Prologue : Une vie de pêcheur
Texte n°4 : La routourne ...
Précédemment : ... et la mer !Le ciel s'était obscurci au point que l'on aurait pu croire la nuit revenue. Le vent louvoyait en tout sens et hurlait, tel une bête apeurée. En quelques secondes, la mer était devenue furieuse, elle palpitait comme un cœur affolé. L'écume aux lèvres, les vagues se gonflaient, se tassaient et s'entrechoquaient. Elles se prenaient tantôt pour des montagnes, qui se dressent fièrement face au vent, tantôt pour des vallées glaciales, profondes et abruptes. Elles convulsaient comme transpercées, de milles carreaux acérés, par la pluie battante. Au milieu de ces géants fiévreux la petite embarcation de pêche Ynorienne était malmenée en tout sens. À son bord, se tenait tant bien que mal le vieux Kawara en larmes, la peur lui nouait l'estomac. Mais ce n'était pas la mort qu'il craignait, ni même la fureur de Rana, loin de là. À vrai dire il ne prêtait que peu d'attention aux éléments déchaînés. Son fils… Qu'était-il advenu de son fils ? Comme un sombre cauchemar se répétant, il avait à nouveau vu un de ses fils passer par dessus bord. Maudissant Zewen et sa terrible roue du destin, le vieil Ynorien s'empara prestement d'un long cordage, qu'il noua fébrilement autour sa taille avant d'en attacher l'autre l'extrémité, le plus solidement qu'il put, autour du mât qui menaçait de se briser. Sans perdre un instant de plus, le vieil homme sauta par dessus bord à l'endroit où il avait vu son fils disparaître. L'eau était ténébreuse et glaciale. Écarquillant les yeux pour tenter de distinguer une forme plus sombre qui pourrait être Tsuru, Kawara oublia toute fatigue et se mit à nager vers les profondeurs. Luttant pour s'enfoncer toujours plus, ses yeux brûlant à cause de l'eau salée et les poumons en feu, il commençait à sentir le désespoir étreindre son cœur. Son esprit menaçait de craquer quand il se souvint d'une discussion qu'il avait eu avec Imlas le missionnaire elfe de Rana. C'était il y a plus de vingt ans de cela, après qu'une terrible tempête d'hiver eut surpris un convois de la marine Ynorienne à proximité du port. Imlas c'était alors joins à Kawara qui, sans hésiter une minute, avait lancé son Hosho dans les flots en colère pour secourir ceux qui pouvaient l'être. Ils avaient alors enchaînés les allers-retours pour ramener les pauvres marins dans la sécurité relative du port, hélas plus les heures passaient et plus leur travail se fit celui de fossoyeurs. Ils finirent pas ne plus que charrier des corps sans vie, la tâche était ardue et le pêcheur Ynorien se sentait épuisé. Pourtant, à ses côtés, Imlas se tenait toujours droit et fier, tirant sans efforts les corps vers la barque ici, apportant une parole de réconfort à un marin blessé là. Kawara lui avait alors demandé comment il faisait pour ne ressentir aucune fatigue, et le vieil elfe avait tourné son regard gris vers lui avant de lui parler du Ki, cette énergie spirituel qui pouvait permettre l'impossible. Le simple pêcheur qu'il était n'avait pas tout à fait compris de quoi lui parlait le missionnaire, mais en cet instant où son corps et son esprit manquaient de l'abandonner il se dit qu'il n'avait plus rien à perdre. En appelant à ses Dieux, Kawara chercha en lui l'énergie qui allait lui manquait pour sauver son fils, sa tête tournait et sa vision se brouillait mais il refusait d'abandonner. Enfin il le vit, quelques mètres devant lui le corps inanimé de Tsuru dérivait vers les abysses. D'un vigoureux battement des jambes, Kawara se porta à sa hauteur et parvint à lui saisir la cheville. Il tenta de remonter vers la surface mais son fils se débattit menaçant de lui faire perdre prise…
Rien, absolument rien n'était visible. Non pas comme si il avait les yeux fermés, mais bien parce qu'il n'y avait strictement rien, c'était le 'noir' décida-t-il. Il se sentait étrangement bien. Enveloppé dans un velours de silence, la fatigue, la peur et la douleur qu'il avait ressenti s'était dissipées. Si il l'avait pu, il aurait même souri. Était-il mort ? Probablement… Il se souvenait d'être tombé. Mais qui était-il déjà ? Impossible de s'en souvenir… Deux noms flottaient dans son esprit, deux noms puissants, deux noms à craindre.
