Je l'avais bien dit: je suis un génie. Hé hé. C'est donc sans surprise aucune que j'entends tour à tour Aëlwinn, puis tout le reste de l'équipage approuver mon brillant plan. Etre aussi intelligent, cela ne devrait pas être permis. Ainsi donc, le feu et la glace vont travailler de paire pour résoudre un problème apparemment insoluble. Et tout cela grâce à qui?!
J'aurais continué longtemps à me rengorger comme ça sur mon absolue intelligence (oubliant au passage que l'idée m'a tout simplement été soufflée par Aurore. Qui d'ailleurs rit un peu jaune dans mon esprit. Bon d'accord, je l'avoue, c'est elle qui est intelligente. Mais elle est dans ma tête, alors quelle différence?!), mais en écoutant les consignes de la capitaine pyromancienne, je me rends soudain compte que l'on me charge d'une tâche magique que je n'ai alors jamais essayé: concentrer des fluides à distance. Tout un programme. Nom d'un chien, je ne sais même pas comment faire! Je vais me couvrir de ridicule, à n'en pas douter...
Cependant, la littérale et comique envolée de Léonid me sort brusquement de mes ruminations, tandis que je pouffe de rire sans vergogne en voyant l'humain s'évaporer. Je le fixe durant sa montée en chandelle, puis son atterrissage sourd dans les bras d'Ergoth. Mhhh, pas très gracieux tout ça. Une mouette unijambiste gorgée de spiritueux aurait fait mieux. Mais soyons cléments avec cet humain, il n'a pas crié si fort que ça. Hé hé.
De son côté, Dôraliës acquiesce avec enthousiasme à mon plan de génie (comment réagir autrement, franchement?!), avant de lui aussi s'élever, plus doucement, vers le pont. Apparemment, tout le monde doit évacuer la zone avant l'intervention de la magicienne elfique. A la fois curieux de voir ses capacités à l'œuvre, et prudent, je m'élève de quelques mètres au-dessus de la surface de l'eau, et fixe attentivement cette dernière, attendant le déferlement de magie brûlante. Et je ne fus pas déçu. Oh ça, non. Le silence s'est fait sur le pont, et une seconde plus tard, je sens des fluides de magie inconnue passer au-dessus de mon crâne, où se dresse élégamment mes cheveux. Que dis-je, pas des fluides, de véritables torrents hurlants de magie, une magie qui me semble être bien plus redoutable que ma placide et glaciale compagne. Sentant plutôt que voyant les fluides se déplacer, je suis leur trajet jusqu'à leur cible: une maille de la chaîne. Les flux y pénètrent et s'y concentrent, tant et si bien que la maille rougit, et se nimbe d'un éclat rougeâtre, tandis que la surface de l'eau est crevée de grosses bulles. Nom d'une Akrilla dégénérée, ça c'est de la magie. En deux secondes à peine, Aëlwinn avait presque chauffé à blanc un maillon en fer aussi gros que moi.
Une fois l'émerveillement et les frissons passés devant une telle maîtrise magique, mes inquiétudes quant à mes capacités chargent de nouveau ma caboche:
(Aurore?! Tu sais comment on concentre sa magie à distance, toi?)
(Tu ne sais pas comment on fait?!)
(Ben... Non.)
(Ah nous voilà bien! Bon, puisque tu te dis si talentueux pour la magie, tu devrais maîtriser la chose du premier coup, si je t'explique, non?)
(Euh... Comment dire... Ben...)
(A la bonne heure! Alors pour concentrer des fluides hors de ton corps, il faut faire comme si tu voulais les placer dans tes mains, sauf qu'en plus, il faudra continuer à te concentrer pour les évacuer, et les diriger où tu le souhaites!)
(Génial... J'ai le droit à combien d'essais?)
