que ma popularité dépasse les frontières me fascina et j'aurais aimé en savoir plus, mais le lieutenant se tourna immédiatement vers moi et, une nouvelle fois, me dissuada d'entrer en jeu.