Jour 2, matinée
Confortablement couchée dans le lit mollet, j’entendis en sourdine une joyeuse mélodie qui semblait provenir de l’autre côté de la porte de cette chambre qui soudain me parut beaucoup plus petite. Je fermai les yeux, tournai ma tête en direction du couplet et tendis l’oreille afin de bien distinguer cette voix de fillette qui me semblait si familière. Après seulement quelques secondes d’écoute, je n’eus plus de doutes, je connaissais très bien cette jeune chanteuse, mais j’étais cependant très surprise qu’elle puisse se trouver au même endroit que moi.
(Adèle ? Ici, dans cette cité flottante ?)Ma curiosité ayant eu raison de ma somnolence, perplexe et voulant en avoir le cœur net, je débarquai précipitamment du petit lit. Je sortis en vitesse de cette chambrette de fillette toute rose du plancher au plafond dont le luminaire n’était en fait qu’un dessin peinturluré à la main. Je dévalai ensuite deux à deux les marches qui étaient à présent à ma taille, franchis un étroit corridor puis m’extirpai de l’habitation.
Au lieu d’aboutir dans la rue comme je m’y étais attendu, je me retrouvai dans une immense pièce bien éclairée. Tout abasourdie, je fis volte-face pour regarder l’endroit que je venais tout juste de quitter pour constater que ce n’était qu’une maison de poupée. Une coquette maisonnette de bois, fait à la main par un artisan assez compétent.
Je reculai de quelques pas puis parcourus des yeux cette immense salle bleue. Appuyé négligemment contre le mur, se trouvait un joli cerceau rouge, puis par terre non loin, rangées dans des petits pots de verre transparents, je pouvais distinguer toute une collection de billes, certaines fabriquées à partir d’argiles alors que d’autres se révélait à être en fait des noix et des marrons. Poursuivant mon exploration, je découvris trois toupies et un ballon fait sans doute à partir de peau de cochon. Lorsque j’étais enfant, j’adorais jouer à la toupie, ne me lassant jamais de la faire tourner encore et encore. Le ballon, c’était plutôt la passion de mon petit frère qui aimait bien le frapper d’un bon coup de pied. Et puis, dans le coin droit étaient entassées une quantité impressionnante de poupées.. Des rousses, des blondes et des brunettes, des petites, des rondelettes et des élancées, leur point commun : elles étaient toutes de chiffon.
Une de mes interrogations fut vite éclaircie, j’étais dans une chambre d’enfant, d’une fillette plus précisément.
Et pendant tout ce temps qu’avait duré mon inspection, la voix n’avait cessé de fredonner :
«♫ C’est une poupée ♪qui dit non non non ♪et non ♫. Toute la journée, ♪ elle dit non, non, non et non♫. Et moi je la trouve jolie♪, oui, oui, oui et oui…♪ »Puis là, à l’autre extrémité de la pièce, près d’un grand lit, installée à une petite table de bois d’érable, assise sur un tabouret fait de la même essence, me faisait dos la fillette à l’adorable voix.
« Adèle c’est bien toi ? »Aucun sursaut, ni le moindre tressaillement, la petite poursuivait son activité sans broncher.
J’haussai alors la voix et répéta les mêmes mots :
« Adèle, c’est bien toi ? » Adèle, si c’était bien elle, ne semblait entendre mes paroles. Je n’étais qu’une petite lutine, ma voix n’était sûrement pas assez forte. Je reposai encore ma question, mais en criant cette fois.
Mes efforts avaient été vains, la jeune demoiselle n’avait pas davantage réagi à mon cri. Cette fois, je me rembrunis, il était impossible qu’elle ne m’ait pas entendu, elle devait m’ignorer volontairement.
(Pourquoi ne me répond-t-elle pas ? Nous étions de bonnes amies pourtant.)Effectivement, à mon départ de la ferme, Adèle m’avait offert un joli collier tressé, ainsi qu’une petite bouteille de sirop au miel. Je ne comprenais rien à son attitude soudainement si froide.
