De toute évidence, mon souteneur du moment précédent a assez vu de torkin pour aujourd’hui car, sans attendre la réponse de celui dont il est question, le sylvain s’en va reprendre possession de son matériel éparpillé sur le pont du bateau qui, avec le roulis de la mer, s’en est allé ça et là, me laissant donc seul avec mon interlocuteur. Celui-ci, décidément bien peu disposé à fumer le métaphorique calumet de la paix, ne fait aucun effort pour se montrer plus agréable, son regard étant toujours aussi chargé de dédain et de méfiance qu’au début. Faisant ton sur ton avec son air revêche, ses propos sont également loin d’être des exemples de cordialité où même d’intelligence, messire Mirr’Brathass –puisque c’est ainsi qu’il se nomme- en ayant de toute évidence bien davantage dans les biceps que dans le crâne : désespérant de voir que ce qui vient de lui arriver n’a même pas pu lui inculquer la moindre once d’honnêteté ou d'humilité… Enfin bon, j’imagine que c’est ainsi qu’est son caractère, et puisqu’il a l’air disposé à être relativement coopératif quant à la suite des évènements, autant ne pas chercher à faire d’histoires et répondre le plus aimablement possible, même si j’aurais davantage envie de l’envoyer sur les roses ! Malheureusement, Silmeï qui s’est juché sur mon épaule de manière à me laisser les mains libres ne m’est pas d’une grande utilité dans mon entreprise, puisque sa réplique chargée de taquinerie à l’égard du rustre nain ne manque pas de me faire pouffer de rire, manifestation d’hilarité que je déguise piteusement en un bâillement de manière à ne pas jeter de l’huile sur le feu de la mauvaise humeur du guerrier caparaçonné. C’est en espérant ne pas m’être trahi que je m’efforce de reprendre avec un aplomb et un sérieux exemplaire :
« Je me bats lorsqu’il le faut, pour protéger ce qui m’est cher, et non par pl- »
Je suis interrompu au beau milieu de ma réplique par une espèce de barrissement sonore soudainement émis par Gleol que mon discours ennuie à ce qu’il semble au plus haut point pour qu’il me mugisse ainsi à la figure… et surtout pour qu’il s’effondre d’un bloc avant de se mettre à pousser des ronflements digne du poêlon le plus bruyant ! Nom de Rana, je sais bien que je ne suis pas l’orateur le plus captivant qui soit, mais tout de même, de là à endormir quelqu’un par le simple pouvoir des mots, il faut qu’il y ait de l’inhabituel, pour ne pas dire du surnaturel dans l’air pour que les évènements prennent une telle tournure ! D’ailleurs, en parlant d’inhabituel, j’entends sur le plancher des bruits de cet acabit et, tournant la tête, je peux voir que la capitaine et son acolyte colossal sont en train de mettre en place une literie décente sur le pont de manière à ce que chacun puisse s’en aller dans les plus brefs délais dormir du sommeil du juste. Pour ma part, je me sens encore assez vif et éveillé pour ne pas vouloir aller rejoindre le royaume des rêves tout de suite, aussi je crois que je vais plutôt… Bâiller… nom d’une tornade, qu’est-ce qui est en train de m’arriver ?! Moi qui, il y a quelques secondes, me sentais tout ce qu’il y avait de plus frais et dispos, voilà que c’est comme si je sortais tout à coup d’une marche de plusieurs kilomètres ! Je sais que la journée a été plutôt éprouvante, mais jusqu’ici, j’accusais plutôt bien le coup ; je n’avais pas la bouche pâteuse, les paupières lourdes et les membres pesants comme c’est désormais le cas ! En tournant mollement la tête, je peux voir que mes compagnons de voyage, qu’ils soient aldrydiques ou elfiques, sont manifestement saisis d’une torpeur similaire, la preuve en est de la façon dont chacun s’étend à gestes lents sur une paillasse, à l’exception d’Ergoth qui prend une posture littéralement statuesque en guise de position de sommeil.
