"Déjà, certaines portions de ma vie ressemblent aux salles dégarnies d'un palais trop vaste, qu'un propriétaire appauvri renonce à occuper tout entier. Je ne chasse plus : s'il n'y avait que moi pour les déranger dans leurs ruminements et leurs jeux, les chevreuils des monts d'Etrurie seraient bien tranquilles. J'ai toujours entretenu avec la Diane des forêts les rapports changeants et passionnés d'un homme avec l'objet aimé : adolescent, la chasse au sangler m'a offert mes premières chances de rencontre avec le commandement et le danger : je m'y livrais avec fureur ; mes excès dans ce genre me firent réprimander par Trajan. La curée dans une clairière d'Espagne a été ma plus ancienne expérience de la mort, du courage, de la pitié pour les créatures, et du plaisir tragique de les voir souffrir. Homme fait, la chasse me délassait de tant de luttes secrètes avec des adversaires tour à tour trop fins ou trop obtus, trop faibles ou trop forts pour moi. Ce juste combat entre l'intelligence humaine et la sagacité des bêtes fauves semblait étrangement propre comparé aux embûches des hommes. Empereur, mes chasses en Toscane m'ont servi à juger du courage ou des ressources des grands fonctionnaires : j'y ai éliminé ou choisi plus d'un homme d'Etat. Plus tard, en Bithynie, en Cappadoce, je fis de grandes battues un prétexte de fête, un triomphe automnal dans les bois d'Asie. Mais le compagnon de mes dernières chasses est mort jeune, et mon goût pour ces plaisirs violents a beaucoup baissé depuis son départ. Même ici, à Tibur, l'ébrouement soudain d'un cerf sous les feuilles suffit pourtant à faire tressaillir en moi un instinct plus ancien que tous les autres, et par la grâce duquel je me sens guépard aussi bien qu'empereur. Qui sait ? Peut-être n'ai-je été si économe de sang humain que parce que j'ai tant versé celui des bêtes fauves, que parfois, secrètement, je préférais aux hommes. Quoi qu'il en soit, l'image des fauves me hante davantage, et j'ai peine à ne pas me laisser aller à d'interminables histoires de chasse qui mettraient à l'épreuve la patience de mes invités du soir. Certes, le souvenir du jour de mon adoption a du charme, mais celui des lions tués en Maurétanie n'est pas mal non plus."
Marguerite Yourcenar,
Mémoires d'Hadrien