Le Fou Noir et la Tour BlancheCelui qui voulait renverser les Dieux
Vortimer faisait avancer son cheval à pas de loup, guettant tout autour de lui comme une bête apeurée, s'alertant du moindre bruit... Il était vraiment mal à son aise, et ce n'était pas pour rassurer le jeune Marban.
Si rien ne permettait vraiment de s'affoler encore, il ne put cependant pas résister à l'envie de persuader Goetius de faire demi-tour :
"Vous êtes certain de vouloir aller là-bas ? Vous savez, ce n'est pas pour rien que tout le monde évite cette endroit... Je n'arrive pas à croire que le vieux Korei voulait vous y emmener lui-même... Je connais d'autres herboristes, qui pourront certainement vous aider, je pourrais même les faire venir au castel si cela vous sied, vous n'aurez qu'à attendre au chaud et partager un festin avec seigneur Vledic. Je suis désolé de vous le dire, mais votre visage ne vaut pas la peine de risquer votre propre vie, celle du jeune Marban et la mienne..."Vortimer ouvrait la marche en disant cela, il ne regardait pas en direction de son interlocuteur ni de Marban mais droit devant lui. L'encapuchonné ne lui répondit pas directement. Il avait un petit plaisir sadique à le laisser mariner. Etant donné ce qu'il avait vu d'en haut, le relief et le temps depuis lequel ils se sont avancés dans la forêt, l'expérience des reliefs montagneux et forestiers de Goetius lui faisait deviner qu'ils étaient à peu près à la moitié du chemin.
Bien que cela était pratique pour gagner du temps, il n'aimait pas lui-même devoir faire route avec ces deux bruyants peureux imbéciles et il connaissait maintenant le chemin. Il s'étonnait toujours de la facilité de tromper les mortels. Aucun d'eux n'avait remis en cause quoi qu'il eût dit, pas un n'avait été méfiant à son égard depuis le début quand bien même il fut retrouvé sur une scène de carnage avec des traces d'usage de magie obscure. Et ces dadais cherchaient des dangers invisibles dans les bruits de la forêt sans se douter une seconde que la plus grande menace qu'ils pouvaient rencontrer, ils se la trimbalaient avec eux depuis des heures.
Il était temps qu'il se débarrasse d'eux et qu'il continue le chemin seul avant qu'ils ne se rendent compte que cette histoire de plante n'était qu'un leurre. S'il voulait gagner du temps, il fallait que les deux hommes meurent pour qu'aucun ne puisse alerter Vledic. Tout doucement, il sortit son stylet de sa bure et répondit enfin :
"Vous avez raison, vos vies valent bien moins que ça !", avant de saisir la tête de Marban vers l'arrière, l'égorger et le faire tomber à terre.
Vortimer se retourna avec confusion, ne s'attendant absolument pas à ce que la situation puisse dégénérer de la sorte. Lorsqu'il vit Marban se vider de son sang sur les pierres grises et l'humus d'épines et la lame tâchée de sang entre les mains de Goetius, le noble guerrier était désemparé. Il n'avait vu rien de tout cela arriver et l'on pouvait déjà lire la défaite dans ses yeux.
Il n'eût pas le temps de dégainer son épée que le nécromant le désarçonnait d'une volée de fluides obscurs contre le sol rocheux, sur lequel il se fracassa le dos. Le cheval de Vortimer s'enfuit alors sans demander son reste. Goetius sauta alors de la monture de feu Marban, avança à pas rapides jusqu'à lui et asséna à l'homme à terre de terribles coups de couteaux répétés.
Lorsqu'enfin le noble fut mort, le nécromant était ravi plus que de coutume, soulagé de ne plus avoir à les supporter et pouvant enfin s'exalter de la réussite de son plan. Quelle victoire facile. Elle semblait même trop facile. Il venait d'abattre en un temps éclair deux hommes bien entraînés au combat et il ne devait ça qu'à sa ruse, l'élément de surprise et sa rapidité d'action. Il était content de lui, se sentait vraiment invulnérable. Zewen veillait sur lui. Il le savait.
Goetius se retourna pour voir que l'autre cheval avait fui aussi.
Peu importait, le chemin ne serait plus très long. Il était cependant curieux de savoir ce qui pouvait tant effrayer les luminais sur cet endroit. Était-ce l'alchimiste et sa magie qui les avait poussé a fuir la plaine ? Et d'abord, que savait-il vraiment de l'alchimiste lui-même ? Qu'il l'avait enfermé avec une poignée d'autres individus dans "Les Tourments de Laisvivre", un livre écrit par Zewen lui-même, avant d'y mettre le feu... Difficile de savoir si c'était pour une expérimentation, une recherche d'information ou par pur sadisme... Qu'il avait appris la nécromancie auprès de Wulfin, la bête de Blakalang, pour pouvoir s'infiltrer dans la Tour des Dieux... Et qu'il avait une haine viscérale envers Phaïtos, dont il voulait prendre la place et annihiler ses adorateurs.
