Près d'une demi-heure de marche rapide m'est nécessaire pour sortir de la cité et dévaler la longue rampe encombrées de chariots et de porteurs menant dans la vaste crique abritée de la fureur de l'Aeronland où se trouve le port de Nessima. Bien plus modeste que les grands ports des autres continents, il n'en comporte pas moins de nombreux quais de pierre où sont accostées les embarcations des pêcheurs et une douzaine des grandes galères à fond plat majoritairement utilisées par l'armée. L'équivalent d'un petit village entoure la rade, comprenant surtout de modestes maisons de pêcheurs mais aussi une taverne, une auberge et une capitainerie tenue par un vétéran de la marine Sindel. C'est vers cette dernière que je me dirige en me frayant en douceur un passage dans la foule dense de marins, commerçants et autres badauds venus assister à la criée, bruyante comme son nom l'indique, où se vendent par milliers poissons, crustacés et coquillages.
L'odeur est puissante, mélange salé d'iode, d'algues plus ou moins pourrissantes et de poisson, mais elle ne me dérange pas, bien au contraire. Je suis né ici, j'ai nagé et pêché des oursins dans ces eaux dès mon plus jeune âge. Je me suis faufilé en douce dans les galères afin d'y vivre d'enfantines aventures héroïques, la plupart du temps abrégées par des gardes hilares de m'avoir attrapé en train de m'efforcer de manœuvrer les lourds gouvernails, de préférence après avoir piqué une casquette de marin et un sabre, pour jouer au pirate ou au grand capitaine. Autant de souvenir qui me font sourire avec une douce nostalgie, c'était un temps heureux où j'ignorais encore tout de la cruauté du monde. Malgré les années écoulées ces eaux, cette odeur si prenante, l'activité fébrile de ce port, font partie de moi au même titre que les rues de la cité ou la demeure de mes parents.
Quelques instants plus tard, après avoir enjoint à Sinwaë de se tenir tranquille, je pousse la porte de la capitainerie, une simple maisonnette guère différente des autres si ce n'est qu'une enseigne représentant un navire sytilisé la distingue. A l'intérieur, une unique pièce est visible pour les visiteurs, munie d'un comptoir de bois si usé par le temps et les innombrables mains qui s'y sont posées qu'il est parsemé de creux et qu'il est plus doux au toucher que la peau d'une jeune femme. Derrière, un Sindel âgé aux courts cheveux blancs et au visage buriné par des siècles passés en mer griffonne quelques mots dans un registre, mais il lève aussitôt la tête en m'entendant entrer et écarquille de grands yeux un peu inquiets à la vue de mon Ithilarthëa et de mes armes. Je lui souris aimablement pour le rassurer et m'avance vers lui pour lui faire part des raisons de ma venue:
"Bonjour messire. Ne craignez rien, mon fauve n'est pas agressif pour un sou. Je souhaiterais acheter des navires, est-ce à vous que je dois m'adresser?"
Le Sindel hausse un sourcil quelque peu dubitatif à mes propos, sans doute davantage concernant le pacifisme de mon carnassier de Silnogure que par rapport à ma demande car il répond prudemment:
"Heureux de l'apprendre, jeune Elfe, sacrée belle bête que vous avez là. Des navires dites-vous? Ma foi, oui, vous êtes au bon endroit mais...quel genre de navires souhaiteriez-vous acquérir? Pas des barques de pêche, je présume?"
"Non, en effet, ce sont des galères du genre de celles qui sont amarrées que je désirerais acheter. Une demi-douzaine, si c'est envisageable."
Mon compatriote ouvre des yeux aussi grands que des soucoupes à cette annonce, puis il se frotte pensivement le menton avant de me répondre d'un ton légèrement incrédule:
"Une...demi-douzaine? Par Sithi, je ne voudrais pas vous offenser mais...avez-vous une idée de ce que coûtent de tels navires?"
