La tête froide et la respiration presque paisible, la belle resserre sa prise sur sa lame nouvellement acquise et mobilise méthodiquement ses connaissances pour établir une première stratégie de combat. S'agissant d'un adversaire de nature magique, elle se doute que ses fluides lui seront plus qu'utiles, et elle n'hésitera pas à en user s'il le faut. Cependant, elle sait parfaitement aussi que son pouvoir d'imposer sa volonté aux ombres lui coûte beaucoup d'énergie, tant et si bien qu'elle ne peut s'en servir que de façon parcimonieuse et réfléchie. La dague fera parfaitement l'affaire, décrète-t-elle pour le moment.
D'un mouvement circulaire de la tête, Shara jette un coup d'oeil dans la petite chambre, à la recherche du porteur de l'ombre. Si ses noires servantes cachent les mêmes secrets que son adversaire, un objet ou un corps, tangible, bien réel, est nécessaire à la matérialisation de l'ombre, à son ancrage dans notre réalité. Malheureusement, elle ne remarque rien qui pourrait servir d'hôte, dans la pénombre ambiante de cette chambre dénudée. Le guerrier semble tout droit surgir de dessous l'un des lits, sans raison, de façon presque absurde.
Se fiant à ses connaissances magiques, Shara se pense pour l'instant à l'abri de toute attaque ; le guerrier et elle ne partageant pas le même plan de réalité, elle est persuadée que la seule façon pour lui de l'atteindre est de frapper l'ombre de l'intrépide, qui se trouve par chance sur un autre mur, hors de portée. Ses pensées filent à la vitesse de la lumière ; à peine une seconde s'est écoulée depuis qu'elle s'est retournée pour faire face au guerrier noir. Shara pense d'ailleurs avoir à disposition quelques précieuses secondes supplémentaires, le temps que l'ombre glisse jusqu'à la sienne pour la frapper ; secondes qu'elle compte employer à la recherche de l'ancrage du guerrier.
Quelle n'est pas sa surprise lorsqu'un bras vaporeux d'obsidienne surgit du mur, lançant en sa direction la morsure macabre d'une lame de noirceur. Prise au dépourvue, la hache de son adversaire la traverse de part en part, tandis qu'elle étouffe un cri de stupeur. Alors qu'une arme normale l'aurait purement et simplement coupée en deux, la blessure causée par l'ombre est d'une nature bien plus insidieuse. Avec presque une seconde de retard, une vague de froid absolu la traverse, la jetant à genoux, le souffle court. Shara a l'impression d'avoir été griffée par la main de Phaïtos elle-même : un douleur lancinante explose dans sa plaie fictive tandis qu'une souillure, atroce, tenace, révoltante, semble imprégner sa chair et infecter son âme. Aussi silencieuse qu'une statue, la belle aurait souhaité être proprement découpée en deux, plutôt que de subir pareil supplice.
Une étincelle de rage puis très vite un brasier s'allume et envahit son regard. Personne, absolument personne, qu'il soit humain, elfe, ou même Dieu, ne peut espérer survivre au courroux vengeur de la belle. Personne n'a le droit de l'atteindre. Personne. Quelle que soit la magie qui anime ce guerrier, Shara compte l'anéantir. Seul le néant est une réparation suffisante pour un affront fait à Shara Sa'Sara. Que ceux qui l'ignore encore se le tiennent pour dit.
Décrivant un funeste arc de cercle, les lames de la hache pivotent pour viser à nouveau la jeune fille. Hors de question de se laisser toucher une nouvelle fois, et Shara se jette promptement par terre, évitant de justesse la guillotine d'ombre. Presque par hasard, son regard croise celui lumineux du chat de Marcus, caché sous le lit juste en face d'elle. Elle remarque alors qu'une aura sombre flotte autour du félin, comme une brume noire et scintillante, et comprend tout de suite que l'hôte qu'elle cherchait se trouve sous ses yeux.
Evitant un nouveau coup de hache qui traverse le sol sans faire le moindre bruit, elle roule sous le lit et attrape sans ménagement le chaton et le lance à découvert, en direction du mur le plus proche. Le petit chat atterrit sans problèmes sur ses pattes, et lance un furieux feulement à son encontre. L'ombre quant à elle, ne semble pas affectée le moins du monde par son intervention, et entreprend de faire surgir du mur un second bras, scintillant, noir de jais, vapeur menaçante. Ne préférant pas penser à ce que pourrait donner l'intégralité du guerrier en trois dimensions planté au milieu de la pièce, elle se faufile en dehors de sa cachette, se relève, et donne sans ménagement un violent coup de pied au chat, ignorant les sanglots indignés de Marcus.
Le félin lâche un couinement suraigüe et file s'écraser contre un mur, à la grande satisfaction de Shara. Persuadée d'avoir déstabilisé le guerrier d'ombre, elle se retourne vivement en sa direction pour être cueillie par un violent coup du plat de la lame en pleine figure. Bien que ne subissant pas de réel choc, la belle en est projetée par terre, et bien que ce ne soit guère digne d'elle, reste prostrée par terre, estourbie par le choc, effarée par l'invulnérabilité de l'ombre. Le chat quant à lui est mystérieusement indemne.
Pour la première fois de sa vie, tandis que l'ombre s'extirpe tout à fait du mur et glisse lentement dans sa direction, prête à lui asséner à nouveau un formidable coup de hache, Shara sent son coeur chuter dans sa poitrine. Plus tard, quelqu'un lui dira que c'est ce qu'on ressent lorsqu'on a peur.