Allons bon, à peine ai-je exposé le sujet de mes préoccupations que je me fais rembarrer par mes deux interlocuteurs comme si je venais de leur proposer de se jeter à la mer pour nous épargner le dilemme d’avoir à décider de manière plus complexe de nous séparer de l’un d’entre nous. Bon, d’accord, étant donné ce qu’on peut supposer du tempérament du Machin au niveau clémence, c’est vrai que la personne qui déciderait de faire demi-tour en compagnie des autres marins risquerait bien de s’exposer à l’injuste fureur de cette entité perversement retorse et cruelle, mais il ne faut pas perdre de vue que repartir vers d’autres horizons plutôt que de se plonger dans le creux des flots vers on ne sait quels périls serait aussi une échappatoire de bon aloi pour éviter de se retrouver pris dans une aventure qui pourrait bien être fatale aux aventuriers en question que nous sommes. Cependant, il est bien connu que le danger est un excitant comme un autre, et je dois moi-même avouer qu’en dépit de tout ce que se lancer dans quelque chose de pareil implique comme imprudence, la curiosité me ronge le bon sens et m’incite à aller de l’avant comme ce doit être le cas pour les deux elfes qui me font face ; sans parler du désir de rendre justice qui m’incite à me tenir bien préparé pour montrer à notre manipulateur onirique de quel bois se chauffent ceux qu’il croit visiblement tenir dans le creux de sa main. J’ai beau savoir que je risque bien d’y laisser beaucoup, je ne peux m’empêcher de ressentir de l’engouement à l’idée de ce que nous allons vivre, et c’est pourquoi je ne m’emporte pas en essuyant la rebuffade du sylvain, concevant bien l’attrait que ce qui est à suivre doit exercer sur lui.
Pour autant, cela ne veut pas dire que l’amertume ne naît pas en moi à entendre les paroles outrées par lesquelles le bretteur des bois réplique tant je me serait attendu à quelque chose de moins guindé de la part de celui qui s’était jusqu’ici montré aussi enthousiaste et sympathique. D’accord, c’est vrai que j’aurais pu faire preuve de plus de subtilité et de diplomatie au lieu de leur décocher tout de go ce que je viens de leur dire, mais –sans mauvais jeu de mots-, nous sommes tous dans le même bateau, alors j’estimais qu’on comprendrait que la situation presse et que ce n’est pas le moment de tergiverser ! Manifestement, les autres ne l’entendent pas de cette oreille, car voilà que l’un monte sur ses grands chevaux en arguant qu’il a bien l’intention d’être de la partie, prenant manifestement ma question tout à fait neutre comme une injure personnelle. Voilà qui me paraît bien peu professionnel de la part de quelqu’un censé avoir de l’expérience dans le domaine des aventures, et qui se rapproche fâcheusement d’une conduite d’enfant égoïste : moi qui avais cru qu'il prendrait mes préoccupations par le bon bout pour m’apporter une réponse constructive, me voilà déçu ! Enfin bon, ce n’est pas une raison pour que je me mette à lui répondre sur le même ton et risque ainsi d’envenimer l’atmosphère déjà trop pesante, aussi le laissé-je achever son plaidoyer sans broncher autrement que par un pincement agacé des lèvres.