Pendant qu'en cancre de magie, j'apprends à la va-vite comment nous sortir de là, le navire fait une brusque embardée, qui ne manque pas de m'envoyer douloureusement cogner contre le bois immaculé. Aïeuh. Foutu navire, fichue chaîne!! Un juron peu élégant m'échappe, accueilli par un joyeux éclat de rire d'Aurore (cette petite est décidément merveilleuse!).
Des éclats de voix me parviennent, plus ou moins distincts, et je comprends alors que les archers seront chargés de finir le travail, une fois la chaîne gelée. Des bruits de pas précipités sur le pont, et j'entends un clair "En position!", semblant émaner de Léonid.
(Bon ben, on n'attend plus que moi apparemment! Hé hé, ils sont tous pendus à mon talent...)
(Ben voyons. Bouge-toi donc les fesses, le génie, parce que si tu te plantes, je connais autre chose qui sera pendu.)
(Glurps.)
Bon, quand faut y aller, faut y aller. Fermant les yeux, je plonge dans cette partie de mon âme en retrait, où dorment les flots rugissants de magie de la glace. Afin d'accroître ma puissance magique, ou peut-être simplement à la recherche d'un contact familier, je me saisis de l'aiguille de pin enchantée, qui réveille en moi, comme toujours, foule de frissons. Alors que je me laisse envahir par les fluides de glace, assez rapidement d'ailleurs, ce dont je suis sacrément fier, je sens les deux bagues passées à mes bras elles aussi me transmettre... je ne sais pas trop quoi, de la puissance, de la maîtrise? Toujours est-il qu'en moins de dix secondes, les fluides sont concentrés dans mes mains, prêts à jaillir.
Arrive seulement maintenant la nouveauté. Mobilisant toute la puissance de ma volonté (c'est dire quelle puissance! Hum... Je ne l'ai pas déjà faite, celle-là?), je tente une première fois de faire jaillir hors de mes paumes tendues tous les flux, qui s'accumulent douloureusement dans mes petits os. Pour le "toucher glacé", comme dirait Kiana, il suffisait de "tout lâcher", mais là... Grimace. Ces foutus fluides ont l'air de se sentir très bien à l'intérieur de moi, et ne veulent pas aller voir ailleurs. Grimace. Ah? Il se passe un truc, là. Et tout d'un coup, comme poussés par ma volonté, les fluides jaillissent de mes paumes, rugissants et invisible. Et quand je dis jaillir, je ne dis pas "sortent gracieusement de mes mains pour, en de fantasques volutes, venir se poser sur le maillon chauffé". Pensez-vous, ça serait bien trop facile. J'ai donc une sorte de geyser magique (certes, de taille plus modeste), sans contrôle, qui balance devant moi des fluides qui finissent par s'égailler un peu partout. Quel talent...
Quelques secondes paniquées passent, où je suis persuadé que je suis en train d'échouer, que le bateau va s'écraser contre les quais, et qu'une foule d'elfes en colère va me crucifier sur le bateau des nains en châtiment. Avec une couronne de fleurs sur la tête en plus, tiens, pour que la souffrance soit absolue. Puis, suivant les conseils avisés d'Aurore, et ses exhortations et autres encouragements, je finis par recentrer tous mes fluides sur le maillon de la chaîne. D'abord hésitants, ils pénètrent enfin cette saleté de fer, et tel un dresseur de moineaux, je les maintiens dans leur cage avec toute la force de ma volonté.
J'ose enfin rouvrir les yeux, et tente de m'élever de quelques mètres. Constatant avec soulagement que l'éloignement n'influe pas sur mon emprise, je me hâte d'arriver au niveau du pont, de me poser sur la balustrade, et de dire, la voix tendue:
"Je crois que c'est bon, vous pouvez y aller. "
Je me tourne avec anxiété vers les archers en position, Maelan, Léonid et Dôraliës formant un trio insolite mais impressionnant. Peut-être y arriverons-nous? En tous cas, dans mon esprit, je me répète inlassablement: " Pourvu que ça ait marché, pourvu que ça ait marché... "