Le peu de délicatesse avec laquelle les deux hommes reposent mon brancard au sol me cause quelques vives douleurs dans le dos, mais je ne peux leur en vouloir. L’assaut des rats est pour le moins surprenant, et les bêtes paraissent menaçantes et voraces. Je n’ai jamais aimé ces crevures, mais voir de leurs représentants presque aussi gros que des chats s’en prendre à nous m’arrache des frissons qui n’ont rien à voir avec le froid. Au sol je suis une proie toute désignée pour leurs crocs. Je repense alors à la réponse assez dure qu’a fait Iris à ma suggestion de laisser partir Maël, un refus, presque une menace.
(« Votre vie est entre mes mains, ne l’oubliez pas. » Ah ! La blague… Et pendant que lui, il écorche des rats pour retrouver sa guérisseuse, c’est sûrement pas entre ses mains qu’est ma vie… M’enfin, je le comprends, elle m’a l’air bien sympathique et bien utile la bonne dame.) La peur de la mort est comme le goût amer et métallique d’une gorgée de bière brune, pleine de réconfort : m’y tenir me permettra de me maintenir vivant. Les priorités d’abord. Se relever : couché, je suis plus que menacé. Cela ne se fera pas sans mal, je suis faible, j’ai mal, mais… Il y a la gamine, et puis ma peau. J’ai crapahuté dans les montagnes, tué un liykor noir, affronté un foutu bélier changeforme, crapahuté encore, et maintenant je devrais crever, bouffé par des rats ? Mais que la gale les ronge ! Hors de question que ma mort soit si minable ! Pas maintenant ! Ma main se serre sur le fer de la hache pour la tirer de la sangle de cuir où elle est passée : me redressant avec peine, puis calant le manche contre le sol, je me relève avec difficulté pour moi aussi faire face, non sans grimacer aux signaux que me renvoie mon corps meurtri. Pas le temps d’encorder l’arc, ni la place dans le tunnel pour tirer l’épée, la hache, bien que lourde, fera une excellente arme ; j’ai confiance en elle, pas en le poignard de ce liykor dont je ne connais rien, et qui pour autant que je sache pourrait bien se briser au premier assaut. Et serrant l’arme, il me semble que je sens un peu de la force passée d’Aaron couler en moi, à moins que ce ne soit une illusion distillée par mes sens éprouvés.
« VOUS DEUX, DEFENDEZ LE GAMIN, Y DOIT RIEN LUI ARRIVER, VOT’ CHEF Y TIENT ! » Est-ce le bon sens, ou la crainte de leur meneur, qui touche le mieux les deux hommes ? Quelques pas les amènent à former un rempart entre l’enfant et les rats. Ils sont grands, solides, larges d’épaule, et leurs lames déjà tachées d’un sang qui n’est pas le leur sont redoutablement maniées.
« ET TOI MAEL, RESTE A L’ABRI, FAIS PAS L’IDIOT ! » L’enfant abrité, soigneusement gardé, moi voilà dans cette position en tous points inconfortable qui consiste à devenir la cible sur le chemin des animaux rendus agressifs par la faim ou je ne sais quelle obscure volonté. Les guerriers m’ont assuré le répit nécessaire pour me relever, mais leur soudain retrait change radicalement la donne.
Doué d’un bon sens qui n’est pas sans rappeler celui de certains fauves, trois rats prennent le temps de me jauger, et durant ces secondes qui me paraissent s’étirer démesurément, je fais de même. Leurs yeux rouges sont inexpressifs, mais il n’y a qu’un pas pour y lire de la rage, de la haine de tout ce qui vit, surtout lorsque l’on contemple leurs longs crocs effilés, sans doute capables de causer de terribles entailles, surtout s’ils trouvent une artère où les planter, sans compter leurs griffes, et avec cela toutes les maladies, infections et poisons qu’ils sont susceptibles de porter.
Le bond du premier me surprend, et déjà le voilà sur ma cuirasse, cherchant sans doute à achever son escalade jusqu’à mon visage. Retenant un cri de douleur, incapable de tenter le moindre mouvement de mon arme pour le déloger, je le saisis de ma main libre pour le lancer violemment contre une des parois de la grotte. Le choc fait vibrer les boucliers accrochés là. Cette rapide premier passe me fait prendre conscience de ma faiblesse – je ne dois probablement qu’à un coup de chance d’avoir pu me débarrasser ainsi du rat, qui n’avait pas encore planté ses griffes assez profondément dans mon armure de cuir – et de la nécessité d’opter pour une stratégie de combat différente de tout ce que j’avais pu faire jusque là. Que ce soit avec le liykor noir ou avec le mouflon, j’avais eu un coup d’avance grâce au concours de mon arc, un avantage déjà précieux quand j’étais plus en forme. Que dire maintenant ? Penser autrement. Se battre autrement.