D’un pas décidé, je me dirigeai vers elle et sans hésitation, j’escaladai la patte droite du petit meuble pour rapidement me hisser au sommet. La petite fille qui était bien celle que j’avais cru reconnaître tricotait gaiement. Je me saisis d’un dé à coudre qui traînait sur la surface de travail et m’y assis. J’observais Adèle d’un regard noir attendant, tout en ruminant, qu’elle daigne m’adresser la parole. J’avais compris qu’il n’était plus la peine de m’égosiller, elle savait que j’étais là.
Après avoir terminé sa chanson et déposer son tricot, elle me regarda avec un petit sourire plein de mépris puis me répondit enfin :
« Tiens, tiens, tu viens me rendre visite à présent, toi qui étais si pressée de me quitter. »Apparemment, Adèle m’en voulait d’être partie de sa ferme le matin venu. Je ne comprenais pas cette réaction, puisqu’à mon départ, elle avait été très aimable à mon endroit.
« Mais je devais retrouver mon frère, tu le sais bien, j’avais quitté le grand chêne pour partir à sa recherche et je t’ai connu en chemin »Bizarrement, je trouvais qu’Adèle n’était plus aussi gentille, je la trouvais même capricieuse. A ma réponse, elle fit une moue d’enfant gâté et me répondit :
« Oui, mais quand tu as su qu’il était sans danger, tu n’es pas revenu jouer avec moi ! »Elle avait raison sur ce point, j’en avais alors profité pour explorer la bise d’Ynorie. Je ne voyais pourtant pas en quoi j’avais mal agi, je ne la connaissais très peu cette fillette que je trouvais de moins en moins adorable et de plus en plus insupportable. Je lui rétorquai tout de même calmement :
« Il s’est passé tellement de choses ensuite… »Avec un petit sourire pincé digne de la petite demoiselle qui sait tout, d’une voix criarde et désagréable, elle me répliqua à son tour :
« Tu as connu un vieux et laid lutin. » Elle s’arrêta un moment, puis avec un sourire malsain, reprit sur le même ton désagréable, sans me laisser le temps de lui répondre que M.Porsal était un sage lutin tout à fait charmant et respectable.
« Puis tu es sortie de son affreuse maisonnette, et après tu t’es fait emprisonnée dans un sac. Tu as ensuite eu l’apparition d’une mignonne fée et tu as embarqué dans un engin volant, t’es fait attaquée par un dragon et a atterri sur une ile flottante. Tu t’es même battue vaillamment contre des bêtes de pierres, et puis ensuite tu es allée te reposer dans une maison de la cité. »Adèle, cette fillette, arborant de splendides bouclettes brunes rehaussées par de magnifiques yeux bleus, avait tout d’une traite résumé les péripéties de mes derniers jours.
Je dévisageais cet enfant que j’aurais jadis qualifiée de charmante, et choquée par la véracité de ses propos, je la questionnai :
« Et comment sais-tu tout ça ? »Relevant son petit nez retroussé, elle me répondit, apparemment très fière d’elle :
« Parce que toutes ces aventures, c’est moi qui les ait imaginées. Lorsque tu étais au marché, je t’ai capturée et puis j’ai joué avec toi contre ton gré ! Bien fait pour toi, nan ! »J’étais naïve certes, mais pas au point de croire à ces ragots de fillette mal élevée. D’une voix pleine de sarcasmes, je l’attaquai de ma langue acérée :
« Impossible ! L’homme qui m’a capturée était un rustre qui empestait le tabac. Et puis ces aventures, je les ai bien vécues. »J’étais à présent debout et je la défiais du regard. Pour sa part, elle ne se donna même pas la peine de nier mes propos, elle se contenta seulement de rajouter :
« Dans le sac, tu as bu de la potion au miel que je t’avais donné n’est-ce pas ?»A cette question je fus bien obligée de répondre par l’affirmative, bien à contrecœur par un hochement de tête.
C’est alors qu’elle m’expliqua dans un vocabulaire un peu plus enfantin, que ce sirop était en réalité, une potion, une sorte de poison, qui altérait ma raison et ma volonté de telle façon qu’elle avait pu me manipuler et me faire croire à des choses qui n’existaient pas en réalité.
