Je ne m'étais pas senti partir. Je n'avais pas vu les ténèbres m'engloutir. J'avais fermé les yeux, laissant la lumière à l'extérieur. Elle pouvait bien frappé à ma porte, j'avais décidé que cette dernière resterait close. Évidemment, je ne pouvais pas la repousser trop longtemps. Pourquoi ? C'était évident, pourtant. Elle était lumière et moi... Je n'étais pas que ténèbres.
Doucement, mes paupières s'ouvrirent. Ce simple geste avait le don de me demander un effort considérable. Je me sentais horriblement lourd. Les yeux à demi-clos, je battis plusieurs fois des paupières pour essayer de percer cette lumière verte qui m'agressait la rétine. Où étais-je ? J'avais l'impression d'avoir dormi longtemps, et je ne comprenais pas très bien ce qui se passait. Mon cerveau qui sortait à peine de sa mise en veille mettait du temps à tout remettre en place, et à vrai dire, je ne cherchais pas à le brusquer. Premièrement, je me sentais bien, et deuxièmement, j'étais bien trop occupé à tenter de résister à une autre forme d'agression. En effet, à peine réveillé mon odorat subissait un violent attentat. Ça empestait ! C'était ignoble ! J'avais l'impression d'être plongé dans une fosse malodorante. Ça sentait la mort, le sang, la matière fécale, la maladie... C'était si écœurant que mon visage se renfrogna immédiatement. J'avais la mauvaise impression d'être à Omyre. Il n'y avait que cette ville de sous-races dégénérés pour dégager de tels effluves puantes. Couché sur mon sol dur et froid, je commençais à me sentir quelque peu mal à l'aise et j'eus l'esquisse d'un mouvement pour améliorer ma position. Quand j'y réfléchissais, j'avais l'impression d'être de retour dans ma cellule du bagne.
Le bagne... Cette pensée eut à peine le temps de faire le tour dans mon esprit que je me redressai avec hâte. Le front perlant de sueur et les yeux exorbités, je devais avoir cet air d'animal perdu qui ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Ma tête fit un rapide mouvement rotatif pour m'apercevoir que je n'étais pas sur le sol, mais sur une table de pierre et qu'il faisait tellement sombre que je n'arrivais pas à distinguer la totalité de la salle dans laquelle je me trouvais. Mais lorsque mes yeux croisèrent ceux de Dol'Ther aux côtés d'un autre homme que je n'avais jamais vu, tout me revint en mémoire.
Bien sûr... Je ne pouvais pas être dans le bagne, puisque j'en étais sorti victorieux, puisque Oaxaca avait jugé bon de m'envoyer participer au génocide de mon propre peuple, puisque je n'étais de toute façon plus sur Yuimen et que...
Ignorant totalement les individus, mes yeux se baissèrent immédiatement sur ma jambe. Elle était encore là, ce qui me rassura au premier abord. Mais cette fois elle était à nue, débarrassé de ma botte en sale état et de mes bas qu'ils avaient déchirés. Un garrot avait été formé à mon genou, pour stopper les pertes de sang, sans doute. La plaie était propre, nettoyée de la bave du doguenard et du sang, mais toujours aussi horrible à regarder. Les contours étaient devenus noirs, comme nécrosés.
Comme si le simple fait d'avoir vu ma blessure m'avait rappelé sa présence, je pus de nouveau sentir la douleur de ma jambe. Serrant les dents, je me laissai à nouveau tomber sur la table, dépité. J'aurais tellement souhaité que tout cela ne soit qu'un mauvais rêve, mais la souffrance ne laissait aucun doute quant à la réalité de la scène.
Les sourcils froncés, je n'arrivais pas à déchiffrer le sentiment qui naissait en moi. Ce ne pouvait être de la peur, j'étais immunisé. Mais bon sang, qu'est-ce que c'était ? Une boule étrange me nouait la gorge et je ne pus rien dire, je n'arrivais à pas ouvrir la bouche pour savoir. Je ne voulais pas savoir. Enfin, si, mais...
Je n'eus de toute façon pas besoin de dire quoi que ce soit puisque le Garzok pâle prit la parole. Je n'avais pas envie de le voir. À vrai dire, je ne voulais voir personne. Je voulais rester seul avec moi-même. Mais je dû quand même consentir à tourner le regard vers lui lorsqu’il parla de l’homme qui était à ses côtés. Pour la première fois je portai vraiment attention à lui.
Le docteur Gregan, puisque c'était son nom, n'avait pas l'air commode. Un teint pâle à en faire rougir un albinos, des cheveux blancs et courts, dont la forme laissait deviner une calvitie naissante. Des yeux blancs, eux aussi, relevés par des cernes monstrueuses. Sur son front, on pouvait distinguer des appendices de métal qui semblaient étrangement soudés à sa peau. Quant à sa houppelande grise tachée de sang, elle finissait de donner son air sinistre au personnage. Devant tant de blancheur, j'aurais probablement émis -au moins pour moi- une de ces boutades dont j'avais le secret. Mais franchement, là, j'en avais aucune envie. Je n'étais pas rassuré par cette façon presque détachée qu'il avait d'observer ma jambe. Ne pouvait-il pas montrer un peu de compassion ?