Il lui manquait énormément d'éléments.
Si l'on pouvait deviner une grande connaissance vis-à-vis de la magie obscure, il ne savait absolument pas depuis combien de temps il était dans la tour et tout ce qu'il avait pu y apprendre. Plusieurs semaines se sont déroulés entre sa fuite du livre et son arrivée ici. Un être doué aurait pu assimiler énormément d'informations et de talents en ce laps de temps. Était-il vraiment capable de surpasser un tel adversaire ? Assurément. Non pas qu'il était plus puissant que lui, mais Goetius œuvrait pour Phaïtos et celui-ci ne pouvait que le protéger. Cet alchimiste, personne ne veillait sur sa misérable existence. Sa vie reposait sur le blasphème de vouloir prendre la place du grand chtonien. Les autres divinités ne cautionneraient certainement pas qu'un mortel trône parmi eux. Il n'avait rien à craindre.
Goetius marcha rapidement mais difficilement jusqu'à l'orée du bois. Il devait se l'avouer à lui-même, tout amateur des lieux désertés par l'homme qu'il était, il ne se sentait pas tout à fait à l'aise dans cette forêt. De temps en temps, il levait la tête et voyait cette immense colonne érigée jusqu'au ciel, si haute qu'il s'attendait à tout moment à ce qu'elle s'effondre dans sa direction. Une bien étrange sensation.
Enfin, il arrivait à la fin du bois, non loin du lit asséché d'une rivière.
Il se repéra prudemment, regardant au loin l'arche ouverte qui menait à l'intérieur de la tour blanche. L'alchimiste devait avoir pris quelques précautions contre les intrus. De plus, il se souvenait de ce que lui avait dit la prêtresse du temple de Phaïtos.
De dangereux gardiens et une étrange magie protégerait les lieux, interdisant son accès aux simples mortels. La nécromancie semblait être la ruse primordiale dont il fallait user pour réussir à pénétrer dans cet endroit, mais qu'en était-il exactement ?
Comment devait-il exprimer son art funèbre pour lui permettre de rentrer ?
De plus, il était dit que les blasphémateurs qui s'élevaient trop haut dans la tour perdait la raison.
Goetius se pensait être un homme épargné de toute peur. En vérité, ce n'était que son dédain pour les angoisses des autres mortels qui le poussait à se penser courageux. Et, à force de se penser investi d'une telle bravoure, il l'était devenu. La mort était une possibilité qui ne l'effrayait pas le moins du monde, sa seule raison de supporter la vie étant sa conviction d'être le prophète ultime, le bras armé de l'Infernal, celui qui orchestrerait la suprême danse macabre qui ôterait un jour toute lueur de vie à Yuimen et, dans ces rêves les plus fous, à Gaïa elle-même.
Sa mégalomanie le dispensait de véritables réflexions sur sa propre identité et sur ses actes. Il n'avait jamais à s'imposer de pensées troublantes, à se remettre en question. S'il l'avait eu fait, il aurait sans doute pu s'apercevoir de sa terreur de perdre le contrôle de sa propre vie... Une panique qui lui était venu lors de son inspiration accidentelle de spores d'alnathea, à se réveiller le lendemain matin, s'étant vraisemblablement lui-même griffé jusqu'au sang à s'en arracher des morceaux de peau durant toute une nuit, et aucun souvenir de ce qui l'avait emmené jusqu'à un tel résultat.
Mais une terreur vive de revivre une telle expérience, de ne plus avoir le contrôle de son propre corps jusqu'à oublier une partie de son existence comme s'il eût rejoins le néant entre temps, était enfoui en lui.
Et, lui qui se sentait si sûr d'être sous la protection de Phaïtos et de Zewen dans tous ses pas, le voici qui hésitait tout de même à se ruer dans un endroit qui pourrait lui faire perdre la raison.
Rien que regarder la tour s'élever aussi haut dans le ciel donnait le vertige, c'était à penser qu'elle allait jusqu'à l'infini.
Finalement, se refusant à l'hésitation par fierté, il s'aventura hors de la forêt. Il était sur ses gardes mais pressait ses pas, lui tardant déjà d'en finir avec cette histoire.
A avancer sur ce terrain de pierre, le passé dévastateur des lieux se révélait. De-ci de-là, le nécromant pouvait voir les traces d'anciens champs de bataille. Des os abîmés par le temps et les éléments, des morceaux de métaux rouillés, certainement d'armes ou d'armures abandonnées là, des trous dans le sol... Certains semblaient plus récents que d'autres, comme si les lieux n'avaient jamais cessés d'être le théâtre d'affrontements mortels...