Profitant du léger moment de confusion résultant de l’échec de l’offensive du premier rat, je recule rapidement de quelques pas pour décrocher un bouclier rond du mur où il est suspendu à un clou. Mal préparé au poids que cela représente au bout de mon bras libre, je me laisse tomber à genoux, foudroyé par la douleur et la fatigue…
Le décor tangue et tremble, mais pas assez pour me faire ignorer le rat qui fonce vers moi. Saisissant aussi fort que je le peux la poignée de bois protégée par l’umbo, je relève le bouclier et encaisse le choc alors que l’énorme rongeur s’y heurte. A nouveau le combat me semble plus équilibré : mes muscles ont pris la mesure de la charge, je commence à saisir quels mouvements me sont interdits, et dans l’esprit de ces bêtes s’est sans doute insinuée l’idée que je ne serai pas une proie facile. Elles n’en seront que plus redoutables, mais peut-être plus prudentes pour cela, de quoi compenser ma perte de vivacité. Un coup d’œil aux deux hommes et à l’enfant qu’ils protègent m’apprend qu’ils sont dans une position d’équilibre précaire : armés de couteaux longs, les combattants parviennent à tenir à distance une poignée de rats particulièrement voraces, mais au prix de nombreuses griffures et coupures. A ce macabre petit jeu, leur endurance et leur volonté fera la différence. Malheureusement pour moi, je ne peux pas faire grand-chose pour eux sans m’être moi-même mis en positon de force.
Trois rats, trois bons gros rats, boules de fureur, de poils, de griffes et de crocs. Entre eux et moi, il n’y aura que le bois, le fer, le sang, la mort. La sentir toute proche, comme un souffle sur ma nuque me donne l’illusion que soudain de l’énergie coule à nouveau dans mes veines, comme la promesse d’un lendemain meilleur à cette journée de malheur qui s’acharne et s’éternise.
« J’crèvr’ai pas bouffé par des rats, ça non ! M’entendez la vermine ! Vous m’bouff’rez pas ! » Mais les rats ne comprennent sans doute pas mes propos, ou n’en ont que faire. Le résultat est le même les voilà qui foncent à nouveau. Organisés, ils m’assaillent à tour de rôle, sans jamais se gêner, avec les précautions d’une meute rôdée à des techniques de harcèlement : lorsque l’un fonce pour mordre ou griffer, les deux autres se tiennent en retrait, et si l’attaquant est blessé ou mis en difficulté, il se dérobe avant de subir le moindre dommage, remplacé si vite par ses compagnons que pour moi cette rotation ne fait aucune différence. Malgré cette tactique animale, je tiens bon. Le bouclier résiste, donne moins de prises aux pattes que mes vêtements, et les dents peinent à s’y planter. Lorsqu’un rat s’approche assez près, je lui oppose cette barrière, tente de l’éloigner parfois d’un coup de botte ; les mouvements du bras qui le porte sont limités, je palie à cette mobilité en me penchant légèrement, en ployant parfois les genoux. Pour ménager mes forces, je tiens cette solide protection près de mon corps, si bien que l’odeur putride monte à mon nez en même temps qu’eux à l’assaut. Les rares coups que je parviens à placer sont faibles, sans grande conséquence pour eux, des coupures, des contusions, rien qui les fasse renoncer au dîner de choix que je constitue. Pourquoi tant d’acharnement ? Que sont ces rats ?
Une espèce autrement plus dangereuse que toutes celles que j’ai pu croiser, dans les villes ou dans les champs. Ma défense les a épuisés, et moi plus encore. Sont-ils moins vifs parce que malmenés par les rares coups que j’ai pu placer, ou parce qu’ils sentent ma fin proche et refusent de prendre des risques pour rien ? Douleur et fatigue se diffusent dans mes membres, et la mort ne devient plus tant un repoussoir que la perspective d’un repos mérité. S’il n’y avait pas l’enfant…
L’un des gardes de Maël est au sol. De ce que j’ai aperçu du coin de l’œil, en reculant trop vivement il a heurté une saillance du roc, trébuché en arrière ; le heurt de sa tête contre le sol l’a plongé dans l’inconscience, ou tué. Pour lui et pour les autres, le résultat est le même. En revanche, avant de tomber, avec son compagnon il en a occis son compte, et ils ne sont plus qu’une paire à tenir en respect les humains debout.
