« Eh ben mon gars… T’es dans l’fumier jusqu’au cou ! Mais si tu t’en sors… Crénom ! tu d’viendras une légende, même si pour ça j’dois aller chanter tes louanges avec une voix d’coupé dans toutes les tavernes d’tout les continents ! » Bahalt avait ponctué sa remarque d’une vigoureuse accolade dans le dos du Wotongoh, qui n’affichait pas une mine réjouie en sortant de la pièce. Il s’attendait à jouer un rôle, mais peut-être pas celui qu’on lui avait attribué. Thrang avait été clair, très clair. Il pouvait encore faire demi-tour, refuser, rejoindre le continent par le premier navire en partance de Gwadh – le contrat passé en les shaakts de Keanravir et Céendel comprenait cette possibilité – et tenter de retrouver une vie à peu près normale. Mais en s’embarquant dans cette galère, il savait qu’il ne tournerait pas le dos aux défis qui se dresseraient sur son chemin.
Aussi cela fait-il une semaine que Caabon arpente les rues – plutôt les galeries – de la cité shaakt de Nosvéris, sous la tutelle de Bahalt.
L’homme au pied de bois n’est pas un esclave comme les autres, comme l’a vite compris son nouveau disciple. Les humains, et quelques autres représentants des races de Yuimen, asservis par les clans forment une société à part : ils sont assez nombreux pour vaquer à bon nombres d’occupations que leurs maîtresses délaissent, assez pour représenter une menace, aussi sont-ils soigneusement opprimés et diminués, éliminés à la moindre velléité de révolte, divisés dans des quartiers, des maisons, des grottes différentes, et suffisamment occupés pour qu’organiser une révolte devienne du suicide. Parfois on fait tomber – littéralement – les quelques têtes pensantes d’un complot, fictif ou bien réel, pour l’exemple, et cela suffit. Cependant, les esclaves restent toujours une force vive avec laquelle compter : voilà ce qu’a tenté d’expliquer Bahalt au Wotongoh dont il a la charge. La matriarche du clan Keanravir, ses filles et toutes les autres femelles du clan ne s’abaisseraient pas à traiter avec un esclave, pas même avec les humains de l’extérieur d’un rang trop inférieur, ne disposant pas d’assez de pouvoir ; par contre, elles peuvent envisager de communiquer avec un mâle de leur clan : Thrang assure ce rôle, il est un messager, la parole des femelles. Et Bahalt est le relai entre les shaakts et leurs esclaves. Ce rôle n’est pas aisé à tenir, car il s’agit avant tout pour lui d’être perçu comme un élément neutre par les deux partis, mais une fois cet écueil passé, les possibilités sont nombreuses : les esclaves, parce qu’ils deviennent parfois invisibles aux yeux de leurs maîtres, membres du mobilier, entendent, voient. Cependant, ils ne disent rien, surtout pas à un shaakt, ennemi commun. Mais la vie d’esclave est difficile, et parfois un bon renseignement peut aider à sauver une vie, acheter une liberté. Simplement, il faut connaître celui qui sera à même de le monnayer, de le négocier, et cet individu, au sein du clan Keanravir, se nomme Bahalt.
Ayant fait de vieux os parce que malin, c’est à lui que Thrang a délégué la charge de Caabon pour toutes les tâches quotidiennes, et sa formation à la vie troglodyte. Ainsi qu’à d’autres fonctions d’ailleurs…
Et la première leçon est de savoir marcher. Une semaine pour réapprendre à marcher, ce n’est pas de trop. Après avoir quitté la chambre de Thrang, Caabon s’est rééquipé de ses effets dans un cellier obscur mais désert, tandis que Bahalt faisait le guet ; après quoi, le vieil homme lui a fait enfiler assez de loques pour cacher brigandine, bottes et vêtements. Ses effets dissimulés, le Wotongoh pouvait commencer à envisager de passer inaperçu. Cela passe en premier lieu par la démarche. Le pas peut annoncer l’individu, ferme et décidé, ou au contraire hésitant et faible ; le dos, droit ou courbé, en dit long ; la claudication bien jouée peut suffire à tromper un adversaire, au mieux à lui faire commettre une erreur mortelle, au moins à lui inspirer une confiance traitresse. Or, Caabon a appris à marcher dans la maison d’un marchand ynorien de noble ascendance et au statut bien supérieur à celui d’un esclave : s’il s’est jeté sur les routes à sa majorité, il n’a en revanche pas perdu cette manière d’être pour adopter la dégaine d’un vagabond, quelque chose de profondément ynorien subsiste en lui, dans sa manière de poser les pieds, et plus généralement de se tenir. Ce qui se révèle être des qualités dans la société et le lieu adapté devient un handicap criant là où se trouve coincé le jeune homme, cela revient à porter sur sa poitrine un écusson professant sa mascarade. Fort heureusement, le maître est bon et patient, ce qu’il sait, il l’apprend d’autant plus aisément que quelque part son intérêt est engagé dans la réussite de Caabon. Qui sait si, un jour, il ne pourra pas lui aussi recourir à ses services…
Un jeu de ficelle retenant les membres, des cales de bois dans les bottes, des boules de chiffon coincées sous les bras, un drap plié pour simuler une bosse, et c’est un infirme à peu près convainquant que le Wotongoh peut incarner. Une semaine de ce traitement lui mettent les orteils en feu, les muscles dans une tension douloureuse, contraints qu’ils sont de faire prendre au corps des attitudes jusque là inexpérimentées, et surtout, surtout, les nerfs à rude épreuve. Ce n’est pas dans une salle déserte que se déroulent les exercices, mais en condition réelle, dans les galeries de la cité. Et chargé avec ça : des seaux d’eau, des sacs de farine, des rouleaux de tissus, mille et une marchandises qui doivent être véhiculées, promptement et discrètement, afin qu’elles paraissent aux shaakts apparaître de nulle part peu après l’expression de leurs désirs. La douleur se double donc de fatigue, l’épuisement vient alourdir encore les fardeaux, le froid et le vent usent la patience comme ils peuvent fendre la pierre, les faibles rations attribuées aux esclaves n’aidant en rien, sinon à accroître la sensation de faim. La vertu d’une semaine de ce traitement se fait rapidement sentir : Caabon sait maintenant se tordre, se courber, boiter, simuler diverses malformations, avec une certaine aisance ; Bahalt l’encourage, le félicite, tout en lui rappelant qu’exceller en cet art demande un apprentissage constant, une discipline de tous les instants, un sens de l’observation aigu.
Caabon apprendra. Il le sait, il le veut. Cette première phase de son éducation, qu’il sait nécessaire, lui fait prendre la mesure du chemin qui lui reste à accomplir. Roulé en boule sur une maigre paillasse malodorante, lové sous la cape de Théoperce, elle-même dissimulée par une couverture de laine usée et rongée par les mites, le jeune homme cherche vainement le sommeil, en écoutant les souffles plus ou moins réguliers des autres esclaves du clan Keanravir. Il a faim, son corps réclame du repos, plus de repos, des soins, une chaleur permanente, un feu, un rien de confort, un peu plus de paille pour ne pas sentir chaque aspérité de la pierre qui constitue le sol de la grotte. Mais tout cela attendra qu’il puisse le gagner.