Au détour d'une butte, un nuée de corbeaux interloqua Goetius, qui ne pouvait y voir qu'un signe de Phaïtos. Il s'avança prestement, faisant s'envoler les freux dans sa hâte. Une forte odeur de charogne, un essaim de lucilies soyeuses et voilà un cadavre pourrissant bien étrange...
Son crâne était tel celui d'un taureau, son corps celui d'un colosse humanoïde. Sa peau dure comme du cuir, garni d'une courte pellicule de fourrure brune, n'avait même pas été dévoré par les charognards, qui semblait avoir préféré l'écarter à coups de becs pour s'attaquer directement à la chair...
Qu'était cette créature et que faisait-elle ici ?
Son corps était bien décharné par les animaux nécrophages et déjà infesté de vers et de larves, mais la mort devait tout de même être bien récente. Trois au quatre jours, tout au plus.
Voilà une surprise dont il se serait bien passé et qui le rendait encore plus hésitant à rentrer dans la Tour des Dieux. Plus il s'avançait vers elle, plus il se sentait fragile et insignifiant. Il n'aimait pas ça. Ça le mettait profondément mal à l'aise.
Il s'avança, méfiant, jusqu'à l'arche. Il s'arrêta quelques mètres devant, dubitatif.
Ce ne pouvait pas être aussi facile. Il pouvait voir d'ici l'intérieur des lieux. Déjà, si près, une entière bibliothèques de livres, volumens et rotulus. Tous propres, comme neufs et toujours entretenus. Comment ? Comment était-ce possible ? Il s'avançait légèrement alors que le vent soufflait dans son dos. Non. C'était plus que ça. L'air ne semblait pas s'engouffrer à l'intérieur. Il remarqua aussi qu'il n'y avait aucune source de lumière visible dans la tour, aucune fenêtre, aucune ouverture à part cette arche, pourtant tout y était éclairé comme en plein jour. Cette magie divine le dépassait déjà complètement. Il ne savait même pas par où commencer. Mais il ne pouvait rester planter là en l'attente d'une illumination.
Si la nécromancie était la solution à ce problème, alors il fallait s'y mettre.
Il invoqua ses fluides verdâtres de nécromancie dans la main gauche et fit, comme il l'apprit chez le liykor noir, apparaître les âmes environnantes.
Le nécromant fut surpris de ne voir apparaître que quelques âmes de troisième phases, celles que Wulfin nommait "feux follets", des âmes anciennes ayant tout oublié de leurs vies mortelles, désemparés, n'étant plus que profondes tristesses. Cela ne l'arrangeait pas. Celles-ci, il ne pouvait ni les interroger, ni leur faire prendre corps, ni les diriger sans la présence d'une âme de mortel. Voilà qui était bien dérangeant.
Il réessaya plusieurs fois, pour toujours le même résultat, lorsque soudain, il vit l'une d'elle disparaître en s'infiltrant au travers de l'arche, puis revenir. Ce n'était pas normal, il y avait quelque chose d'étrange.
Il s'approcha de l'arche, au niveau où celle-ci disparaissait et comprit alors être en face d'un mur invisible. Il tâtait le mur, qui était froid comme de la glace. C'était donc là le filtre qui ne laissait pas passer les mortels. Mais pourquoi donc l'âme avait disparu en le franchissant ? Il regardait à nouveau l'intérieur, sa luminosité incompréhensible et tous les ouvrages qui s'y trouvaient, bien rangés et bien entretenus, à quelques pas de lui mais pourtant inatteignables. Il comprit alors. Ce qu'il voyait ne pouvait pas être réel. C'était un mirage, une illusion divine. Ce qu'il voyait n'était pas l'intérieur de la tour.
Si la nécromancie était une solution pour que les mortels puissent y pénétrer, ce n'était certainement pas une omission des dieux mais leur volonté. Un premier filtre. Les dieux voulaient que des mortels puissent accéder à l'intérieur, seulement pas n'importe qui. Des êtres assez courageux pour venir jusqu'ici et assez ingénieux pour se figurer comment passer. Sinon la tour n'aurait pas lieu d'être.
Pour cette première épreuve, il fallait uniquement prouver ses talents.
Goetius invoqua ses fluides de nécromant en chaque main. Il constata avec amusement que les lueurs verdâtres n'éclairaient pas l'intérieur, prouvant bien qu'il ne s'agissait que d'une illusion, et il approcha ses mains du mur invisible.
Il ne rencontra aucune résistance. C'était bien ça, il suffisait de montrer sa maîtrise des fluides des morts.