J'étais dubitatif devant l'allure de l'homme qui ressemblait plus à un bourreau qu'à, je ne sais quel docteur. Dol'Ther continua à présenter l'homme comme l'un de ceux qui avait eu le plus de survivants lors de ses greffes. Sensiblement agacé par le sous-entendu de cette information, je me mordis la langue pour ne rien dire. Mais lorsque qu'il parla de gangrène et d'amputation, j'eus l'impression que mon cœur alla se réfugier au bout de mes oreilles.
Je restais un moment interdis, avant de détourner le regard de sorte à ce que mon visage ne soit plus visible. La raison était simple. Mes yeux commençaient à me picoter. Je fis un effort monstre pour ne pas céder, mais mes murailles n'étaient plus assez solides, et elles rompirent sur l'assaut des larmes qui commencèrent à rouler sur mes joues.
Incroyable, moi, Ezak D'Arkasse, réduit à pleurer comme un enfant. Si mon père me voyait, il dirait que j'étais faible, indigne, et m'aurait filé une rouste comme il l'avait fait parfois lorsque j'étais plus jeune. Pour me forger disait-il, pour que je devienne plus fort.
Mais franchement, à l'heure actuelle, j'en avais rien à faire d'être fort. Le monde aurait pu s'écrouler autour de moi que je n'aurais même pas tenté de bouger. En fait, j'en avais plus que marre d'afficher mon masque de suffisance, d'être solide qu'importe la situation.
J'avais déjà été assez fort, lorsque j'avais dû grandir sans amour maternel, encore plus lorsque année après année j'avais commencé à comprendre que malgré tous mes efforts, l'amour paternel ne me serait jamais offert. Et j'avais été fort lorsque ce manque d'amour avait été à l'origine de la destruction de mes liens fraternels.
Devais-je continuer et me rappeler que j'avais été fort de ne pas lâcher une seule larme pour Selena, morte sans avoir pu lui rembourser ma dette ? D'avoir pu regarder Tathar, mon ami, dans les yeux alors que j'avais pris un plaisir malsain à voir sa compagne mourir par ma faute ? Et Maxasnith qui s'était sacrifié sous nos yeux pour mettre fin au pouvoir du dragon mauve ?
De ce jour, j'avais perdus mes derniers relents d’innocence. J’avais accepter que peut-être, je devais cesser de vivre pour mon père et de repartir à zéro, de bâtir quelque chose à mon image. J’avais accepter de laisser mes faiblesses de côtés pour ne plus jamais perdre une bataille.
Et toutes ces personnes qui avaient perdus la vie sur l'ile volante pour les délires d'un grand malade alors que j'avais juré à Eliss qu'ils rentreraient tous ? Et ces enfoirés de Treize qui m'avaient détruits mentalement dans leur foutu bagne, jusqu'à me faire réellement douter de mes sentiments pour ceux que j'aimais ? Ah oui, il y avait aussi le fait que je me fasse considérer par un traitre par les miens alors que je faisais tout ce qui était en mon pouvoir pour les sauver.
Je n'avais pas été assez fort ces fois-là ? D'agir toujours comme si tout allait bien, comme si je pouvais porter tout le poids de l'histoire d'un sang noble Kendran et d'un grand clan Ynorien. J'en avais marre de tout ça plus que marre. Je ne pouvais pas être parfait tous les jours. J'avais à peine la vingtaine ! La plupart des gens mon âge ne pensait qu'à forniquer, boire du vin jusqu'à plus soif et profiter de la beauté de leur jeunesse. Toute ma jeune vie, j'avais été obligé de faire des choses que je ne voulais pas faire. Alors aux diables mes larmes, je voulais aujourd'hui qu'on me laisse être un gosse. Qu'on me laisse pleurer pour cette chose ô combien futile en temps de guerre mais qui me tenait tout même à cœur: ma jambe.
Et alors que je pleurais silencieusement, Gregan commença à énumérer différentes options de sa voix morte, sans vie.
L'une d'elles consistait à pouvoir garder ma jambe entière en retirant les chaires mortes. J'eus un sursaut d'espoir en l'entendant, mais la suite n'était pas très réjouissante. Ma jambe devrait être immobilisée pendant plusieurs semaines. Et l'opération en elle-même n'était même pas sûre de pouvoir empêcher la propagation de la gangrène. En admettant que je prenne ce risque, L'Ynorie n'attendrait pas que je me remette. Et ce n'était pas ces aliénés de Fan-Ming, et ses aventuriers incapables qui arriveraient à quoi que ce soit. Je ne pouvais pas laisser l'avenir d'Oranan entre leurs mains indignes. Ils allaient échouer, j'en étais sûr. C'était à un Ynorien de sauver la ville. Un vrai, un Yuimenien.
