Je marque un temps d’arrêt lorsqu’Aliéron me donne enfin son âge. Quatre-vingt-neuf ans. Il est quasiment quatre fois plus âgé que moi. Je secoue la tête, comme pour me remettre les idées en place. Il ne les fait tellement pas. Il a l’air aussi jeune que moi, à dire vrai. J’apprends aussi, par ses explications, que les Hafizs plus que les autres peuplades humaines, sont dotées d’une longue vie. Alors forcément, quand on en croise un avec un elfe… Il avoue ne pas savoir plus que moi l’effet de comparaison entre humains et elfes et semi-elfes. Il a rencontré bien peu des siens, au cours de son existence, soulignant leurs différences par rapport à la problématique. Il affirme pourtant un sentiment commun à tous ceux-là : la sensation de n’appartenir ni à un monde, ni à un autre, voyant amis et proches vieillir plus vite qu’eux, ou bien plus lentement. Je reste méditative suite à ces paroles, les mettant en abîme et les gardant à l’esprit pour un futur moment de réflexion personnelle. Pour l’heure, j’ai l’esprit trop remué par la recherche de mon jumeau que pour m’y attarder plus que de raison. Je sais juste qu’en retour de ses propos, j’ai envie de lui répondre :
« Je ne me suis jamais sentie dans mon monde parmi mes semblables, si ça peut te rassurer. Mais toi, tu fais partie de mon monde, maintenant. Plus que n’importe quel humain que je n’aurais croisé qu’une fois, je te sens proche. »
Je lui lance un sourire sincère, tête haute, et conclut néanmoins :
« Bon. Sihlaar ne va pas se retrouver tout seul. Allons-y ! »
Il m’indique alors que nous nous retrouverons chez lui lorsque nous aurons chacun mené notre petite recherche. J’acquiesce d’un signe de tête et, sans plus demander mon reste, je le quitte pour déambuler un peu sur le port, en cette fin de journée. Où donc pourrai-je trouver ce fameux capitaine de port ? Nous en avons un aussi, à Yarthiss, qui gère sur le port fluvial les arrivées des navires marchands en vue de décharger leur contenu sur les docks, ou de la charger pour entamer leur voyage commercial. Ça doit facilement se repérer, puisque c’est la première personne à qui un capitaine, arrivant au port, doit s’adresser.
Pourtant, après plusieurs minutes à tourner en rond dans ce quartier que je ne connais que peu, je ne repère aucune officine de bois telle que je la connais dans ma cité de provenance. Ici, sur les quais, comme partout ailleurs dans la cité, j’ai l’impression que tout se ressemble, et suis bien forcée de constater que je suis bien incapable de différencier une habitation de pêcheur d’un bureau officiel ou d’un bouge mal famé, si tant est que ça existe dans ce monde ostensiblement plus fastueux que ma cité natale. Voyant bien que je suis perdue, je me fais finalement aborder par un marin assis sur une caisse, occupé à repriser à l’aide d’un crochet un vieux filet de pêche.
« Alors beauté, on est perdue ? T’aurais pas b’soin d’aide, par hasard ? »
Son teint est bien plus foncé que celui d’Aliéron. Un hafiz pure souche, à la chevelure longue et nattée sur l’arrière de sa tête. Il me domine d’une tête et, bien qu’avenant, ne me met pas à l’aise. Son regard est fixé sur moi dans l’attente d’une réponse. Un regard fait de deux yeux noisette plus clair que le grain de sa peau, ce qui rend étrangement. Un regard presque hypnotisant. Je recule lentement d’un pas et bute contre un passant qui, bousculé, me jette un regard courroucé avant de partir en grommelant sans demander son reste. Le temps que je détourne le regard un instant pour implorer des yeux la victime de ma maladresse de m’excuser, bien vainement puisqu’il ne m’adresse lui-même pas un regard, le marin au crochet est descendu de sa caisse et s’approche de moi en délaissant son ouvrage.
« Allons, faut pas avoir peur. T’es pas d’ici hein, j’me trompe ? »
Je reste figée, de peur qu’il croie que je le crains. Il s’approche de moi, affable, et range son crochet à sa ceinture pour me tendre la main. Je la regarde, dubitative, sans lui tendre la mienne. Il refoule son geste en haussant les épaules, gardant un air amusé.
« Comme tu vois. Mon nom, c’est Kwasi. »
Il n’a vraiment pas l’air méchant, en vérité. Mais toujours, je me suis méfiée des hommes qui apostrophaient les jeunes femmes dans la rue, leur conférant des idées licencieuses derrière la tête. Et bien souvent, sans me tromper. Lui semble différent. Il garde ses distances, et malgré une familiarité inhérente à sa classe, reste poli et amène.
« Asterie. Et oui, tu peux m’aider. Je suis à la recherche du capitaine de port. »
Son sourire s’accentue, révélant des dents blanches et entretenues. Un aspect rare, chez un marin !
