Depuis l’implosion du navire torkin et l’atterrissage forcé de son seul survivant à notre bord, c’est le tumulte parmi l’équipage, et il s’en faut de peu pour qu’une véritable fébrilité règne parmi nous, ce qui n’a rien d’étonnant étant donné l’ampleur de la catastrophe récente : des explosions, des débris, des miraculés littéralement tombés du ciel… ça aurait sans doute de quoi faire sortir de son impassibilité même l’aventurier le plus aguerri ! Pourtant, certains parmi nous ne manquent pas de réagir promptement à une telle situation de crise, et c’est ainsi que je ne me retrouve pas seul à m’échiner pour faire reprendre conscience à notre passager clandestin involontaire salement amoché pour lequel des claques ne sont peut-être pas le traitement le plus performant possible bien que je ne voie pas trop comment opérer autrement : timidement mais fermement, mon compère aldryde passager de ma paume depuis ces dernières minutes prend la parole pour proposer de faire usage de sa magie, ce que je l’enjoins à faire d’un hochement de tête précipité, arrêtant mes moulinets de la main pour laisser la magie faire son œuvre. Évidemment, je n’ai aucun moyen de savoir ce que le cryomancien peut bien avoir en tête, mais ça m’étonnerait de sa part que ce soit de transformer le pauvre hère en congère étant donné le tempérament tout ce qu’il y a de plus sympathique de celui qui se juche sur le convalescent pour exercer son art en une scène de praticien miniature qui pourrait être comique si la situation n’était pas aussi tendue : ne l’oublions pas, nous venons de voir se dérouler sous nos yeux quelque chose qu’il n’est pas exagéré de nommer une catastrophe, et bien que la tortue écrasée sur notre pont soit relativement saine et sauve, ce devrait être un sacré choc pour l’animal d’apprendre que tous ses compagnons de voyage ne sont plus que des… ne sont plus, tout simplement, inutile de s’appesantir sur des détails sordides que personne n’a besoin de connaître.
Au passage, je me demande bien ce qu’un manipulateur des glaces peut bien faire pour aider un blessé à se remettre, mais en réalité, c’est vrai qu’il est recommandé de garder une personne souffrante dans un environnement le plus frais possible pour l’aider à reprendre des forces et éviter qu’elle n’étouffe, et à tout prendre, un bon petit frisson devrait être souverain pour le rappeler au monde des vivants ! Évidemment, pendant ce temps, il serait malaisé que je continue de m’acharner sur notre patient, ce qui ne ferait qu’entraver le bon déroulement des manipulations médicales du docteur improvisé Silmeï, mais je profite qu’il ait repris le flambeau pour essuyer mon front humide de transpiration et jeter un coup d’œil aux alentours pour vérifier que tout va bien. C’est ainsi que je m’aperçois que pour certains, le sort de ce gaillard volant qui nous est tombé dans les bras est totalement indifférent, le « certains » en question consistant en ce colosse d’Ergoth qui n’a pas bougé d’un poil de sa position, se montrant ainsi comme jusqu’ici d’une placidité qui se mue pour l’occasion en une véritable indolence presque effarante à voir : c’est vrai qu’il n’a pour le moins pas le physique d’un infirmier expert, mais tout de même, il pourrait faire montre d’un peu plus d’émotions par rapport à tout le tohu-bohu infernal qui vient de survenir ! Enfin bref, je suppose que c’est tout simplement dans son tempérament, ou bien alors qu’il ne lui viendrait pas à l’esprit de s’arroger le droit d’agir en quelque circonstance que ce soit sans l’accord de sa supérieure, laquelle n’a justement elle aussi pas quitté son poste, en ce qui la concerne pour une raison tout ce qu’il y a de plus valable puisqu’elle garde à l’esprit que c’est elle qui doit nous mener à bon port, ne relâchant dans ce but pas la poigne ferme qu’elle maintient sur la barre.
Pendant ce temps, d’autres se montrent plus réactifs, mais ça ne leur donne pas pour autant un plus beau rôle, l’exemple en est de l’archer elfique qui se conduit comme si nous venions d’accueillir à bord quelque enveloppe remplie d’un produit instable qui pourrait exploser à tout instant à l’instar de l’embarcation que nous venons de voir il y a quelques minutes à peine transformée en fragments d’épave. Hé bien, après son allant de tout à l’heure, le voilà qui se montre bien soudainement beaucoup moins amène, et cela lui vaudrait bien quelques reproches bien sentis de ma part si je n’étais pas plus occupé à guetter une éventuelle réaction de la part de notre ami à la barbe rousse qu’à me soucier de la portée morale des propos de chacun. Bon, d’accord, c’est vrai que si son dernier souvenir remonte à la position qu’il tenait sur son navire comme si de rien n’était pour qu’il reprenne tout à coup conscience entouré de visages inconnus, il risque bien de devenir violent, mais ce n’est pas une raison pour observer une distance de sécurité comme si nous avions affaire à une bête féroce ! Tel est manifestement l’avis de son homologue sylvain qui, loin de se montrer timoré, se précipite à la rescousse du nain pour nous seconder dans notre entreprise de remise sur pied, faisant pour le coup preuve de la polyvalence dont il s’était précédemment targué en extirpant de son sac de quoi faire dûment office de nécessaire à premiers secours, même si dans le cas présent, des sels seraient sans doute plus utiles que des cataplasmes.