Lorsqu'il eût fini de traverser, le décor qui se présenta à lui était bien différent de celui présenté par l'illusion. Le mur invisible derrière lui ne l'était plus et laissait place à une paroi de pierre blanche. L'intérieur de la tour était dans le noir complet, il ne pouvait y voir qu'à l'aide de la pâle lumière verte de ses fluides. Les bibliothèques étaient ravagés, la plupart des ouvrages manquants. Au sol, des os, des membres et des corps déséchés par dizaine et parmi eux, un autre minotaure. Des feuilles anciennes déchirées au sol. Il révoqua les fluides de sa main droite et ramassa l'une d'elle. Le texte était composé de caractères lui étant inconnus, peut-être une langue étrangère ou morte. Ou une sorte de code, comment savoir ? En marge était écrit "MENSONGES !"
Goetius ne savait que penser de tout cela mais il se sentait très mal à l'aise.
Les corps qui se trouvaient là devaient faire parti des rares à avoir pu rentrer, et ils étaient tous morts. Comment ? Et pourquoi leurs corps se trouvaient au premier niveau ? Qu'étaient ces créatures à têtes de taureaux, que faisaient-elles ici et comment sont-elles mortes ? Son ignorance l'angoissait au plus haut point. Il naviguait dans l'inconnu le plus total, il n'aimait pas ça.
Mais il ne devait pas se laisser distraire. Il ne ferait pas l'offense à Zewen et à Phaïtos de chercher à percer les secrets des dieux, se disant que la mort de tous ces êtres devaient être une punition divine pour impiété. Il ne devait pas se laisser aller à sa curiosité et se tenir loin de tous ces livres. Il était là pour l'alchimiste et l'alchimiste uniquement. Jusqu'à quel niveau ce blasphémateur a-t-il pu accéder ?
Il ne voyait aucune trace d'activité récente ici en tout cas...
Un escalier de pierre blanche montait à l'étage en longeant la forme de cercle du mur. Il n'y avait ni rambarde ni rampe et les étages semblaient bien éloignés les uns des autres dans cette obscurité. Au sol, de l'humidité et de vieilles traces de sang séché le faisait redoubler d'attention. Certains des cadavres qu'il avait trouvé en bas venaient sans doute de simples chutes.
Goetius monta alors avec attention, continuant à n'être éclairé qu'à la lueur de ses fluides et n'entendant d'autres bruits que ceux de ces pas et de sa respiration. Sur les murs, il croisa des ouvertures murées de ce qui devaient être auparavant des fenêtres. Les roches utilisés n'étaient pas les mêmes et le mortier avait été grossièrement appliqué.
Ce n'était vraisemblablement pas l'oeuvre des dieux et Goetius était intrigué par ce fait. Les fenêtres ne semblaient pas bouchées depuis l'extérieur de la tour, qu'est-ce qui avait pu être visible depuis l'intérieur pour qu'on se sente obligé de boucher la moindre ouverture et préférer l'obscurité totale ?
La montée jusqu'à l'étage avait semblé bien plus longue que prévu, il avait l'impression d'avoir fait plusieurs fois le tour complet de la tour dans cette escalier et il ne voyait même plus le sol. Il aurait été incapable d'estimer son hauteur et il commençait déjà à se sentir prisonnier d'une absurdité architecturale incompréhensible pour le mortel qu'il était. C'était un mélange d'excitation, de terreur et de joie qui faisait battre le cœur de Goetius à en avoir son écho dans les oreilles. Les dieux étaient vraiment tout-puissant et il avait l'honneur de visiter un endroit de facture divine de son vivant. Des légendes s'écrivaient chez les mortels pour bien moins que ça, il était exalté !
Puis soudain, il se cogna la tête. L'escalier ne semblait mener nulle part, était bouché au niveau de l'étage.
Non. Ce n'était pas possible qu'il soit déjà bloqué. Il regarda attentivement les marches qui devaient mener en haut. C'était sans doute là une nouvelle manœuvre des dieux pour limiter l'accès à leurs savoirs. Il cherchait un mécanisme, un indice... N'importe quoi qui puisse l'éclairer sur ce qu'il devait faire.
Il ne trouva rien et entreprit de redescendre. Peut-être y avait-il en bas de quoi l'aider, dans les papiers restant ou parmi les cadavres. Mais à peine se retourna-t-il et eut-il descendu deux marches qu'il retrouva le sol sous ses pieds. Intriguant. Nulle trace de ce qu'il avait vu avant, l'endroit s'était modifié à l'insu de ses sens. Il tâtonnait le sol du pied pour être sûr qu'il fût solide et non une illusion mortelle, il ne pouvait se fier à rien de ce qui l'entourait ici, il l'avait bien compris.