Une fois que l’homme aux yeux marron a fini de s’exprimer, son homologue aux pupilles d’un bleu éclatant prend la suite, beaucoup plus troublé que je n’aurais pu m’y attendre par l’éventualité d’être laissé pour compte dans l’affaire, la membrane de sa réserve se perçant pour laisser échapper en un sifflement plaintif une crainte maladive. Encore une fois, c’est un comportement qui, bien que compréhensible, n’est pas sans dénoter une certaine puérilité, et s’il ne me viendrait jamais à l’esprit de tirer parti d’une telle faiblesse, je suis tout de même étonné qu’une personne auparavant aussi digne se comporte avec dans son ton un bégaiement craintif empli de servilité latente qui me ferait bien douter de l’intégrité de cet archer. Enfin bref, quoi qu’il en soit, il est évident que lui aussi ne consentira à quitter le bord que pieds et poings liés. Ainsi, pour l’un comme pour l’autre, me voilà fixé, et je peux me rendre compte que véritablement, mettre de côté l’un d’entre nous d’une manière qui soit dépourvue de coercition ne sera pas une mince affaire ! Au moins, la fin de la conversation se fait de manière favorable puisque l’elfe aux cheveux bruns se montre au bout du compte plus posé et perceptif que je ne l’aurais cru au premier abord, mettant en paroles ce à quoi j’avais justement réfléchi quelques secondes plus tôt et qui m’avait poussé à quérir sans tarder l’avis de mes compagnons. Ce n’est pas de gaieté de cœur, mais je suis bien forcé de me rendre à l’évidence : nul parmi nous ne consentira à être maintenu à l’écart de la suite des évènements, et un soupir de concession lasse s’extirpe de mes lèvres entrouvertes à cette réalisation que je ne peux désormais remettre en doute.
« Je suis bien conscient de tout ça… » Enchaîné-je par la suite, me retenant d’ajouter au passage « elfe dont je ne connais toujours pas le nom » histoire de lui faire remarquer que si je lui ai divulgué mon identité, l’inverse n’est pas vrai. « Hélas, l’un d’entre nous devra bien rester derrière, c’est un fait. »
Ahlala, qu’est-ce que tout ça peut me lasser : à peine réveillé (je ne peux même pas dire « sorti du lit » étant donné que j’ai dormi à la belle étoile), c’est un véritable tombereau de soucis divers qui s’impose à moi comme aux autres et qui n’a d’ailleurs pas cessé depuis le début de cette épopée décidément bien empreinte de tristes difficultés. Nos compétiteurs, l’Aigle des Océans, l’Echangeur et le Rubis Sanglant, ont-il à faire face à des difficultés du même acabit ou sommes nous les seuls à être victimes de ces crasses ? Impossible de le dire tant nous sommes à l’écart de tout, au beau milieu de l’océan sans rien à apercevoir à des kilomètres à la ronde, mais quelque chose me dit que nous nous en rendrons bien compte lorsque nous aurons atteint notre destination finale et approcherons de ce trésor pour lequel tant de monde a plié armes et bagages et a fait diligence pour lever l'ancre vers ces tentateurs horizons inconnus. Tant de monde oui, tant de problèmes, de tumulte et de complots pour quelque chose qui pourrait bien au fond n’être que chimères… est-ce vraiment raisonnable ? Certainement pas, mais ce n’est pas cela qui a empêché cinq navires aux natures, aux provenances et aux motivations diverses de tenter leur chance, et maintenant que la machine est lancée, impossible de l’arrêter, aussi devons nous tous autant que nous sommes mettre tout ce que nous avons dans ce voyage afin que son issue ait le moins de chances possible d’être funeste. Tu parles d’une responsabilité ! Sans vouloir avoir l’air de me plaindre, je dois dire que je ne suis vraiment pas bâti pour des pressions pareilles, péchant autant par culture que par manque d’expérience, et le poids que cela fait peser sur mes épaules est fort douloureux et me donne bien envie de tirer un petit moment une parenthèse sur tout cela pour me ressourcer.