Enfin bon, soyons reconnaissant de ce secours, ne crachons pas dans la soupe, et d’ailleurs, en parlant de soupe, le torkin m’a tout l’air de reprendre quelques forces, manifestant une conscience qu’il commence à retrouver en éructant bruyamment, relâchant au passage son souffle, véritable bouillon de culture, en plein dans la figure du pauvre Silmeï qui doit s’être retrouvé tout bonnement intoxiqué par cette haleine presque pestilentielle que je sens de là où je suis et qui doit donc se faire ressentir avec une intensité redoublée pour le petit être qui était droit dans la ligne de mire de son attaque d’expectoration. Comme on pouvait s’y attendre, le bougre perd complètement les pédales en découvrant qu’un être d’aspect féerique est juché sur son torse, et se conduit alors comme un ours dans un magasin de porcelaine, se redressant avec une vitesse et une vigueur inattendue, envoyant voler son secoureur d’un mouvement d’un seul du buste, manquant d’assommer au passage un autre des personnes à son chevet, me laissant seul rescapé de son assaut involontaire. Nom de Rana, on dit souvent que la première impression pourrait bien être la bonne, hé bien j’espère que l’aphorisme ne s’applique pas à notre nouvelle connaissance, car dans le cas contraire, je me vois obligé par la tournure que prennent les évènements de le qualifier de gros butor sans gêne et dont l’intelligence se limite à balbutier des borborygmes divers ! Commençant à reculer comme s’il venait de se retrouver en plein cœur du royaume de Thimoros et que nous en étions les créatures de cauchemar qui le peuplent, le bonhomme qui ne sait de toute évidence plus à quel saint se vouer –ah tiens si, à Valyus- se dresse sur ses jambes courtaudes avec une impressionnante vivacité digne d’un culbuto tout en poursuivant son mouvement de retraite, méfiant comme un animal traqué se retrouvant dos au mur, dans notre cas au sens propre comme figuré, bien décidé à vendre chèrement sa peau.
Comme je l’avais prédit, il est complètement déboussolé, et nous devons donc nous conduire envers lui avec prudence de manière à ce que la situation fort tendue ne dégénère pas : ces manicles dont il s’est doté ont un but qui laisse peu de place à l’ambiguïté, et il ne fait aucun doute que si nous devions l’affronter, il se ferait une joie de nous les coller dans le lard de façon à nous maintenir à distance. De toute évidence, il n’a pas l’intention de nous laisser lui dire sur quel pied danser… et à propos de danse, voilà qu’une mélodie se fraie un chemin jusque dans mes tympans encore endoloris, le musicien qui en est à l’origine ne faisant que peu de doute : il semble qu’en la circonstance, Dôraliës n’ait rien trouvé de mieux à faire que de se laisser aller à un petit menuet improvisé, et même si c’est très joliment exécuté, je me vois dans l’obligation de dire qu’à l’instar de sa précédente représentation, celle-ci n’a pas de raison d’être, puisque même si la musique adoucit les mœurs, je veux bien être transformé en femme si celle-ci parvient à nous attirer les bons sentiments de ce rustaud complètement à cran ! Cependant, encore une fois, pas le temps de faire les remontrances, autant le laisser faire ce qu’il lui paraît bon de faire sans s’en faire un ulcère, et se concentrer sur la limitation des dégâts survenus et à survenir : pour commencer, je ramasse délicatement Silmeï dont la posture au ras du plancher doit être fort désagréable afin de le maintenir fermement au creux de ma paume, adossé contre ma chemise de façon à lui fournir un support stable pour qu’il puisse reprendre ses esprits alors que je me redresse pour faire face au torkin déchaîné dont la mauvaise humeur pourrait bien déteindre sur moi. Par les bourrasques, c’est vrai qu’il ne doit plus savoir où il en est, mais tout de même, quel sale caractère il a pour se montrer aussi furibard et gueulard envers nous qui n’avons commis absolument aucune action hostile à son égard ! D’un autre côté, c’est vrai que son attitude trouve sa justification dans notre statut d’adversaires dans le cadre de la chasse au trésor, et que pour le représentant d’un peuple qui a la réputation d’avoir la tête sacrément dure, qu’il préfère couvrir ses arrières peut se comprendre.
Reste à savoir comment l’aborder, et jusqu’ici, entre la méfiance généralisée envers les nains qui plane parmi les occupants du Vaisseau-lune, l’amertume tout à fait légitime mais regrettable de l’aldryde et le choc de s’être retrouvé tout à coup sur le pont d’un bateau inconnu pour une raison inexpliquée, les choses paraissent mal parties. Je ne sais pas trop quoi lui dire qui pourrait être de nature à calmer un personnage aussi bouillonnant, mais à la réflexion, pour commencer, autant lui rendre plus intelligible la situation qui pour le moment lui échappe totalement étant donné la soudaineté de la catastrophe qui vient de s’abattre sur lui ainsi que sur ses semblables ; ça lui évitera de croire qu’il s’est retrouvé à notre bord par l’effet de quelque sortilège de notre part :
« Allez donc regarder par là, et vous verrez ce que vous « foutez là ». » Dis-je à son intention en pointant mon index en direction des divers débris fumant de leur appareil de navigation désormais en ruine histoire qu’il comprenne bien la précarité de sa situation, ce qui lui mettra peut-être un peu de plomb dans la cervelle. « Je suis désolé. » Poursuis-je avec sincérité en baissant légèrement la tête, me doutant bien que sa réaction risque fort de ne pas respirer la joie lorsqu’il s’apercevra qu’il s’est non seulement retrouvé irrémédiablement confiné parmi un équipage qu’il méprisait précédemment, mais qu’en plus, tous ceux avec qui il a voyagé ne devront plus être que des souvenirs.
_________________ Léonid Archevent, fier Soldat niveau 11 d'Oranan et fervent adorateur de Rana. En ce moment en train de batailler follement en compagnie d'une vingtaine d'autres aventuriers dans une gigantesque salle contre une humanoïde reptilienne géante au service d'Oaxaca, conclusion d'une rocambolesque quête.
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