Ce sol était pentu et il l'escalada un moment avant de comprendre qu'il n'était plus du tout dans les dimensions d'une tour. Il se retrouva vite sans repère aucun. Il n'éclairait que lui et le sol, aucune paroi nulle part, le silence absolu. Lorsqu'il voulut retourner sur ses pas et retrouver l'escalier, celui-ci avait disparu. Perdu dans le néant, il fut pris de peur. Il ne savait ni où il était, ni où il allait. Il se décida alors à courir, laissant tomber ses fluides, se précipitant, les yeux fermés laissant couler des larmes de paniques, fonçant droit devant lui. Cela avait des relents de terreurs enfantines, où il cherchait dans l'obscurité les bras de sa mère mais était impuissant à les rejoindre. Lorsqu'il fut trop épuisé pour continuer à courir, il se laissa tomber au sol, hurlant des cris rauques à s'en arracher la gorge. La dernière fois qu'il avait ressenti ça, c'était quand il était enfermé dans ce maudit livre et qu'il s'était fait égorgé, qu'il avait frôlé la mort. Zewen l'avait sauvé en lui envoyant ses singes pour le guérir, pourquoi ne lui répondait-il pas, cette fois ? Ses hurlements n'avaient aucun sens, le son ne semblait se répercuter nulle part. Il n'entendait non seulement aucune réponse, mais même l'écho semblait avoir quitté les lieux. C'en était à se demander si ses hurlements en étaient bien, si leur bruit existait bien ou qu'aucun son ne sortait réellement de sa bouche.
Il finit par s'épuiser, se positionner en position fœtale. C'était ridicule. Il était ridicule. Il n'était pas digne des dieux. Il fallait qu'il se calme. Qu'il garde la tête froide. Qu'il réfléchisse. Il n'était pas de ces fragiles mortels qui se laisse aussi vite aller tout de même.
Il se rassit doucement, retrouvant sa respiration paisiblement.
Soudain, une lueur et des bruits de pas dans le noir.
C'était une femme, une humaine, chauve, vêtue de guenilles beiges, soulevant une lanterne d'une main et serrant un grand grimoire et un poignard de l'autre.
Elle ne répondit à aucun des mots de Goetius et marchait en ligne droite, les yeux fixes. Lorsqu'elle passa devant lui, elle se contenta de laisser tomber le livre et la lame à ses pieds avant de continuer sa route. Puis d'autres lueurs apparurent, de plus en plus, se dirigeant vers lui et manifestant le même comportement. Des hommes et des femmes de tout âge et de toutes races, peut-être même des races qui n'existent plus ou qui n'ont jamais existé. Il essaya d'en arrêter mais il ne semblait jamais réussir à se retrouver assez proche d'eux pour les toucher. Seuls les ouvrages et les couteaux à terre, qui s'amassait dans un tas continu lui étaient palpables. Hélas les manuscrits étaient écrits dans des langues qui lui étaient inconnues, toutes semblant aborder un langage différent.
Il n'était de toute façon pas là pour les connaissances des dieux, il était là pour l'alchimiste !
Il lui fallait trouver une issue à cet endroit. Il décida de suivre une de ces apparitions après qu'elle ait lâché son livre. Son attention se porta sur ce qui devait être un jeune et grand sindel qu'il n'eût pas à accompagner longtemps avant de chuter.
Il chuta d'une hauteur ridicule, comme s'il eût loupé la dernière marche d'un escalier mais en un clignement d’œil, le voilà qui était de retour dans un environnement plus familier. Celui de la Tour.
Le décor était plus rassurant ici. Des pierres jaunes, rouges et oranges phosphorescentes étaient incrustés dans les murs et dans le plafond, leur lueur variant chaotiquement. L'on se serait cru dans cœur d'un brasier ardent. Il ne saurait dire pourquoi, mais il avait la sensation que cela non plus n'était pas l'oeuvre des dieux. Plutôt la trace du passage d'un mage ou plusieurs mages doués. Peut-être l'alchimiste.
Il comprit avoir passer l'étage, l'escalier au mur s'enfonçant dans le sol comme tout à l'heure il s'enfonçait dans le plafond. Ici aussi, le décor n'était guère réjouissant. Des restes osseux, semblant plus vieux encore que ceux du seuil, jonchaient le corps. Leur mort semblait avoir été plus violentes encore, aucun os n'étant entier, seul n'en subsistaient que des fragments et de la poussières. Des renfoncements dans la paroi de pierre, des rangements visiblement entièrement vidés se trouvaient là, ne restant en eux que des statuettes abîmées, des morceaux de papiers déchirés et la barre de bois d'un rotulus abandonné là sans son rouleau.
De l'autre côté de la pièce, un tas de gravâts de pierre gisait là sans explication et en-dessous s'entrevoyait une petite luminescence, comme des braises.
