La nuit passe, et si mon corps se repose, mon esprit ne parvient pas à trouver le sommeil. Après plus de deux jours de route me séparant des havres noirs, à repousser ces pensées, à les refouler au plus profond de moi pour qu’elles ne surgissent pas, voilà que maintenant, au cœur de la cité des ténèbres, au sein même de ceux contre qui je me suis toujours battu, qu’elles refluent, qu’elles remontent à la surface, alors que me retourne encore et encore sur cette couverture de fourrure, tentant inexorablement d’y échapper. En vain, bien entendu, car maintenant que je ne dois plus faire attention à un environnement inhospitalier, à mon sens de l’orientation, à la crédibilité de mon déguisement… Mon esprit est trop vide, et elles viennent. Oppressantes, viles et sournoises, elles s’insinuent en moi et dévorent les heures de la nuit jusqu’à ce que les lueurs d’une aube pâle et morne naissent, dans les trous de la toiture sous laquelle je m’abrite. Ça y est… Le jour J. Dans quelques heures, je la reverrai. Elle. Mais cette fois, sans témoin, sans spectateur…
Je laisse couler un fin filet d’eau de ma gourde sur ma peau verte d’orque trapu. Je hais déjà cette apparence fausse qui m’éloigne de ma propre forme… Et finalement, de ma liberté.
(Plus pour longtemps, mon Cromax. Plus pour longtemps.)
Lysis. Elle se manifeste enfin, après tout ce silence, où chacun dans un recoin de mon esprit, nous nous évitions. Je saute sur l’occasion pour provoquer le débat. Car il le faut. Nous devons être unis, pour ce soir. Elle ne peut plus me jouer de tour comme elle l’a fait ce soir-là, au chantier naval, promettant ma vie au service de la Reine Noire sans même me consulter.
(Rien n’est moins sûr. Sais-tu vraiment où nous sommes ? Sais-tu vraiment pourquoi nous sommes là ?)
(Bien sûr ! C’est moi qui nous y ai menés.)
Sûre d’elle, elle ne laisse même pas le temps de la réflexion pour répondre. Si tant est qu’une faera ait besoin de réflexion…
(Était-ce la seule solution ? N’y avait-il pas d’autres moyens de nous en sortir ?)
(Bien sûr que si, il en existait. Tu aurais pu courber l’échine devant Oaxaca, et te laisser marquer au fer rouge comme un chien, comme un esclave. Comme l’une de ses possessions. Ton ami shaakt l’a fait. D’autres l’ont fait. Ils ont une place sûre, maintenant. Sous les ordres de Khynt. Des valeurs pour leur armée. Était-ce ce que tu voulais ?)
Les ordres, la rigueur militaire, la soumission à une autorité omniprésente… Et cette marque ! Je porte déjà celle de Phaïtos, sur la nuque… Dois-je me parer de celle de sa nièce ?
(Non. Non, bien sûr que ce n’étaient pas là mes désirs. Soldat d’une armée répandant le chaos, tuant sans pitié, envahissant les autres peuples sans la moindre considération pour la vie.)
(Il me semblait bien. Souhaitais-tu, alors, accompagner les autres ? Les fuyards ? L’elfe blanche, la mage de feu et son compagnon poète. Un dragon, le plus dangereux que cette terre ait porté, est à leurs trousses à l’heure actuelle. Souhaites-tu leur sort ?)
(J’aurais pu leur apporter du soutien, les aider à fuir. Je connais des lieux sûrs. J’aurais pu les mener au Palais de la Roseraie de Soie, et les abriter en mes murs. J’aurais pu leur montrer les passages dans les montagnes pour rejoindre Kendra Kâr par une voie secrète.)
(Ou mourir en leur compagnie, rôti par la monture dressée par ton propre sang.)
Sisstar, ma sœur, palefrenière du Dragon Noir. Mon ennemie depuis plusieurs années maintenant. Et pourtant, jamais je ne l’ai personnellement affrontée. Comme un éternel chassé-croisé où nous ne pouvons mutuellement nous atteindre.
(Nous ne serions pas forcément morts. Il y avait un espoir. Je crois en leur fuite, même sans mon aide.)
(Soit. Et une fois le dragon semé, qu’aurais-tu fait ? Tu serais rentré à Kendra Kâr pour ne plus en sortir, de peur d’être persécuté par cette créature de l’ombre à laquelle tu aurais tourné le dos ? Tu te serais vautré dans un confort faste, mais désormais à ta portée, parmi la noblesse prétentieuse locale ? Aurais-tu mis fin à ta carrière d’aventurier pour rester passif, au Temple des Plaisirs, à manger, boire et baiser sans plus te soucier de rien ?)
Perdre l’aventure… Si tôt. Prendre ma retraite. L’ennui aurait vite fait de m’avoir, et j’aurais été rapidement malheureux, tournant comme un lion en cage, privé de tout ce qui m’est cher. J’en serais venu à être écœuré même de la vie, ce si précieux don.
(J’aurais pu retourner vivre à Tulorim, loin de tout ça. Repartir de zéro, retrouver les traces de ma jeunesse, de mon passé. De ma famille.)
(Ressasser le passé ? Vraiment ? Toi qui aime tant le présent, l’action, les moments vécus à pleine puissance ? Où aurais-tu cherché ? Sur les ossements désormais décomposés de ce taurion qui t’a éduqué ? Tu n’as jamais été si proche de ton histoire, de ta famille qu’ici, à Omyre.)
