Yeux clos, j'écoute le crépitement du
feu, contrarié par la vitesse à laquelle mon cœur pulse. J'ai ressenti un tas d'émotions que je déteste en une poignée de minutes. L'angoisse, la gêne, l'impuissance, l'inquiétude et même un peu de peur. Et tout ça uniquement par la faute du brun ! Je le croyais plus prudent que cela ! Mercenaire ? Ha !
À mesure que le temps passe, ma contrariété s'accumule, au point que je lui lance un regard acéré dès qu'il provoque un bruit. Ses yeux coloris nuit sans lune reflètent la lueur du foyer, et il tente un petit sourire.
"
Au moins, je suis propre."
Ma nature reprend le dessus. Je me suis contrôlé jusqu'ici, mais ce genre de remarque m'ulcère. En particulier parce que c'est à
moi de sortir ce type de répliques.
"
Attitude positive, hein ? Pas pour rien qu'on dit imbécile heureux."
Son visage rendu plus pâle encore par l'eau froide se tourne vers moi. Il donne des signes d'énervement, ou alors il grelotte simplement.
"
Tu n'as pas besoin de m'agresser."
"
Va dire ça à cette saleté de rapace !"
"
Il m'a pris par surprise. Cela peut arriver."
"
Quand on n'est pas foutu de se protéger, on évite de s'exposer au danger !"
"
Shada'ïs m'a appris à me défendre."
Dae'ron affiche un air plus colérique et blessé, et il hausse légèrement le ton. Cette fois-ci, il me rend clairement mon regard.
"
Je sais parfaitement me débrouiller."
J'ôte mon casque, le colle sous mon bras noirci, et siffle méchamment.
"
Évidemment. Mais ce n'est pas encore aujourd'hui que tu l'auras prouvé !"
"
Si j'avais eu Plume d'Argent, je l'aurais fait !"
"
Alors pourquoi tu ne l'as pas emmené au lieu d'utiliser ce vulgaire bout de bois ?"
"
Mais parce que c'est à toi que Shada'ïs l'a donné !"
Je hausse un sourcil, irrité par ses propos, mais aussi intrigué. Oui, la guerrière m'a donné cette lance. Et alors ? Ce n'est pas une raison. Elle lui a appartenu pendant des années, tout de même. Comment peut-il accepter de s'en séparer comme cela ? Juste parce que cette femelle l'a passé à un autre ? Si cela avait été moi, jamais je ne m'en serais défait. Cette arme est incroyable, trop pour qu'il ne s'y soit pas attaché un minimum.
Mais j'écarte ceci de mon esprit, bien décidé à libérer le flot amer qui demeure contenu en moi depuis trop longtemps.
"
La belle affaire ! Mais à quoi tu pensais pour sortir désarmé ? Et à découvert, en plus !"
"
Tu l'as bien vu, non ? Je cherchais de quoi nous nourrir."
"
Tu aurais du me réveiller !"
"
Non. J'ai vu à quel point tu étais fatigué... Et je n'avais pas envie de me faire crier dessus parce que tu te serais levé du mauvais pied."
Un rictus soulève le bord de ma cicatrice.
"
Oh, bien sûr. C'est bien plus agréable à entendre quand c'est juste après avoir manqué de se faire tuer !"
"
Et après ?"
Le visage de l'aldryde se ferme, s'assombrit, et sa façon de parler semble davantage s'adresser à lui-même qu'à moi.
"
Tu as déjà failli me laisser périr une fois. Une de plus ne te dérangerait sans doute pas."
Mes yeux s'écarquillent et je demeure un instant interdit. Il a fallu qu'il mette le doigt pile sur ce qui me cause une gêne sans nom. Ma main intacte monte à ma tempe gauche que je masse en fermant à demi les paupières. Je l'abaisse brutalement, rivant un regard ouvertement hostile à mon congénère. Même s'il ne semble pas attendre de réponse, eh bien par mes ailes, il l'aura malgré tout !
"
Non, cela ne me dérangerait pas ! Au contraire ! Si tu avais perdu la vie, tout cela n'arriverait pas ! Je serais retourné faire la peau de Célestin, comme prévu. Je serais libre et uniquement occupé à me venger de toutes les enflures de mon passé !"
Je m'emporte, résolu à cracher le venin que je stocke dans mon être. Ah il voulait m'accompagner ? Eh bien il a intérêt à ne pas avoir les spirales auditives sensibles, parce que je ne vais pas me retenir !
"
Mais non, bien sûr ! Il a fallu que tu arrives ! Que je te suive ! Que j'en vienne même à aider ces femelles que je hais plus que tout ! Que ton existence m'importe assez pour que ta souffrance m'atteigne et m'empêche de partir à mon gré ! J'aurais du vous abandonner quand je le pouvais, toi et ta suicidaire de Shada'ïs ! "
Mon poing se serre, comme ma mâchoire. Je veux vider mon sac, qu'il comprenne à quel point sa simple existence a mis à terre l'équilibre que je m'étais trouvé. Mais ma colère finit par s'atténuer pour ne se faire qu'amertume.