Interloqué, Goetius alla voir ce dont il s'agissait. Il dût débarrasser quelques débris avant de se rendre compte de ce qu'il avait sous les yeux.
Un de ces hommes-taureaux gisait là sans vie, le corps relativement épargné par la décomposition outre sa jambe droite, son thorax et son crâne partiellement décharné. Il était accoutré comme un esclave, pratiquement nu outre un cache-sexe, des chaînes et des bracelets de métal qui ne semblaient pas avoir eu d'autres utilités que de lui couper l'afflux de sang vers certaines zones de son corps.
Mais le plus étonnant n'était rien de tout ça. De l'intérieur de son crâne bovin s'échappait une lumière comme celle d'une flammèche visible au travers de ses orbites, de sa cavité nasale et de sa mâchoire. De même, sa cage thoracique semblait avoir été complètement vidé de sa chair au profit d'une roche rougeoyante qui y lévitait faiblement.
Il était certain que des expérimentations avaient été conduites sur ce corps, mais qu'elle ne furent pas concluante. L'état des chairs trahissait la récence de la mort et de la chirurgie, si on pouvait appeler ce grossier travail de la sorte. En fait, c'était comme si cela avait été fait à mains nues, que quelqu'un avait passé des heures à en arracher la carne putrescible en faisant bien attention de ne pas abîmer les os pour finalement abandonner en cours de route.
Mais pouvait-il vraiment toujours se fier à ce qu'il croyait voir ?
La vermine pouvait-elle vraiment s'inviter dans la tour des dieux ? Les vers et les insectes charognards n'avaient aucune existence ici, voilà pourquoi tous les corps qu'il a trouvé étaient momifiés.
Mais trêve d'interrogations, il lui fallait continuer.
Il prit les escaliers et s'étonna presque de la banalité avec laquelle il arriva à l'étage supérieur. Ici, des traces d'activités plus récentes. Mêmes roches lumineuses sur les parois. Les ouvrages absents du niveau précédent étaient ici, tous réunis, sommairement rangés. Un lutrin de fortune avait été bricolé et, à côté, un tas de livres et de manuscrits déchirés sur un tas de cendre. Reposant sur le lutrin, un tas de pages vierges ayant vraisemblablement été récupéré dans les autres ouvrages, les feuilles variant de matière, d'état et de taille. Une odeur infecte s'en dégageait étrangement et Goetius écarta les premières pages pour explorer les suivantes. Il arrêta soudainement ses recherches en voyant des textes et des dessins, inscrit non pas avec de l'encre et une plume, mais avec de l'excrément, au doigt. Il eut un geste de recul, s'éloigna avec dégoût. Il en manqua de tomber au sol parmi la masse des manuscrits sacrifiés. Son attention s'arrêta sur une couverture de livre qui avait suffisamment résisté aux flammes sur laquelle il pouvait encore lire le titre "Dul Moenrest Tes Laisvivre".
Les Tourments de Laisvivre. Le livre dans lequel il avait failli être tué, consumé. Il se tenait là où les flammes auraient dû le consumer. L'alchimiste ne devait pas être loin, il touchait au but. Il pourrait enfin lui faire face, lui demander ses comptes. L'homme était doué de pouvoirs terribles, cela ne faisait aucun doute mais le nécromant n'avait nulle peur car les dieux du destin et de la mort veillent sur ses pas. Il aurait droit à un combat qui leur montrerait une bonne fois pour toute sa valeur, peut-être même serait-il récompensé d'une manière ou d'une autre !
Emporté dans son impatience, il continua à monter les étages les uns après les autres. Les dieux semblaient lui épargner leurs épreuves et il montait de plus en plus haut, enchaînant les étages où les livres secrets étaient renfermés sans qu'il ne daigne poser son regard dessus. Il était bien au-dessus de tout cela ! Qu'importe la connaissance, la connaissance n'est qu'un outil pour obtenir nos désirs. Et en l’occurrence, aucun désir ne bouillonnait plus fort en lui que son désir de vengeance et de satisfaire les dieux. Il apercevait à peine les traces de combats magiques, les runes inscrites au sang sur les murs et toutes les folies qui avait animé ce lieu plus maudit que divin. Mais les salles étaient de plus en plus propres et épargnées, les volumes y étaient de plus en plus épais et hermétiques. Des statuettes, des bas-reliefs et des technologies inconnues apparaissaient au fur et à mesure comme des connaissances d'autres mondes et d'autres temps mais cela ne l'arrêtait pas.
Il courrait dans ces escaliers sans compter les niveaux qu'il franchissait, mais l'alchimiste demeurait introuvable. A quelle hauteur celui-ci avait bien pu finir par se rendre ?
