>> Le Loup, l'Agneau et le Berger ILe Loup, l'Agneau et le Berger II
A son heureuse surprise, l’effet sur son organisme fut bien plus supportable que lors de la première prise et, le temps de s’ébrouer pour libérer ses articulations momentanément rigidifiées, Haple se tenait prête à en découdre, poings serrés et regard foudroyant.
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Haha, tu aimes ça ? Tu veux augmenter ton pouvoir ?! s’esclaffa la voix dans les murs avec une note de démence qui déstabilisa quelque peu l’enfant.
On en a de toutes sortes tu sais… Viens avec nous et tu pourras tous les essayer, susurra-t-elle finalement d’une voix soudainement doucereuse, telle le sifflement du serpent tentateur.
Mais on ne laissa pas l’occasion à Haple de répondre qu’elle ne voulait rien avoir affaire avec ces gens ! Car aussitôt, la Sœur répondit comme si la question avait été adressé à elle et non à l’elfe :
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Oui, Nacota. Je pense que nous avons un socle d’évidence suffisant pour justifier la phase expérimentale.-
AASSEEEEZ !!! hurla Haple excédée.
TAISEZ-VOUS ! FAITES- MOI DESCENDRE OU JE VOUS ECRABOUILLE COMME DES INSECTES.Le rire désincarné s’éleva dans la ruelle plus puissant, plus méprisant et plus cruel que jamais. Mais au lieu de glacer le sang de l’enfant, cela ne fit qu’aiguiller sa rage. Ainsi, lorsque la Sœur, sourcils froncés et lèvres pincées, repris la parole de sa voix froidement factuelle pour lui faire la leçon, ce fut la goutte qui fit déborder le vase.
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Je crois que tu ne comprends pas la situation, Haple. Ta situation. C’est ton destin de nous suivre. Il semblerait que ce soit Ecrit dans … Mais sa litanie rébarbative fut interrompue dans un grand fracas ! Haple avait poussé la caisse par-dessus le bord de la plateforme de pierre, et celle-ci s’était écrasée juste devant les pieds des deux humains au milieu de l’étroite ruelle, projetant dans leur jambes débris de bois et soulevant un nuage de poussière qui les força à reculer en se couvrant le visage de leur bras.
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Maintenant ! )
Alors, profitant de l’effet de surprise, Haple sauta dans le vide, se jetant en avant de toute ses forces de manière à atterrir entre ces gêneurs qui prétendaient lui dicter sa conduite. Et à mesure qu’elle chutait, elle pouvait sentir la gravité augmenter. Pour tout un chacun, l’infime différentiel aurait été absolument imperceptible. Mais Haple, elle, ressentait vibrer dans chaque fibre de son corps le fluide terrestre qui l’habitait : il reconnaissait la force de Yuimen qui l’attirait vers la terre. Et il entrait en résonnance, s’amplifiant à mesure que la distance au sol diminuait, si bien que Haple n’eut aucune difficulté à répéter son exploit précédent et opéra la fusion des fluides qui s’appelaient mutuellement, en elle et en Yuimen, tel qu’elle l’avait fait au pied du pommier. Seulement cette fois, elle agit en connaissance de cause et dosa plus prudemment la quantité de fluide mobilisée.
Ainsi, lorsqu’elle atterrit enfin, genou en terre et ses mains frappant férocement la terre battue, l’onde de choc qui parcouru le sol de la ruelle depuis Haple à l’épicentre ne fut pas spectaculaire… mais néanmoins effective ! Les yeux couverts pour se protéger de la poussière, les deux autres n’avaient pas vu leur captive attaquer et la secousse sous leur pied les prit suffisamment au dépourvu pour leur faire perdre appui, les faisant chuter à terre avec un petit couinement de surprise.
***
Il n’était cependant pas question de s’attarder sur le succès de son offensive. Il fallait prendre la poudre d’escampette avant qu’ils ne se relèvent et ne lui fasse payer sa témérité. Et Haple fit mine de se relever, jusqu’à ce que, avec une grimace de douleur, l’intrépide enfant ne sente une douleur aigüe lui transpercer la rotule. Elle avait dû se fêler un os au moment de l’impact.