En découvrant cela, la panique me rend un instant les idées plus claires, et je secoue la tête pour m’aider à reprendre mes esprits et me sortir de la léthargie qui commençait à se saisir de moi telle un insidieux poison. Effrayé, horrifié presque, il me saute vite aux yeux qu’apparemment, à part moi, Aëlwinn et Silmeï qui commence déjà à tourner de l’œil, tout le monde s’est abandonné à l’étreinte du sommeil. Aussitôt, je cours vers ce dernier bastion de résistance auprès duquel je devrais trouver assistance qu'est la pyromancienne ; ou plutôt, j’aimerais bien courir, mais mes jambes sont tellement lourdes sous moi que tout ce que je parviens à esquisser sont des enjambées maladroites dignes d’un zombie, rester debout me coûtant trop d’effort pour que je puisse observer une allure plus sportive. Plus j’avance, et plus je ralentis, si bien que mon parcours jusqu’à la commandante du bord me paraît prendre une éternité, et lorsque je suis enfin à ses côtés, elle s’est déjà étendue sur sa couche, me tournant le dos.
« Capitai-aiiiiihh… » C’est là le son plaintif et vain que j’émets pour m’efforcer d’atteindre les oreilles elfiques, mon appel ayant tôt fait de se muer en un nouveau bâillement qui me laisse titubant sur le pont.
Pendant une poignée de secondes, j’oscille comme un culbuto sur la surface immaculée du Vaisseau-Lune, les paupières à moitié fermées, la réalité se faisant de plus en plus incertaine dans l’obscurité ambiante à peine troublée par quelques impuissants rayons lunaires. Mes perceptions de même que mes pensées sont très floues, et lorsque les petits bras de mon compère juché sur mon épaule se referment autour de mon cou, je ne sais pas trop s’il s’agit du petit humanoïde ailé ou de Hachi, notre bon chat de famille. Autour de moi, le bruissement du vent et le chuchotis de l’océan qui clapote innocemment contre la coque du navire m’apparaissent comme une entêtante berceuse pareille à une de celles que Maman a pu m’avoir chantées durant ma petite enfance. Tout est si paisible… pourquoi est-ce que je ne me laisserais pas moi aussi aller au lieu de lutter contre l’inévitable ? Non ! Non, non, non ! Je dois tenir jusqu’au bout pour faire en sorte de remédier à ce qui est en train de nous tomber dessus : rien qu’à la pensée qu’il pourrait s’agir d’un sortilège du même genre que celui qui a poussé tout le monde à s’entretuer sur le port de Kendra Kâr, un grondement s’extirpe de ma gorge alors que je m’assène aussi fort que possible une gifle de façon à me redonner un coup de trique. Malheureusement, c’est comme si je prenais une goulée d’air désespérée au cœur d’un irrésistible siphon d’endormissement, et je me rends aussitôt compte qu’il va s’agir là de mon baroud d’honneur avant que je ne m’en aille rejoindre mes camarades. Sur un troisième bâillement fatidique, mes jambes se dérobent sous moi, m’envoyant tomber à genoux devant Aëlwinn dont la silhouette ne se résume plus qu’à quelques tâches colorées floues dans mon champ de vision.
Alors que je m’affaisse irrésistiblement, mon ultime geste, qui sape mes dernières forces, est de cueillir l’aldryde tout amorphe qui repose sur mon épaule et de le prendre dans mes mains contre moi de manière à ne pas l’écraser en tombant. Puis, mes paupières se ferment définitivement, et c’est vaguement emmitouflé dans ma cape que je m’étends dos à dos contre la capitaine, ce contact étant la dernière information que mes sens me communiquent avant que je ne sois parti pour de bon. Malgré tout notre allant, malgré la résolution donc chacun a pu faire preuve, malgré le danger qui nous pend toujours au nez, chacun n’a pu s’empêcher de céder à ces injonctions de repos de toute évidence magiques que nous avons subies, mais cela a bien peu d’importance pour moi dont l’esprit est déjà bien éloigné de tels soucis.
_________________ Léonid Archevent, fier Soldat niveau 11 d'Oranan et fervent adorateur de Rana. En ce moment en train de batailler follement en compagnie d'une vingtaine d'autres aventuriers dans une gigantesque salle contre une humanoïde reptilienne géante au service d'Oaxaca, conclusion d'une rocambolesque quête.
|