"
Je ne serais pas là à m'expliquer devant toi. Je ne ferais pas de foutus rêves où je revois ce qui t'est arrivé. Je n'aurais pas à me demander où tu es passé... Tout cela ne me concerne pas ! Ce que tu deviens n'est pas mon problème ! Il ne l'a jamais été et ne le sera jamais ! Oui ! Oui, autant être clair ! Oui, je me fiche éperdument de toi, de ce que tu penses, et de ce qui peut t'arriver ! Alors..."
Je déglutis douloureusement, ayant parlé si vite que ma bouche est quasiment sèche.
"
Alors pourquoi... "
Mon muscle cardiaque bat si rapidement et fort que mon bleu pâle de visage s'échauffe. Je réalise mes mots à mesure que je les prononce, ressentant une pointe d'égarement s'ajouter à la confusion qui m'envahit. Mon visage se détend un peu et je perçois de l'impuissance se loger en moi. Non, je ne lui pose pas la question. Cette dernière tirade m'est en fait adressée, car elle est une énigme à laquelle je suis à présent pleinement confronté. Et surtout, à laquelle je n'ai aucun semblant de réponse à apporter.
"
Pourquoi ai-je préféré te sauver, toi, plutôt que de protéger mon harney ?"
Un silence certain tombe encore une fois sur la cavité. Fatigué par mon coup de sang, je passe le revers de ma main libre contre mon visage. Je me sens vulnérable, stupide, et pas spécialement soulagé. Je dois avoir encore plus de rancune et de haine enfouies que je le pensais. Ce n'est pas demain la veille que ce genre d'éclat sera suffisant pour tout déverser. De son côté, Dae'ron s'est décomposé à mesure que je lui sifflais dessus. Il affiche des yeux écarquillés et entrouvre la bouche, mais demeure silencieux.
Alors qu'au bout de quelques minutes de cette ambiance pesante il tente enfin de prendre la parole, je lève ma main, le coupant dans sa tirade non formulée.
"
Ne... Réponds pas... Il aurait juste... Mieux valu que je ne te rencontre jamais."
Un brin de peine se glisse sur le visage de l'aldryde qui resserre un peu ses ailes, réaction qui m'incite à lui tourner le dos. Si nos chemins ne s'étaient jamais croisés, rien de tout ceci ne serait arrivé. Douce, la voix de mon congénère finit par combler cette absence de bruit.
"
C'est peut-être vrai... Mais cela s'est pourtant fait."
Quand je me retourne, je suis totalement décontenancé par le léger sourire que Dae'ron m'offre. Il n'a rien écouté de ce que je viens de lui dire ou quoi ? Comment a-t-il pu accueillir un tel déluge de fiel et ne pas s'en offusquer plus que cela ? Il est incompréhensible, et son expression calme appuyée par les flammes me fait me sentir idiot, presque gamin en comparaison.
Un genou à terre, j'attise le brasier. J'entends un léger rire en face de moi.
"
Ça va mieux ?"
Je hausse les épaules, incertain de ce que je ressens. Sa présence m'irrite mais m'importe toujours autant, et le risque que j'ai fait prendre à mon harney me hante encore. Je ne parviens ni à l'ignorer ni à le détester. Ce n'est pas bon, pas du tout. Contrairement au lutin, je n'ai pas cette envie instinctive de le tuer, et il n'est pas non plus sur la liste des aldrydes que je souhaite éliminer.
Je relève un peu la tête quand Lyïl abaisse son bec vers Dae'ron et, chose qui m'étonne, se met à lisser les plumes humides de ce dernier. Le mâle brun sursaute au contact mais finit par lentement lever la main, et effleurer ma monture. Malgré ce que je ressens, je m'efforce de ne pas le montrer. Peu à peu, mon harney semble s'attacher à lui et, par-delà les flammes, j'ai brièvement la sensation de les voir hors de portée. Mes pensées dérivent sur une chose que je ne veux pas même envisager pour le moment.
Ce qui est certain, c'est que cette relation que j'ai avec mon congénère me met mal à l'aise, m'affaiblit et me perturbe. J'ai beau me dire que le plus simple serait de l'abandonner, je ne parviens pas à m'y résoudre. Pas ici. Pas dans ce milieu hostile où même mon obstination ne suffirait peut-être pas à me faire survivre. Je vais le laisser demeurer à mes côtés jusqu'à ce qu'il puisse se débrouiller, ou du moins jusqu'à pouvoir le refourguer à quelqu'un d'autre. Cela me soulagera d'un poids et chassera toute culpabilité. Et puis, je ne suis vraiment pas doué pour ce qui est de me préoccuper d'autrui. Plus vite je me serais détaché de lui, plus vite je pourrais reprendre ma vie en main. J'ai déjà tendance à m'inquiéter pour Lyïl, je ne veux pas m'encombrer d'une charge supplémentaire. Certes, ma priorité sera de me renseigner sur l'autre orbe, mais je n'ai définitivement pas besoin de compagnie pour aller le chercher.