Une chute de plusieurs mètres mal amortie ne pouvait pas laisser le fragile squelette de l’elfe intact. Du fait de la furie qui l’avait envahie, cette évidence que la voix de la raison aurait due lui asséner était passée à la trappe. Et comme résultat de cette inconscience, elle était submergée par une douleur si vive qu’elle sentit ses yeux mouiller à la vitesse de l’éclair et son menton trembler comme le sol de la ruelle.
Mais elle ne pouvait se permettre de fléchir maintenant. Se mordant la lèvre inférieure à s’en faire saigner de manière à distraire son attention vers une autre source de souffrance, Haple se remit sur pied avec un grondement de rage. La rage du combattant !
Malheureusement, cet imprévu lui avait coûté de précieuses secondes. Et à peine avait-elle fait quelques mètres clopin-clopant qu’elle entendit derrière elle la voix … sereine ? … de la Sœur.
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Ne la laisse pas rejoindre la grand-rue, Pulchinel. On ne la retrouverait pas.Et, alors qu’il sautait prestement sur ses pieds, le « Berger » grogna son acquiescement plus qu’il ne répondit.
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Allez p’tite, arrête d’faire des histoires. T’iras nul’part com’ça… commenta-t-il en désignant son genou d’un geste décontracté de la main.
Comment pouvaient-ils être aussi calmes après ce qu’elle venait de leur faire ?! Elle s’était attendue à ce qu’ils soient furieux, qu’ils cherchent à l’étriper… à lui donner la fessée au moins ! Mais non, ils la regardaient boiter à reculons, avec amusement dans le cas de M. Pulchinel, impassible pour l’autre.
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Ils ne me prennent toujours pas au sérieux, rrrhaaaaa !)
Alors, levant la main d’un geste impérieux en direction de M. Pulchinel, elle commanda au fluide qui était en elle de le couvrir des pieds à la tête et de souder chaque particule de poussière, chaque écaille de peau morte, pour former un véritable étau de fange duquel il ne pourrait se défaire. Le résultat n’était pas des plus probant – quand elle songeait au sort qu’elle jeté sur sa mère, l’effet avait été nettement plus spectaculaire – mais elle avait dû réagir vite, et elle tenait à économiser ses forces de toute façon.
Heureusement, cela suffit néanmoins pour entraver sa progression. Et, la respiration coupée, M. Pulchinel tomba à genoux, ses mains portées à sa bouche pour tenter vainement d’arracher manuellement le bâillon boueux qui lui bloquait la respiration.
Malheureusement, c’est à ce moment que la Sœur décida de prendre les choses en main.
***
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Bon, assez jouer, déclara-t-elle en se relevant avant d’ajouter, avec force cette fois, lorsque Haple leva à nouveau une main pour réitérer son étau de boue,
Non ! Ça ne marchera pas avec moi. Tu as beaucoup à apprendre petite. -
Qu’est-ce que vous en savez, vieille peau ?!-
Vieille peau ?... répéta la voix désincarnée avec ironie.
Qu’est-ce que ça fait de moi alors ?! Aucun respect, la jeunesse, haha…Mais la Sœur ne releva pas plus l’insulte que la condescendance désopilante de l’invisible interlocutrice.
- J
’en sais que je suis bien plus puissante magicienne que toi. Je pourrais t’apprendre ?... tenta-t-elle en faisant un pas en avant.
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M’en fiche ! Laissez-moi tranquille !... rétorqua Haple d’une voix qui tremblotait autant de colère que d’inquiétude, tandis qu’elle reprenait sa fuite en arrière de sa démarche d’éclopée.
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Non… murmura la Sœur d’une voix teintée de regret.
On a déjà déterminé que ce n’était pas une option, il me semble. Tu n’iras nulle part, ajouta-t-elle avant de faire une pirouette, pied tendu, la pointe de ses orteils traçant un cercle sur le sol autour d’elle.