« A la bonne heure. Et qu’est-ce que tu lui veux, au capitaine de port, si c’est pas indiscret ? Suis-moi, il vit au bout de la jetée, je vais te montrer. »
Et sans attendre ma réponse, il s’en va vers la direction qu’il a lui-même pointé du doigt. Je lui emboite le pas, décidée à lui céder un peu de confiance.
« Je cherche quelqu’un, qui serait passé par ici ces derniers jours. »
Tout en marchant, il pouffe et se tourne vers moi.
« Hé bah, j’espère que t’auras une description plus précise que ça à lui fournir, parce que des blancs-becs, y’en a quelques-uns qui transitent par ici. C’est pas les plus nombreux, mais y’en a. »
C’est même plutôt rare, si j’en crois mes observations. Trois jours que je suis là, et je n’ai vu aucun être à la peau aussi pâle que la mienne. Bon, après c’est sûr que même pour les miens, je suis plutôt pâle. Mais là, aucun être de mon ethnie en près de trois jours, si l’on excepte le vieux Héris que m’a présenté Aliéron. Des hafizs principalement, bien sûr, mais aussi des elfes gris, en moindre quantité. Nous sommes sur leur archipel, après tout. Même si les Kersois doivent voir d’un mauvais œil cette catégorisation, alors qu’il leur sont antérieurs, si je ne me rappelle pas trop mal des préceptes d’histoire que mon percepteur tentait vainement de m’inculquer, alors que je lorgnais par la fenêtre, là où Sihlaar buvait ses paroles comme il boirait une pinte de bière, maintenant : avec force délice. Je ne réponds pas plus. Il n’a guère besoin d’en savoir davantage. Je préfère éviter qu’on sache trop mes projets de me rendre sur l’île interdite, si mon frère s’y est bien rendu.
Par chance, nous arrivons bientôt à une petite habitation de pierres en bout de jetée, telle qu’il me l’a présentée. Sans attendre, vu mon mutisme, il frappe à la porte, et de l’intérieur, une voix nous intime d’entrer. Kwasi ouvre la porte à la volée, et à sa suite, je m’engouffre dans le bâtiment pour le voir saluer chaleureusement, d’une accolade, un hafiz plus âgé et un peu ventripotent, qui jette sur moi un regard amusé.
« Aah, mon bon Kwasi, ça fait longtemps que tu n’es pas venu. Qu’est-ce que tu vas encore essayé de me refourguer, hein ? Tu le sais, pourtant, que la traite des blanches c’est pas ma tasse de soupe. Même si j’en connais beaucoup qui paieraient cher pour en avoir une aussi charmante. »
Il me salue d’un signe de tête, avant d’éclater de rire, déclenchant à son tour l’hilarité du marin. Circonspecte, je les observe sans rien dire, peu encline à cet humour me faisant passer pour… de la marchandise ? En espérant qu’il s’agisse bien d’humour. Voyant que le compliment amusé ne mord pas, Kwasi s’occupe de me présenter.
« Allons, ne sois pas bête. La demoiselle a quelque chose à te demander. Madame Asterie, voici Alhassan, le capitaine de port. »
Je le salue de la tête, respectueusement, et constate non sans une amertume légère que Kwasi reste dans la bicoque pour écouter mes questions. Soit. Il m’a bien aidée, au final. Je vois mal comment le chasser d’ici, à présent. Ça serait sans doute malvenu. Ainsi, donc, j’expose mes questions sans préambule.
« Bonsoir. Vous pouvez m’aider, effectivement. Je suis à la recherche de mon frère, Sihlaar, et j’ai appris qu’il serait passé ici il y a peu, ces jours-ci, pour monter une expédition en vue de se rendre sur l’île interdite. Il serait assez grand, brun, la peau pâle… »
Je me tâte à poursuivre, vu la tête qu’ils ont tiré quand j’ai évoqué l’île interdite. Est-ce vraiment si effrayant que ça ? Je doute que Sihlaar ait trouvé le courage de s’y rendre, du coup. C’est moi, la bravache des deux, l’imprudente, l’aventurière. Pourtant, le capitaine de port ne tarde pas à répondre, assez sûr de lui.
« Il y a bien ce lascar un peu trop sûr de lui qui est venu avant-hier avec dans l’idée d’aller explorer l’île interdite. Mais je me rappelle pas de son nom : vu le monde qui transite par chez moi, il m’est impossible de tout retenir, quand bien même il me l’aurait donné. Parce que rien n’est moins sûr, déterminé comme il était. Vous voyez, l’Île Interdite elle porte bien son nom. C’est un endroit dangereux qu’il faut éviter par-dessus tout. Et je lui ai dit comme je vous le dis, mais il n’a rien voulu entendre. Je l’ai prévenu qu’il ne trouverait personne de raisonné qui voudrait bien lui emmener, mais il s’est avéré débrouillard : en à peine quelques heures, il avait trouvé une barcasse et un équipage de rebuts de tavernes pour l’y emmener. Des traînes-la-soif désireux de rembourser une ardoise trop longue leur empêchant d’être servi dans les bouges du port, pour la plupart. Ils sont partis sans attendre, et on n’a plus eu de nouvelle depuis. »
Je vois bien mon frangin s’acoquiner de ce type de personnes. Les tavernes des docks, le premier endroit où il serait allé pour trouver ce qu’il cherchait : des fous et des désespérés qui le suivraient dans ses délires sans rechigner. La détermination, un trait que nous partageons tous deux. Mon regard se fait plus acéré, alors que je réponds.