Soudain, une odeur épouvantable l'arrêta. L'étage suivant était inaccessible, scellé dans la roche comme il avait déjà vécu ça. Le niveau sur lequel il s'était arrêté était à demi plongé dans l'obscurité, bien que quelques unes de ces pierres incandescentes se trouvaient là aussi. Mais elles étaient plus petites et faiblardes. Et cette odeur nauséabonde...
Un mouvement dans un recoin d'ombre attira son attention. Un gémissement venait de là-bas. Il invoqua ses fluides de nécromant pour éclairer les lieu, mais sa lumière était trop faible.
Une voix se fit entendre, une voix faible, de vieillard, comme s'il fut atteint d'une quelconque affection de la respiration :
"Attention où... marche..."Goetius mit alors le pied dans un trou creusé au sol qui fut rempli d'eau.
"J'avais prévenu...""Qui êtes-vous ?", dit-il froidement en continuant à s'avancer.
"Qui je... je... Je ne sais pas. Je ne sais plus si cette question a un sens... Je vis ici...""Je cherche quelqu'un qui se fait appeler l'Alchimiste !", dit-il en tournant sa main empli de fluide vers le visage du mystérieux personnage.
Il était assis pitoyablement au sol, ses membres ballants. Il avait voulu mettre les mains devant ses yeux éblouis sans y réussir. C'était un de ces homme-bête dont il avait entendu parler, à la face de félin. Mais celui-ci était famélique. Sa fourrure était disparate, décoloré par son âge et sa faiblesse.
"Vous... Vous avez marché dans mon oasis.""Votre oasis ? Vous parlez de cette flaque ?""Oui. Mais... C'est pas grave. Il y en a assez pour nous deux.", dit-il en se traînant au sol et buvant à sa surface. Dans son mouvement, il libéra une odeur plus infecte encore. Ses jambes s'étaient atrophiées et infectées, son pantalon chargé de selles. Ce fut alors que Goetius comprit que le trou ne fut pas rempli d'eau mais de ses urines qu'il buvait pour ne pas mourir de soif.
"Depuis combien de temps êtes-vous là ?""Vous... Vous n'avez pas lu n'est-ce pas ? Haha... Si vous ne lisez pas... Pourquoi êtes-vous là ?""Je suis nécromant et je n'aurais aucune pitié à vous extirper à cette vie pathétique à laquelle vous semblez vous accrocher avec tant de force. Répondez-moi ?""Ecoutez... Si vous êtes arrivé jusqu'ici, c'est que vous êtes intelligent... La vie... la mort... le passé... le présent... le bonheur... le malheur... l'ordre... le chaos... l'identité... l'absence... Ça n'a pas... de sens. Rien. Rien de tout cela n'a de sens... Même les dieux et aussi... ceux qui sont au-dessus d'eux... Ils le savent... Tout ça est d'une logique absurde et imparable. Mais il existe un monde, il existe un moyen de s'extirper de tout cela !"Sa voix devient brusquement plus agressive, dans une exaltation de haine déformé par sa respiration qui semblait lui arracher la gorge :
"Imbécile ! Va chercher les livres, sacrifie-leur ta raison et ta fierté, respire-les comme autant te drogue, laisse-les te consumer, mangent leurs cendres et tu verras, tu comprendras ce que j'ai vu ! Tu comprendras qu'il existe une magie des âges, une alchimie primordiale qui nous est accessible ici bas ! En faisant les bons sacrifices, aucun dieu, même celui du destin et celui la mort sur leur pathétique île ne pourront s'opposer au nouvel ordre cosmique, l'ordre des vivants ! Oui je suis l'Alchimiste ! L'Alchimiste de cet univers à venir et nul ne pourra..."Goetius planta sa dague dans sa poitrine.
Il n'allait pas laisser ce vieux fou continuer à déblatérer ses blasphèmes de la sorte.
C'était donc vraiment ça, l'Alchimiste ?
Le nécromant se sentait trahi, incapable, inutile. S'il n'était pas venu jusque là, ce débris n'aurait de toute façon pas tenu longtemps.
Il s'était sans doute montré bien impudent d'avoir cru une seule seconde que les dieux pourraient avoir besoin de lui. Cette revanche avait décidément un goût bien amer...
Il recula, s'asseyant sur une des marches de l'escalier, frustré.
Lui qui était si souvent plein de certitude, le voilà qui doutait. Il se releva et marcha doucement jusqu'au niveau inférieur, lorgnant sur les livres. L'alchimiste, les dieux, cet endroit... Alors qu'il n'avait nulle tentation en montant les multiples étages, il était maintenant avec plus d'interrogations que quand il était rentré. L'alchimiste avait parlé d'êtres encore au-dessus des dieux et de la possibilité de mettre les humains au-dessus. Si un tel pouvoir existait, il était compréhensible qu'un simple d'esprit cède à la folie. Mais il n'était pas fait du bois de ceux qui veulent élever les vivants de ce monde. Si un tel pouvoir existait, il se placerait au sommet de tout ce qui existe et balayerait tout. Il ne resterait plus que lui, et lui seul. Sans avoir la présence de mortels à supporter ou de dieux à contenter, dont il serait là à attendre les leçons et les récompenses.