J’avais écouté ces explications sans piper mot, puis je regardai à ma droite, la partie de la chambre que je n’avais pas encore examinée. Tout juste à la gauche d’Adèle, je remarquai enfin le lit, un très grand lit, celui-là même dans lequel je croyais m’être assoupie. Je reconnus aisément ce drapé céruléen qui concordait admirablement avec les taies d’oreiller d’un bleu légèrement plus foncée. Puis levant les yeux au plafond, je vis un mignon petit mobile constitué de très jolies petites iles. Je regardai ensuite la tablette au dessus de sa tête de lit. De gauche à droite, je pus distinguer quelques jouets sculptés dans de la pierre de savon: un dragon et trois gargouilles. Je vis ensuite un petit engin de bois vraisemblablement l’aynore et pour terminer, tout au bout de la tablette, ce tenait une marionnette mi-homme, mi-woran fait en partie de bout de laines orangés.
Désemparée, je ne savais plus quoi répondre, je devais me résigner à admettre qu’elle m’avait dévoilée la vérité.
« Tu vois bien maintenant que c’est moi qui ait raison. »Je réfléchis un moment, puis dans un dernier espoir, je criai :
« Mais mon amie Lilo, elle est vraie, elle existe et elle ne compte pas parmi tes figurines. »Pour toute réponse, elle se mit à rire de bon cœur et ouvrit les bras pour que je puisse admirer sa jolie et délicate robe de soie bleue. Il n’était pas nécessaire de m’en dire davantage, j’avais compris. Elle s’était réservé le rôle de la grande dame bleue et je dois avouée qu’elle l’avait bien joué.
« Mais je me suis vite lassée de toi quand maman m’a apportée une poupée drôlement plus jolie, et en plus, elle, elle sait voler et elle n’a pas toujours les mains gluantes comme toi »C’est alors qu’un sentiment d’horreur m’envahit lorsque je vis ma remplaçante voleter autour de moi. La seule créature dont l’inexistence ne m’aurait point chagrinée était bien réelle, la jeune Aldryde de l’auberge était là à mes côtés et riait à tout rompre d’une façon totalement déplacée.
Dans une ultime tentative de me sortir de cette sordide situation, je criai à l’intention d’Adèle :
« Mais elle n’a même pas de petites culottes. » La petite Aldryde s’esclaffa de nouveau, puis me fit un petit sourire mauvais. J’avais hurlé ces quelques mots croyant à tort que je détenais un argument de poids. La petite fille de huit ans, ignora mon plaidoyer et détourna son regard pour ne plus s’occuper que de sa nouvelle protégé.
C’est alors que sans avertissement et sans ménagement, on me souleva de terre.
« Voyons ma petite chérie, que fais-tu avec ce vieux tas de chiffon ? »La mère de la petite chérie, une brunette sortie de nulle part, m’avait ramassée par le pantalon et m’exhibait à sa fille.
« Plus rien maman, tu peux le jeter si tu le souhaites. » ( Quoi ? Moi un vulgaire déchet ? )Je n’allais pas me laisser faire ainsi. Je me tordis le tronc dans l’espoir de pouvoir me déprendre de cette situation. En la regardant dans les yeux, d’un air piteux je ferai bien craquer son cœur de mère en l’implorant de me libérer.
« Madame, je ... »Ma phrase resta en suspens, ce que je vis me fit perdre tout d’espoir. Cette femme n’était pas, ou n’était plus, la maman d’Adèle, mais la mienne. Elle n’était plus une humaine mais une lutine, ses cheveux n’étaient plus bruns, mais roux et ses oreilles parfaitement rondes étaient à présent pointues. J’étais sous l’emprise de ma propre mère, entièrement impuissante.
Cette mère qui avait été mienne dans de plus petites proportions s’approcha de la petite poubelle jaune. Je n’essayai même pas de m’échapper, j’avais abandonné toute tentative de lutte et d’évasion. La petite démone avait gagné la partie. Elle avait pris tous mes amis, volé mes aventures, et là, pire que tout elle avait ensorcelé ma mère, l’avait transformée en esclave géante. Rendue à destination, cette gigantesque lutine lâcha prise, et je tombai dans la poubelle, qui se révéla en fait à être la gueule toute grande ouverte du loup de Svalnir.