Je suis seul, n'ai eu besoin de personne pour m'en sortir jusque-là et je compte bien poursuivre dans cette voie. Ce n'est absolument pas pour tenter de le protéger. J'ai juste le sentiment de lui devoir quelque chose, mais c'est sans doute éphémère. Il le faut.
"
Nous devrons quitter ces montagnes un jour. Tu as une idée d'où aller ?"
Je retiens de justesse une pique pour lui indiquer que ce n'est pas moi le mercenaire et réfléchis rapidement. Hors de question de retourner dans la cité humaine au sud. Je l'ai assez vue pour le moment, et je ne suis pas encore prêt à aller défigurer la grosse moche dans son manoir. Aller vers le nord n'est pas un bon choix non plus. En plus de risquer de nous geler dans les sommets, l'autre côté de la chaine est dominée par les forces de cette chose que la shaakte servait. Une maîtresse noire qui convoite apparemment mon orbe. Elle peut toujours attendre pour mettre ses sales griffes dessus, celle-la !
La forêt de l'Est m'est encore moins connue que la kendraine, et est sous la garde de géants. L'ouest me semble un peu vague, mais un souvenir me revient bientôt.
"
Bouh-Chêne."
"
Pardon ?"
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Bouh-Chêne, le village des lutins des arbres. "
"
Oh. Shada'ïs m'en a parlé une ou deux fois."
Mais par mes ailes, pourquoi faut-il toujours qu'il ramène tout ce qu'il sait aux enseignements de cette femelle ?
"
Pourquoi Bouh-Chêne ?"
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Prudence et ravitaillement. Un ramassis d'habitations humaines, c'est dangereux."
Ceci dit, ce village que m'a nostalgiquement décrit Célestin, quand il n'était pas en train de chialer ou de vouloir me tuer, a un problème : sa population. Chaque lutin croisé ne m'a apporté que des ennuis et des envies de meurtre. Un village entier rempli de ces êtres, et à coup sûr avec des individus féminins en grand nombre, me fait craindre le pire. Mais cela vaut mieux que de risquer mes plumes dans une cité immonde de géants puants et prêts à tout pour le moindre yû.
Je vais faire quelques pas sur le rebord pour respirer un peu et refouler mon amertume. Mes yeux sombres scrutent le panorama, bifurquant distraitement sur le rocher où l'oiseau prédateur est tombé. Je suis persuadé de ne pas observer le bon car il n'y a aucune trace de la bête, quand, sans crier gare, l'aigle blessé surgit à mon niveau. J'ai la chance de réagir immédiatement. La lance d'argent apparait dans ma main, et je la projette dans le même élan droit vers la tête de l'animal. Le coup, bien qu'imprécis, frappe l’œil de la créature sans parvenir à la tuer, faisant s'agiter violemment cette dernière. En représailles, l'une de ses pattes à serres aiguisées plonge vers moi. J'essaie de m'en écarter, mais constate avec effroi avoir choisi la mauvaise direction pour l'esquiver. Les doigts écailleux me plaquent face au sol, appuyant sur mes ailes, et quelque chose se plante dans mon épaule noire avec assez de force pour percer ma manche de cuir. La douleur est accentuée par la brûlure, et je me sens bientôt trainé sur le rebord de pierre.
Soudain, l'oiseau de proie émet un gargouillis immonde et je sens la pression s'amoindrir. Redressé sur un avant-bras, j'aperçois la lance de jet briller dans sa gorge peu avant qu'elle ne soit rappelée par Dae'ron. L'animal ailé chute et fait remuer des branches avec elle. Un son d'aiguilles végétales s'élève avant qu'un silence de mort, qui me convient parfaitement, s'installe. Debout sur le rebord, et uniquement vêtu de son collier, je comprends que mon congénère vient de terrasser l'aigle avec précision. Il le regrette bien vite et se masse le bras avec une grimace pendant que je me relève seul.
"
Il n'y a pas que cela qui le soit."
Son regard sombre descend sur ma blessure mais je l'arrête dès qu'il semble vouloir tendre la main vers moi, reculant dans la foulée.
"
Ce n'est qu'une égratignure. N'y touche pas."
Le protecteur fait un signe positif du chef même si toute sa personne semble trahir une volonté contraire. Il tente d'être discret, mais je le vois observer de façon flagrante mon épaule blessée. Je m'efforce d'oublier cette silhouette que je viens de voir, et surtout cette forme guerrière et assurée qu'il a montré. L'espace d'un instant, je l'ai presque trouvé impressionnant, bien loin de l'idée que j'ai d'un aldryde toujours protégé par les autres.
"
Plus vite nous partirons, mieux cela vaudra."
Dae'ron se contente d'acquiescer et je fais fi de lui quand il vérifie l'état de son pagne.
(
Et plus tôt nous serons à Bouh-Chêne... )
Ma décision est prise et je m'y tiendrai. Peu importent les capacités du protecteur, je sais ce que je veux et je ne flancherai pas.
Foi de Nessandro !