Et aussitôt, la fuyarde sentit le sol se dérober sous ses pieds. Ou plutôt, elle le sentit se liquéfier, et comme dans la terre spongieuse d’un marécage, elle s’enfonçait ! Chaque pas qu’elle faisait en était rendu si difficile … ! Et la douleur à son genou ne faisait qu’empirer du fait de l’effort qu’elle devait opposer à la force de succion exercée par le sol magique. Si bien qu’elle dut s’arrêter pour aviser de la situation.
***
Telle une araignée au cœur de sa toile, la Sœur observait les vains efforts de l’enfant avec une certaine consternation. Elle ne s’était visiblement pas attendue à une l’irréductible combativité de la petite. Et elle n’avait pas tout vu ! Haple remarqua que son adversaire était confortablement située au centre d’un cercle de terre battue qui n’avait pas été affectée par l’épatante métamorphose. Il fallait lui faire perdre cet avantage. Halentante, elle tourna la tête de toute part à la recherche d’une idée, d’une arme, de quoi que ce soit vraiment… et là, elle la vit : une palanche abandonnée sur le bas-côté par quelque maçon, les briques contenues dans ses deux paniers encore harnachés à l’unique manche de bois, renversées sur le sol par l’onde de la secousse de l’enfant.
Aussitôt, un plan se dessina de lui-même dans l’esprit aux abois de la jeune fille. Celle-ci se jeta de sa jambe valide vers les projectiles inespérés qui sombraient doucement dans la boue, et en décolla un premier, puis un deuxième qu’elle empila sur l’autre avant de les transférer dans son autre main, de s’armer d’une troisième et de se redresser.
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Prends CA !!! vociféra-t-elle en jetant de toute ses forces la première en direction de son aînée.
Et CA !!! ET CA-aa-AA !!! acheva-t-elle dans un effort surhumain.
Son premier tir n’eut d’autre effet que de faire hausser un sourcil à son adversaire, tellement la tentative était dérisoire : la visée laissait à désirer, la brique atterrissant mollement dans un « Splash » de l’autre côté du disque de terre ferme. Et de plus des briques ne semblaient pas faire le poids face au pouvoir incommensurablement supérieur que la Sœur commandait !
Le second projectile en revanche parvint juste à l’endroit précis où le pied de la Sœur s’était trouvé avant que celle-ci ne le retire précipitamment dans un mouvement de recul. Sa réaction ne se fit pas attendre : elle perdit enfin son sang-froid. Avec un grognement inaudible à la vue de la boue qui recouvrit ses bottes reluisantes, la Soeur s’avança à grand pas en direction de la lanceuse de pierre au mépris de son bras pour jeter son dernier projectile.
Et celui-ci remarqua Haple avec une lueur d’espoir se dirigeait droit vers la Sœur. Et celle-ci ne réagissait pas ! Elle allait se la prendre ! (
en pleine poire !) Mais juste avant l’impact, le visage de la Sœur changea subitement de couleur, prenant la teinte gris sombre de la pierre, et la brique se brisa sec au contact de la peau magique.
Pour s’être essayée à ce type de protection magique pas plus tard que la veille, Haple reconnaissait là une maîtrise exceptionnelle du fluide terrestre, à n’en pas douter. Alors, l’espace d’un instant, elle ne put s’empêcher de ressentir une certaine admiration pour son adversaire, malgré l’animosité qu’elle nourrissait pour elle par ailleurs.
A la vue de la Sœur progressant péniblement mais rapidement à travers les quelques mètres de marais qui les séparait, Haple se ressaisit cependant et se baissa à nouveau en direction de la palanche. Mais elle ne cherchait pas à se réapprovisionner en projectiles. Cela n’avait jamais été son but de lui infliger des dommages de cette manière.