(Rana et Zewen… )
Ses Dieux ! Allait-il les rejoindre ? Un troisième nom affleura au niveau de sa conscience mais il n'arrivait pas à le saisir. Ce nom se jouait de lui, à chaque fois qu'il pensait l'avoir retrouvé, il s'enfonçait plus profondément dans la noirceur. Cela l'irritait, il était si bien avant, pourquoi ce nom ne se laissait il pas attraper ? L'idée que ce dernier était important se fit de plus en plus pressante. Il essaya de se concentrer et une douleur fulgurante lui vrilla la conscience, avec la douleur revint la peur et avec la peur le nom :
(Kawara)
Était-ce son nom ? Non… Ce nom était l'origine, ce nom était protecteur, ce nom… C'était le nom de son père. Mais quel était son nom à lui. La douleur recommença plus violente encore, comme si on l'écorchait vif, toute sa conscience n'était que souffrance. C'en était trop pour lui... Alors il abandonna et se laissa une nouvelle fois dériver dans ce qu'il appelait le 'noir'. Il se sentit à nouveau si bien. Il flottait dans le 'noir', il était libre et il jugea que c'était une bonne chose. Lui le fils de Kawara allait mourir et c'était tout aussi bien ainsi. Soudain une nouvelle douleur l'assaillit mais plus lointaine, c'était comme une corde qui le retenait, qui l'empêchait d'aller vers le 'noir'. Il n'était pas d'accord, et la douleur disparut. Il ne voulait pas être retenu. Le 'noir' était bon, le 'noir' lui promettait une fin douce et heureuse, le 'noir' lui permettrai de rejoindre Zewen. Mais la douleur revint, plus insistante, cette fois il la sentait le tirer loin du bien être suscité par le 'noir'.
Kawara réaffirma sa prise sur la cheville de Tsuru, et entreprit de remonter vers la surface. Le corps inanimé de son fils pesait lourd pour le vieux pêcheur mais il s'interdit de le lâcher. Sentant l'air dans ses poumons s'amenuiser, Kawara commença à se hisser le long de la corde tout en implorant silencieusement son fils.
(Tsuru ! Je t'en prie Tsuru réveille toi ! Ce n'est pas aujourd'hui que tu dois mourir, ne me fait pas ça ! J'ai déjà perdu un fils Tsuru et c'est bien trop pour un père. Ne me laisse pas seul ici, je te l'interdis ! Tsuru…)
Le 'noir' refluait à mesure que la douleur enflait. Il entendait maintenant un bruit insistant, comme un appel, mais n'arrivait pas à le comprendre. Perdu dans cette géhenne, il n'arrivait pas à réfléchir. Qui était-il ? Il devait s'en souvenir c'était important.
Le vieil homme n'en pouvait plus la remontée lui semblait interminable. Mais il ne pouvait abandonner, il ne pouvait pas laisser son fils mourir fusse au prix de sa propre vie, aussi poursuivit il ses efforts. Pour soulager son bras alangui, Kawara entoura la corde autour du corps de son fils et tenta, tant bien que mal, de la fixer autour de son poitrail pour maintenir Tsuru sur son dos. Son deuxième bras maintenant libéré de son pesant fardeau, il put l'utiliser pour faciliter sa remontée le long du cordage.
Il se souvenait d'une tempête qui commençait, il se souvenait d'avoir pêché avec son père, mais son nom se dérobait toujours à lui. La souffrance, elle, se faisait plus localisée, il commençait à reprendre conscience des frontières de son enveloppe corporelle.
Sa tête commençait à tourner quand Kawara aperçut enfin la surface au dessus de lui. Le soulagement, qu'il ressentit, fut à la hauteur de l'effort qu'il avait du fournir pour ramener son fils des profondeurs. Jaillissant des eaux, le vieux pêcheur aspira goulûment l'air qui l'entourait. D'un coup d’œil, il repéra son frêle Hosho, malmené par la furie des éléments, et entreprit d'y faire monter son fils. La tâche s'avéra autant, si ce n'est plus, ardue que de plonger dans les abysses de l'Aeronland à la recherche de son enfant, mais il finit par réussir et monta à son tour à bord. Faisant fi de la houle qui agitait la barque en tous sens, Kawara s'agenouilla auprès du corps inanimé de son fils, désemparé, il ne savait pas comment le réanimer.
« Tsuru ! Je t'en prie, reviens parmi nous, je t'aime mon petit T... »
Un appel, il en était sûr maintenant, c'était un appel insistant qu'il entendait ! Mais hélas les mots n'avait encore aucun sens. Il essayait toujours de se souvenir, de remonter le fil de son existence, il cherchait à découvrir son nom. Il se vit, en pleine nuit, quitter le port d'une ville qui s'appelait Oranan. Il se souvint d'une paire d'yeux, gris acier, qui le fixaient tandis qu'il s'éloignait, ceux d'un elfe nommé Imlas. Se souvenir lui faisait mal, mais, à son grand étonnement, il accueillit cette douleur comme une bénédiction. Il finit par comprendre : on ne souffre pas lorsque l'on est mort et il ne voulait pas mourir. Avant le port, il se vit dans une grande bâtisse, remplie de livres, discuter avec une enfant, c'était sa sœur Aiko. Le temps défilait sous ses yeux, de plus en plus vite, sa vie se déroulait à rebours. Il se souvint de sa prière à Zewen, qui apaisa la tristesse qui l'avait envahit à la mort de son frère Huang. Il revécu les années passées avec lui, sur les bancs de l'école, affrontant ensemble le mépris des autres. Et enfin il se vit naître, il vit son père, Kawara, le tenir dans la paume de sa main, le regard brillant d'une fierté à peine contenue, et il l'entendit :
( Que Rana et Zewen te protègent mon fils, puisse ta vie être belle. je te le dis aujourd'hui et sois sûr que je te le penserai tout au long de ma vie, je t'aime mon petit … )
« TSURU ! » Hurla-t-il en ouvrant les yeux.
La suite : ... tourne et tournera encore(((1674 mots)))