Ces pensées blasphématoires le troublait. La réponse à ses questions se trouvait peut-être dans ces livres ou, du moins, dans cette tour. Mais tout cela pouvait aussi bien n'être qu'une illusion, un mensonge des dieux. Après tout, une tour divine ne pouvait contenir que des ouvrages dont les divinités sont conscientes du contenue. Elles ne laisseraient certainement pas un moyen de les surpasser tomber entre les mains d'un mortel. Peut-être que tout ceci n'était finalement qu'une épreuve d'humilité ou encore un simple amusement sadique. Dans les deux cas, il ne jouerait pas selon les règles.
Il refusait d'être venu ici pour tuer un mourant et pour ainsi dire en vain.
Il eût alors une idée et redescendit les étages un à un jusqu'à tomber sur le corps du cobaye à tête de taureau. La bête de Blakalang lui avait parlé de la liaison avec une âme-compagnon. Un choix unique dans la vie d'un nécromant, d'une âme qui serait son serviteur, qu'il pourrait invoquer à loisir jusqu'à sa mort. En tant normal, il aurait eu trop d'incertitude à propos de ce corps. Il ne connaissait pas les expériences qui avaient été menés dessus, ni la puissance ou la résistance qu'il pourrait avoir. Mais il agissait là sur un coup de tête. Il ne sortirait pas d'ici bredouille et si les livres n'étaient pas une option fiable, il ne voyait aucune autre opportunité ici.
Ainsi, comme il lui avait été appris, Goetius porta la main à son cœur et invoqua ses fluides de nécromancie. Il sentait les âmes prisonnières de sa main chercher à s'accaparer la sienne... La mort de cette créature fut sans doute des plus abominable, elle traînait encore forcément encore dans cette pièce. Il laissa faire ses fluides et l'attirer jusqu'à lui. Ça y était ! Il ressentit soudainement cette âme s'ajoutait à la sienne comme si la tour venait de s'effondrer sur ses épaules. Le choc fut si violent qu'il s'effondra aussi.
Il ne perdit pas totalement connaissance, mais eût beaucoup de mal à l'encaisser. Une énorme migraine l’assaillit. Il sentait cette nouvelle âme, rongé d'une fureur chaotique, en lui tel un poids que la sienne essayait de rejeter. Un combat interne pour la domination de son corps. Wulfin ne l'avait pas averti à propos de ça, ce maudit sauvage...
Il vit que le corps du minotaure à côté de lui avait disparu, sans doute un effet du sort de liaison. Un grimoire écrasé, en dessous de là où était le cadavre, écrit en langue commune, était maintenant visible et accessible. Son titre était "Vrykolakas". Il n'aurait su dire pourquoi, mais le nécromant fut intrigué par cet ouvrage à la couverture argentée et décida d'en explorer un peu les pages. Il s'agissait visiblement d'un recueil de symboles ésotériques. Des figures géométriques, d'étranges représentations chimériques, des modèles runiques et autres dessins échappant totalement à sa compréhension. Il n'entendait rien à tout cela et il n'était même pas certain que quoi que ce soit là-dedans ait quelque chose à voir avec la nécromancie ou la magie obscure, mais il se sentit obligé de le prendre. Lui-même ne savait pas pourquoi. Peut-être une intuition donnée par les dieux ? Il était possible qu'il avait mal compris à la base et que la raison pour laquelle le destin l'avait emmené ici était autre que d'achever la vie de l'alchimiste mais pour récupérer ce grimoire... Bref, il ne pouvait ni ne voulait trop penser maintenant.
Quoi qu'il en était, il n'y avait maintenant plus rien qui le retenait dans cette maudite tour et il lui tardait d'en sortir. Il en avait assez des péripéties de ces dernières semaines, beaucoup trop agités à son goût. Il lui tardait d'enfin pouvoir se poser dans un lieu familier et réfléchir à tout ça.
La descente des étages fut étonnamment facile. Rien n'obstruait son passage et aucune malice ne troubla ses pas.
Lorsqu'il se retrouva l'obscurité des premiers niveaux et dû se repérer à la lueur de ses fluides, il tomba sans difficulté sur le passage vers l'extérieur, cette illusion qui se matérialisait de ce côté comme si l'entrée fut murée. Il passa son bras à travers comme à la surface de l'eau, avant de sortir complètement.
Casus Belli