La deuxième solution consistait à m'amputer et à m'intégrer le membre de quelqu'un d'autre. Un prisonnier humain, ou d'une autre race si je comprenais bien ses propos. C'était répugnant, je n'arrivais pas à m'imaginer avec le membre de quelqu'un d'autre. Ce n'était pas moi. Mais d'un autre côté, cela m'assurerait un semblant de vie normale.
La troisième consistait elle aussi à amputer et à m'intégrer une jambe statique en bois ou en métal. Mais visiblement, elle me priverait d'une partie de ma mobilité. Le chirurgien alla de son commentaire sur cette option la jugeant pas assez amusante. Je fronçai les sourcils, mais me retins de faire toute remarque. J'avais d'autres problèmes. En tout cas, je ne pouvais pas m'imaginer accepter cette solution. Comment pourrais-je me battre efficacement ? Comment mes détracteurs me surnommerait-ils ? Le boiteux ? Jambe-de-bois ? C'était hors de question.
La dernière option visait à m'implanter une jambe mécanique faite d'un métal léger, animée par magie, et implantée de pouvoir comme l’œil de l'actuel Duc d'Orsan. Mais je n'eus pas le temps d'y réfléchir qu'un nouveau commentaire du docteur plus que déplacé finit par me mettre hors de moi. Il jugeait cette opération comme la plus passionnante à réaliser. Ce type était répugnant. De quel droit osait-il me traiter comme un sujet d'expérience ?
« Vas crever espèce de sale dégénéré ! Tu me dégoutes ! »
J'avais sifflé ces mots entre mes dents, plus pour moi qu'autre chose. Mais au final je m'en fichais pas mal de savoir si il avait entendu ou non. Qu'est-ce que ça pouvait bien me faire ? Je devais me ressaisir, je devais être Ezak D'Arkasse. Je devais peser sur ma vie et prendre une décision. D'un geste rageur, j'essuyais honteusement les larmes qui m'étaient venues avant de me tourner avec virulence vers Gregan, me relevant de tout mon buste. J'étais hors de moi.
« Te rends tu comptes une seule seconde que tu es en train de parler de ma jambe ? D'une partie de moi-même ? Espèce de malade mental ! Comment tu peux prendre autant de plaisir à seulement penser découper une partie de moi-même ? Tu n'es qu'un pervers sadique ! Même une prostituée ne trouve pas aussi amusant de se faire enfiler toute la journée, et pourtant, elle, on la paye ! Et je doute que ce soit ton cas.»
Énervé, je m'apprêtais à repartir dans une nouvelle série d'insultes savamment pesée quand, dans mon énervement, je bougeai un peu trop ma jambe, qui frotta contre la pierre. Ne pouvant retenir ma souffrance, je serrais les poings en grognant de douleur. La sensation dans ma jambe me rappelait que je n'avais pas le temps d'insulter à tout va. Surtout que la cible de ces injures était celui qui pouvait décider de la bonne réussite de l'opération ou non. Mais c'était plus fort que moi, ce type me donnait la nausée. Dans une autre situation, je l'aurais probablement ignoré, mais celui qui était sur la table d'opération, c'était moi. Désemparé, je pris ma tête entre mes mains avant de prévenir sur un ton ferme :
"Fermez la ! J'ai besoin de réfléchir. "
Les doigts sur les tempes, je les frottais légèrement. Un mal de crâne fulgurant commençait à me gagner, mais je me fis violence pour tenter de l'ignorer. Après réflexion, il ne me restait que deux solutions envisageables. Pour commencer, je devais me résigner à accepter l'amputation, je ne pouvais pas attendre des semaines que ma jambe guérisse avant de partir au combat. Je n'en avais pas le temps. Et la jambe de bois... Oh non... Jamais ! Il restait plus qu'à me faire greffer un membre appartenant à un autre ou qu'à me faire implanter une jambe animée de magie.
Les deux solutions me répugnaient toutes les deux. Je ne voulais pas avoir ne serait-ce qu'un membre appartenant à quelqu'un d'autre et d'un autre côté, je refusais de me retrouver avec quelque chose de magique en moi. Pourtant, il fallait que je fasse un choix.
Je restais ainsi de longues minutes, la tête entre les mains, refoulant les nouveaux assauts des contingents de larmes qui menaçaient de couler. Quoi qu'il arrive, ma vie ne serait plus jamais la même.
Après avoir pesé le pour et le contre de chacune des deux options, j'arrivai à un constat simple. Quitte à avoir quelque chose que je déteste en moi, autant que cela n'appartienne pas à quelqu'un d'autre. Je ne voulais rien devoir à personne, et j'avais, je devais l'avouer, un peu de culpabilité en m'imaginant voler la jambe d'un autre alors que je pouvais faire autrement. Sans même lever la tête, toujours prostré dans ma position initiale, j'énonçai ma décision,d'une voix faible et triste, à peine audible.
« La dernière option... »
J'étais à nouveau vide de toute émotion et à nouveau, je compris. J'avais peur. Du moins, j'aurais dû.
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"L'objet de la guerre n'est pas de mourir pour son pays, mais de faire en sorte que le salaud d'en face meure pour le sien." - George Smith Patton
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