"Du tout, c'est la première fois que j'achète un bateau, je compte donc sur vous pour me l'apprendre mais je suis raisonnablement convaincu d'avoir les moyens nécessaires."
"Eh bien, une galère équipée revient à un millier de yus, sans équipage ni fournitures en vivres, naturellement. Mais... je ne suis pas en mesure de vous fournir une pareille quantité de navires, messire, loin s'en faut."
"Je me doute bien que vous n'en avez pas autant à disposition. Mais il est possible d'en faire construire, non? Combien pourriez-vous m'en fournir rapidement?"
"Ma foi, j'en ai une qui vient de sortir du chantier naval et une deuxième qui est sur le point d'être achevée. Je pourrais faire venir les quatre autres de Tahelta, mais elles ne seront pas disponibles avant quelques semaines et il vous faudra payer un supplément pour défrayer les équipages qui les amèneront."
Je réfléchis quelques instants, puis je hoche lentement la tête:
"Fort bien, cela me convient, mais je me chargerai de trouver les équipages qui prendront en charge les quatre navires à Tahelta et ici-même. Seriez-vous en mesure de fournir l'approvisionnement nécessaire à un long voyage pour ces six bateaux?"
J'ai en effet ma petite idée quant à la manière de recruter ces équipages, un point sensible compte tenu de l'usage que je compte faire de cette flotte car rares sont les Sindeldi du Royaume de Sarindel qui ne se révolteraient pas en découvrant qu'ils vont servir à approvisionner les Eruïons et les exilés de Raynna.
"Certes, mais il me faudra quelques jours et, vous vous en doutez, ce ne sera pas gratuit."
"Naturellement. Six mille yus pour les navires, donc, combien faut-il prévoir pour les affréter?"
Le vieil Elfe se livre à un rapide calcul, puis il m'annonce:
"Pour un millier de yus supplémentaires ils seront parés à prendre la mer, messire."
"Très bien, marché conclu. Préparez les contrats, au nom de Tanaëth'tar Ithil je vous prie", lui demandé-je en sortant ma bourse pour compter la somme requise et la déposer devant lui.
Le vétéran me dévisage avec surprise à l'évocation de mon patronyme:
"Ithil? Vous êtes le fils de Veyan et Maeyl'tar Ithil? J'ai entendu dire que vous aviez combattu dame Sylënn'tar Thinel et que vous alliez l'épouser, mais je n'ai rien compris à ces histoires. Beaucoup prétendent que vous avez été vaincu, alors par quel miracle a-t-elle accepté de s'unir à vous?"
Je ris légèrement à ces mots, ma future femme est décidément bien connue ici, de même que son manque total d'engouement pour le mariage et, je n'en doute pas, la férocité avec laquelle elle a évincé tous ses malheureux prétendants:
"Je suis le fils de Veyan et Maeyl, c'est exact. Quant à Sylënn, disons simplement que les apparences sont trompeuses?"
Je n'éprouve nul besoin de démentir les rumeurs disant que j'ai perdu ce combat, Sylënn sait ce qu'il en est et cela me suffit plus qu'amplement, d'autant plus que nous étions de force égale et que l'issue de ce combat aurait aisément pu être différente. Cela tient parfois à si peu de choses... Quoi qu'il en soit, mon interlocuteur comprend que je ne lui en dirai pas davantage et se contente de hocher pensivement la tête en entreprenant de préparer les contrats demandés après avoir vérifié que le compte y était. Il nous faut encore deux bonnes heures pour mettre les détails au point et ratifier les actes de propriété en bonne et due forme, puis nous achevons la transaction d'une vigoureuse poignée de main et je quitte la capitainerie. Puisque il m'était impossible de les enregistrer au nom de mon Ordre, me voici désormais officiellement l'heureux propriétaire de six galères flambant neuves qui porteront toutes un nom identique aux allures de discrète provocation à l'encontre du clergé: les Danse-Lames.
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