(Sisstar n’est pas ma sœur. Elle n’a fait que lui voler son corps. Elle ne sait rien de ma famille.)
(Oh, crois-tu ? Elle aurait sélectionné un être sans connaître ses pouvoirs et origines ?)
Non, bien sûr… Je sais que Lysis a raison, et que si je dois trouver des informations sur ma famille, c’est auprès d’elle que je les trouverai le plus facilement.
(J’aurais pu lui soutirer, tôt ou tard. La piéger et la faire parler.)
(Tu aurais pu, oui. Et aurais ainsi risqué vainement ta vie. Et au nom de quoi ? D’une prétendue idéologie qui s’auto-proclame comme étant le Bien incarné.)
(Comme Oaxaca est le Mal, oui. Parfaitement.)
(C’est ridicule. Insensé. Je te croyais moins naïf. En fait, je te sais moins naïf. La méchante Oaxaca… Ce n’est qu’une image politique que le Roi de Kendra Kâr fait passer pour excuser ses crimes contre des peuples qu’il méconnait, méprends et veut voir rayés de la carte. Kendra Kâr et Omyre se valent, à ce niveau là. Ils sont aussi belliqueux l’un que l’autre. Le reste n’est qu’une question de point de vue. Comme dans toute guerre, il n’y a pas de gentils et de méchants. Il y a juste deux camps, dont l’un finit par être plus fort.)
(Kendra Kâr représente l’ordre, la loi, la justice. Ce sont des valeurs qu’Oaxaca repousse.)
(Oui, Oaxaca prône le chaos, le désordre, la liberté. Plutôt que le contrôle, la répression et la création de castes sociales se basant non pas sur la valeur personnelle des gens, mais sur leur propension à se remplir les poches. Tu parles d’une justice… Te correspond-elle vraiment ?)
Elle m’a déjà parlé de ceci. M’associant davantage au chaos qu’aux lois. Et… je n’avais su alors trouver de contre argument. Un peu comme maintenant, d’ailleurs. Car au fond de moi, je sais qu’elle a raison. Je ne suis pas méchant, je n’ai pas un mauvais fond. Si je peux aider, je le fais volontiers, et plutôt deux fois qu’une. Surtout s’il y a une récompense à la clé. Car oui, je suis un opportuniste, mais volontaire et aidant. Et s’il n’existe pas de réelle différence entre Kendra Kâr et Omyre sur l’alignement général, qui suis-je pour les juger, l’une comme l’autre ? Je sais que les orques sont aussi unis que les troupes humaines, au combat. Qu’ils regrettent leurs morts et les honorent. Qu’ils aident leurs compagnons avec toute la fougue et la fureur qu’on peut trouver dans un combat. Deux camps égaux… La seule différence, c’est cette loi. Cette barrière qui obstrue la liberté. Les riches contrôlent la loi, et les pauvres la subissent. La noblesse, chez les kendrans, n’est que de sang, et non d’actes. Ici, pour sortir du lot, il faut prouver sa valeur par ses actes, et non par des discours de menteurs prônant des valeurs qui n’en sont pas, où qu’ils bafouent plus souvent encore que leurs détracteurs. Lysis profite de la faille qui s’ouvre en moi pour renchérir.
(Ce que j’ai proposé à Oaxaca, Cromax, c’est que tu gardes ta liberté. Que tu l’aides à répandre le chaos sans t’associer ouvertement à elle. De ne pas te faire mal voir d’un camp… ou de l’autre. Ou mieux : de bien te faire voir des deux. Et là, les possibilités sont infinies, et tu pourras réellement faire ce que tu veux. Protéger la veuve et l’orphelin ou piller de riches marchands. Tuer ou épargner. Les clés seront dans tes mains, et non dans celles d’une loi arbitraire qui serait au-dessus de toi.)
Pas de loi… Seulement la mienne. Mes envies. Ma liberté. Lysis me connait mieux que moi, en vérité. Je suis éberlué de le voir, maintenant. Et honteux de m’être si souvent insurgé contre ce qui, finalement, fait l’essence de mon être. Car oui, je suis un tueur sans foi ni loi. Un aventurier valeureux, sans Roi ni compte à rendre. C’est ce que je suis… Et c’est ce vers quoi je me dirige. Cette conversation avec Lysis, je suis content de l’avoir eue. Elle n’a clairement pas la conclusion que je voyais. Au contraire… Elle a su faire valoir son point de vue, et le faire mien. Et j’accepte, désormais, cette destinée qu’elle m’a choisie, et qui est la meilleure pour moi.
La journée a déjà bien avancé, en vérité, lorsque je reprends pleinement conscience de ma situation. Plongé dans mes pensées, dans ma conversation, je suis resté immobile, hagard, assis sur cette paillasse moisie. Il est temps d’agir : mon avenir m’attend. Et je dois trouver cette fameuse boutique avant le crépuscule. Me revêtant de cette cape de fourrure ayant fait ma couche, je sors de la chambre et balance sans un mot une pièce pour payer le nain qui tient l’auberge puante où j’ai passé la nuit. Je sors, dans mon apparence d’orque. Une apparence que je ne garderai pas longtemps.
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