***
Non, au lieu de se tourner vers le contenu des paniers, elle se tourna vers leurs attaches de manière à désolidariser le manche en bois de ses fardeaux. Aussitôt fait, elle saisit le manche de sa main droite, et s’en aidant comme d’une béquille, l’éclopée s’élança aussi vite qu’elle put vers l’extrémité du marécage, la Sœur sur ses talons, de plus en plus agacée, qui l’interpella d’une voix menaçante :
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Simple ou non, il va falloir t’inculquer le bon sens, petite !Du bon sens, elle en avait. Elle pensait bien qu’elle n’avait aucune chance de rivaliser sur le plan de la maitrise magique, mais peut-être était-elle également inexpérimentée sur le plan physique. L’autre s’était dite « magicienne » après tout. Ce qu’elle espérait donc, c’était qu’elle pourrait mettre à profit la gêne qu’occasionnait le sol, entre liquide visqueux et que solide spongieux, pour déstabiliser son adversaire et lui maintenir la tête dans le marais jusqu’à ce qu’elle cesse de bouger… Si seulement, elle pouvait parvenir sur la terre ferme pour avoir le dessus… Le bord du marais était maintenant à portée de main. Un pas, deux… Et elle y fût !
Se retournant aussitôt dans un vif volte-face, bâton brandi en garde, Haple déclara victorieuse :
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Et maintenant à moi de donner une lecon ! Hhaaaa !...Dans un cri désarticulé, Haple bascula le poids de son corps sur sa jambe valide, se déportant vers l’avant, ses deux bras tenant fermement le bâton pointé vers la poitrine de la Sœur qui parvenait à la limite du marais. Et dans un choc sourd l’extrémité du bâton la heurta de plein fouet en plein ventre.
Mais au lieu de se plier en deux, ou bien de basculer à la renverse comme Haple l’avait espéré, ce fut l’elfe qui accusa le coup. A peine son arme était-elle entrée en contact avec la Sœur qu’une onde de choc avait parcouru celle-ci jusqu’au mains de l’enfant, laquelle faillit bien lâcher prise sous l’effet du contrecoup.
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Levant les yeux sur le sourire froid de la Sœur qui la dominait d’une tête, Haple comprit aussitôt : elle avait renouvelé sa protection magique, seulement cette fois au niveau du torse, là où sa peau de pierre était couverte par son chemisier, et donc Haple ne s’en était pas aperçue… L’instant d’après, la Sœur se saisit de l’extrémité du bâton la plus proche d’elle d’une main en disant :
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Comme je disais tu as beaucoup de chose à apprendre. A commencer par la modestie.Et en une fraction de seconde, Haple lut dans les yeux implacables de son adversaire ce qui allait se passer et elle s’y prépara en basculant imperceptiblement ses appuis vers le côté. Ainsi, au moment où la Sœur poussa de son poids en avant pour mettre la petite impertinente à terre, Haple, elle, au lieu de résister, pivota de travers et tira sur le bâton dans un mouvement latéral pour accompagner la Sœur dans son geste, laquelle, emportée par son élan, vit le haut de son corps basculer en avant tandis que ses pieds restaient englués dans le marécage.
Et, alors qu’avec un bruit de succion quasi-comique, l’humaine parvenait à extirper un pied pour le poser sur la terre ferme dans un grand écart déséquilibré, Haple lui asséna un vif coup de pied dans l’entre-jambe en y mettant toute sa hargne ! Et quel délice éprouva-t-elle à la sensation des chairs qui s’écrasait sous le choc !... Et quelle douce mélodie que ce bruit sourd et cette plainte misérable qui retentirent lorsque son pied percuta l’os pubien.
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Ha ! L’aviez pas vu venir celle-là ! ... triompha-t-elle férocementFinalement, toujours pliée en deux dans une immobilité presque hilarante, un masque de douleur peint sur son visage soudainement blafard, la Sœur s’effondra sur le flanc une main portée entre les jambes où une douleur incapacitante l’empêchait de toute évidence d’engager la moindre rétribution.
Ne désirant cependant pas s’attarder sur place et laisser à M. Pulchinel rester de l’autre côté le temps de traverser le marais pour s’emparer d’elle, Haple ramassa le bâton que la Sœur avait laissé tomber au sol et se hâta en direction du vacarme grandissant de la grand-rue où elle pourrait se fondre dans la masse des fêtards.
C’était sans compter sur le quatrième protagoniste dans la ruelle...
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