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- Sur l’Echangeur, vite ! Sur l’Echangeur !! " Furent les dernières paroles lourdes de sens que j'entendis. Puis la concentration qui perlait de mon front en sueur froide et en regards rougeoyants avala tous mes sens, se déferlant à l'image du ciel en une pluie torrentielle d'énergie.
La lame sur mon dos n'était plus. Le froid s'était retiré, faisant fondre la glace frustrée qui me déchirait. Les paroles de Mathis conjuguées à la rage des miennes avaient peut-être conquis l'assassin...
Puis Ruméus et le Shaakt surgirent comme des frégates de guerre vent de poupe, obéissant aux paroles de l'assassin. Ils s'étaient cachés près de la cabine du capitaine; et le capitaine les regarda en lançant de son unique œil des dards d'un étonnement tellement grand qu'il semblait sur le point de surgir de son orbite, et de faire d'un borgne dégradé un aveugle éprouvé.
Avec tout le panache de mes cheveux volants dans le vent, mêlés aux pans de ma toge délavée en une sinistre danse sous le couvert de sombres présages, je me précipitai à leur suite. Pas un regard en arrière ne vint montrer au pont du Rubis-Sanglant mon visage blafard, où un rictus malsain tendait mes traits. Seuls les derniers cris du capitaine, envolés dans les oreilles de Moura par la tourmente naissante, me parvinrent, échos déformé d'un passé révolu, d'où s'étiraient les restes calcinés d'un combat lointain, et dont il ne restait sur ma peau que les marques, les brulures en forment de chaines.
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- Tuez-les !!! Tuez les tous !!!"
A la suite d'un elfe noir et d'un humain portant un casque cornu, un démon au visage rougeoyant de feux tels les reflets d'une apocalypse à venir sauta d'un navire à l'autre. Il avait sous le bras un masque qu'il ne sentait que trop bien, comme s'il pénétrait sa chair avec des couteaux de verre appuyés contre sa poitrine. Ce visage osseux, plus blanc encore que sa peau, était son billet de sortie d'un enfer à venir : le navire sur lequel il sautait était un galion mourant, que la mer allait avaler comme tant d'autres.
A la suite du sang-mêlé venait un homme blond qui portait un coffre plus noir que la suie. Il franchit à son tour le bastingage de l'Echangeur gentiment happé par les flots, qui prenaient chaque seconde une gite de plus en plus mortelle : bientôt, il sombrerait, emportant avec lui les rescapés de son équipage.
Mathis tendit leurs masques aux deux guerriers, puis alors que Rosie venait à son tour d'atteindre le bois gémissant d'un navire qui jamais plus ne brandirait ses voiles noires et blanches, Les vagues déchaînées surgirent de la mers et balayèrent le pont pour la première fois, avec une surnaturelle force, dont la magie semblait toute provoquée.
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- Tiens, c’est pour toi," souffla Mathis à la demi-elfe tout de rouge vêtue, en tendant le dernier visage. Il portait déjà le sien.
Les derniers éclats pourpres de deux yeux de feu brûlèrent le pont noir une dernière fois, puis disparurent sous le masque. Anarazel, entre les battements de force de sa Sombre Déesse Haine et les tiraillements de dégout qu'il ressentait envers ce second visage, venait d'enfiler l'objet de sa survie.
Un dernier souffle, envolé dans l'ombre du vent...
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- Et le navire au loin s'efface dans l'ombre,
la vague disparaît, le temps le tourmente
d'avoir en cale une blessure flagrante,
Et autour du mat tournent nos âmes sombres."
...Puis l'eau, les ténèbres, et le sel des larmes d'un monde...