« Je dois m’y rendre, moi aussi. Je dois le retrouver. »
L’homme secoue la tête, las, et me rétorque :
« Alors vous ne trouverez pas plus d’aide ici, si ce n’est ce dernier conseil : n’en faites rien. Si c’est bien votre frère qui s’est rendu là-bas, tout ce que vous y trouverez, c’est son cadavre et votre propre mort. »
Je frémis à cette idée, mais je refuse de le croire. Je refuse de céder à la peur. Prenant une ample inspiration, à la fois pour montrer ma propre résolution et pour me donner du courage, je réponds :
« Alors nos chemins se séparent, messires. Je vous remercie pour ces informations, et pour vos conseils. Dussé-je prendre tous les risques, et ne trouver que son corps, il est de mon devoir de le suivre, car s’il s’est rendu là-bas, c’est un peu de ma faute. Bien le bonsoir. »
Et sans demander mon reste, je tourne les talons et quitte la maison. Bien sûr que c’est de ma faute s’il s’est rendu là-bas. C’est toujours de ma faute. Toujours lui qui paie pour les bêtises que je commets seule. SI je n’avais pas détruit la scierie, attiré le courroux de notre père, rejoint la milice et suivi cet enfant dans cette aventure pour sauver les silnogures, nous n’en serions pas là. Il serait toujours en train de vivre sa vie de pacha, dilapidant la fortune familiale en tournées à la taverne avec ses nombreux amis. Il n’est pas bâti pour les aventures de ce genre, trop prudent, trop intellectuel, trop citadin. Aujourd’hui, c’est à moi de veiller sur lui. Et rien ne m’en empêchera.
À peine ai-je fait quelques pas sur les quais que Kwasi me rattrape, m’agrippant le bras. Je me dégage de son emprise en me retournant vers lui, l’air courroucé. Il soupire.
« Je déteste ce que je vais dire, mais je ne te laisserai pas te rendre seule sur cette île, ni courir les tavernes pour trouver une bande de soudards qui n’auront qu’une chose en tête : t’attirer sur les côtes lointaines pour profiter de ta croupe. Je t’accompagnerai. »
Un curieux chevalier-servant, pour le coup. Méfiante, je le contredis :
« Je ne serai pas seule. Un ami de Kers sera avec moi. Il cherche en ce moment une embarcation qui pourra nous y mener. »
Kwasi hoche la tête, mais n’en semble pas moins décidé. Ses propos me le confirment bien vite.
« Alors tant mieux. Mais je doute que ton ami ait une aussi bonne connaissance des récifs des côtes de Kers que moi. Je ne me suis jamais approché de l’île, mais je pourrai vous mener à proximité sans que vous preniez de risques inutiles. Quand comptiez-vous partir ? »
Il a l’air aussi borné que moi. Tout ça par noblesse d’âme ? J’ai du mal à le croire. Existe-t-il vraiment des gens bons et désintéressés, dans ce monde ? J’en ai toujours douté. Il a l’air sincère, pourtant, aussi lui laissé-je le bénéfice du doute.
« Demain, aux premières lueurs de l’aube. S’il trouve de quoi nous y emmener. »
Sa bouche se tord.
« Je possède un petit bateau de pêche, avec plusieurs amis. Je préfèrerais éviter de l’emprunter, mais si vraiment il ne trouve rien, on ira avec. Je vous attendrai ici demain à l’aube, alors. »
Cette fois, je ne peux m’empêcher de sourire. Dire que je le craignais. Il semble tout ce qu’il y a de plus honnête, et même carrément chevaleresque. Une noblesse d’âme rare. Très rare. Le doute existe toujours, bien sûr, mais il me donne envie de le croire. Et sur ce dernier sourire, je le salue.
« Alors à demain, Kwasi de Kers. »
Et sans plus un signe, alors qu’il reprend lui-même sa route vers le port, je quitte les lieux pour rejoindre la maison d’Aliéron. Le soleil s’est couché, et je me presse de rentrer avant que l’obscurité ne soit trop grande. Dans cette tenue, j’ai un peu peur d’attirer les problèmes. Je n’ai pas l’habitude de porter des décolletés si profonds, et des robes si féminines, bien que cela m’aille à ravir, si j’en crois Aliéron. Lorsque j’entre, il n’est pas encore revenu. Je m’assois sur un sofa de cuir pour l’attendre, me servant un verre de cidre venant droit de son saloir, pour qu’il reste frais. Mais à peine en ai-je bu la moitié que le sommeil me gagne à grands coups de bâillements. Je finis par m’allonger sur le sofa et, sans le vouloir, à m’y endormir toute vêtue.
_________________ Asterie
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