(Le type s’en sortira. Mais moi il faut que j’en finisse, avant que ce soit eux qui en finissent avec moi…) La première erreur du groupe de rat. L’un d’eux a eu l’idée douteuse de vouloir se faufiler sous mon bouclier pour attaquer mes bottes ou mes jambes sans doute. Je suis d’ailleurs surpris qu’ils n’aient pas tenté pareille manœuvre plus tôt. Une erreur. Laissant tomber de tout mon poids la tranche du bouclier sur le corps du rongeur trop entreprenant, je l’immobilise deux précieuses secondes ; avec plus de temps, il aurait fini par se libérer à force de contorsions, mais le temps est précisément ce dont je le prive en lui écrasant le crâne à coup de hache. Pour effectuer cette manœuvre, j’ai posé le genou à terre ; en me relevant, le dévoile le carnage aux deux animaux restant le carnage. Mes braies sont tachées, le sol se colore d’un pourpre accentué par la lumière vacillante des torches, et l’excitation des rats redouble à l’odeur du sang répandu. Ils ne sont pas les seuls. Ce tiers de victoire me redonne du cœur au ventre, et laisse entrevoir une issue favorable. C’est ce qu’il me fallait pour chasser le désespoir, la crainte, le doute. Je peux les vaincre, surtout si je vais jusqu’au bout de ma démarche. Ne plus penser comme un chasseur ou comme un bûcheron, mais comme un guerrier. Le bouclier m’a offert l’avantage de cette première mise à mort, m’a défendu contre les assauts.
« Un bouclier est une arme comme une autre… »
La voix sonne à mes oreilles, je la connais, je la sais familière, mais mon esprit ne parvient pas à retrouver ce souvenir, sa source. Déjà les deux rats reprennent leur harcèlement. Le plat du fer de la hache d’Aaron en cueille un à la tempe, le sonne légèrement, et son comparse tente de me contourner, m’obligeant à pivoter. Je suis pris entre deux feux.
« Souviens-toi… Souviens-toi du village… Souviens-toi des morts… »
Le murmure convoque des images. La nuit et les flammes. Les hurlements et les pleurs. Le sang et la mort. L’homme lutte sur les remparts, jouant de la hache – ma hache ? – comme si rien ne pouvait stopper sa danse macabre. Et lorsqu’un ennemi tente de prendre pied, il le repousse d’un violent coup de bouclier.
« Un bouclier est une arme comme une autre… » Lorsque le rat saute, plutôt que d’attendre passivement le choc, j’élance l’umbo vers lui. Mauvaise coordination, le coup ne le heurte pas vraiment, à peine l’accompagne-t-il. Fort heureusement, ma chance se présente à nouveau, et cette fois, je suis prêt. Le dôme d’acier frappe le rat de plein fouet, l’envoyant bouler plus loin. L’élan du coup, lancé dans une position d’équilibre instable, m’a fait pivoter d’un quart de tour ; si je fais toujours face à un rat étourdi, un autre en profite pour se jeter sur mon dos. Cette fois ses griffes se prennent dans la cape de fourrure, qui me protège autant qu’elle l’aide dans son escalade. Le souffle chaud pue la charogne, et les longues moustaches du rongeur chatouillent ma nuque, quelques secondes – une, deux, quatre ? – et il plantera ses crocs dans ma gorge si je ne fais rien. Mais que faire ? Il m’est inaccessible. L’évidence m’apparaît dans un éclair de lucidité, sous le coup de la tension nerveuse, d’une passagère folie, j’en glousse tant la manœuvre me paraît absurde. Riant à gorge déployée, tel un dément, je me jette contre la paroi qui avait assuré mes arrières alors que j’affrontais mes adversaires quelques instants plus tôt, inclinant légèrement la tête pour le pas la heurter ; ignorant les couinements du rat, je me penche en avant pour me jeter encore contre l’étalage de boucliers, répétant deux fois la manœuvre, faisant fi de la douleur qui enfonçait ses serres dans mon torse. Le bruit d’un corps qui tombe me donne le signale pour me retourner et frapper de la hache, puis de la botte, encore et encore, jusqu’à entendre le craquement des os.
Le dernier rat se trouve à quelques pas de moi, hors de ma portée. Si je m’approche, il fuira sans doute, maintenant qu’il est seul. Hors de question qu’il m’échappe, pas après ce qu’il m’a fait subir. J’ignore si je pourrai faire encore deux pas sans m’effondrer… Canalisant dans mon bras ce qui me reste de force, je lève la hache, et l’envoie sur la cible immobile, peut-être encore sonnée par le coup de bouclier. Le fer s’enfonce dans la chair sans résistance, les os craquent, et le silence se fait soudainement assourdissant dans la grotte. Le dernier homme debout a fait rempart de son corps, Maël est vivant et les cadavres de rats jonchent le sol ; tous sont morts, ou se sont enfuis lorsqu’ils ont senti le vent tourner.
« Tout va bie… » essayé-je de demander. Douleur, fatigues et vertiges me rattrapent. Sans le bouclier comme soutien, je me serais étalé pour de bon au sol. Une puissante nausée me soulève le cœur, à genoux, appuyé sur la tranche de mon rempart, je vomis un flot de bile qui me brûle la gorge et la bouche. «
Bien ? »