« Si vous voulez bien m’excuser, je vais prendre congé. Merci en tout cas de votre franchise, et ne vous inquiétez pas, je suis sûr que nous pourrons trouver un moyen pour que tout se passe bien ! »
Malheureusement, malgré tout l’entrain et la conviction que je m’efforce de mettre dans cette parole, je me rends bien compte que le pauvre sourire qui lui fait suite dénote bien trop facilement la fatigue mentale qui m’accable, aussi c’est avec un léger empressement que je tourne les talons pour me diriger vers la proue du bateau, le pas pesant et la mine sombre. Maintenant qu’Ergoth est occupé à l’instar de l’équipage à la construction d’un énième Vaisseau-lune, son emplacement fétiche est libre, aussi j’en profite pour lui emprunter ce poste et m’accouder sur le bastingage avec une exhalaison fatiguée, fermant ensuite les yeux avec l’ombre d’un sourire reconnaissant en sentant aux premières loges le souffle vivifiant de Rana teinté de la fougue puissante de Moura dont la rumeur sifflante et grondante est autant de murmures encourageants dont j’ai bien besoin. Penché en avant, les coudes ancrés dans la solide charpente fort proprement et fort joliment polie, c’est dans cet écrin de bois perlé que je me perds dans une des rêveries qui me sont –peut-être trop- coutumières, mon esprit s’égarant, s’envolant loin de ses entraves matérielles pour aller flotter vers d’autres cieux ; vers des royaumes peuplés de belles images réconfortantes faites de souvenirs rassérénants et de préceptes motivants. C’est ainsi que du navire, je m’en vais à Kendra-Kâr, puis de Kendra-Kâr à l’Ynorie, puis de l’Ynorie à Oranan, puis d’Oranan à Rana, et c’est à partir de ce moment que je commence à réellement divaguer sans même m’en apercevoir, m’abîmant sans heurt dans un terrain bien éloigné des réalités humaines consistant en de vagues volutes d’idées et de concepts d’une netteté fugace divinement marquante.
Oui, divinement, car sans que je puisse trop savoir s’il ne s’agit que de fantasmagories nées de mes espoirs que toute cette aventure se finisse bien ou si les images qui font jour dans ma tête sont réellement un message de la Déesses des Vents, il me vient une représentation dans laquelle je m’absorbe tout entier, ne prêtant à ce moment véritablement plus aucune attention à ce qui m’entoure. Ce que je vois, c’est l’Ongle de Rana, fièrement brandi au milieu de ténèbres indistinctes qu’il semble disperser comme un puissant, vif et irrésistible plumeau balaierait la poussière, faisant face à l'épouvantable Visage cauchemardesque dont les babines sont retroussées en une sorte de rictus de colère supérieur, renfermé dans une attitude de mépris qui n’empêche pas qu’une lueur de crainte puisse se discerner dans ses yeux farouches et mauvais. Tels deux animaux se jaugeant l’un l’autre avec prudence, la lame azurée et le faciès félin se tournent autour, l’épée des vents émettant une sorte de petit chuintement mélodieux en glissant dans l’air avec une légèreté gracieuse tandis que son opposant se meut avec une lourdeur menaçante, ne quittant pas le dangereux métal tranchant du regard. Et pourtant, malgré sa vigilance méfiante, la tête bestiale ne peut esquiver l’arme divine lorsque celle-ci, d’un moulinet exécuté avec une fluidité parfaite, se précipite en direction de son adversaire pour lui asséner un beau coup de taille, son tranchant perçant la peau d’obsidienne en une griffure féroce pour faire gicler quelques gouttes d’un sang épais d’une noirceur inconcevable que l’attaqué encaisse avec un rugissement de douleur et de colère tandis que le responsable de la blessure bat précautionneusement en retraite pour se placer à distance respectable.
Offensé et furieux, le Machin darde un regard redoutable dans la direction de l’artefact qui est aussi ma direction car, sans que je n’aie pu m’en apercevoir avant le dernier moment, mon champ de vision s’est déplacé jusqu’à prendre son origine à l’emplacement exact du glaive que j’ai pu voir en action. D’aussi près, celui que j’ai vu il y a quelques minutes à peine est quelque chose d’absolument terrifiant à revoir, et un sentiment d’urgence craintive fait jour dans mon esprit alors que le grognement de bête de celui qui me fait face s’intensifie, se transmuant en un bourdonnement très désagréable à mes oreilles. Puis le moment est venu pour lui de riposter, et il bondit avec une souplesse de traqueur impitoyable vers moi, ouvrant grand une gueule garnie de crocs tranchants qui ne bée que sur un néant effrayant, laquelle emplit entièrement ma vue.
Et c’est à ce moment que je me réveille en sursaut, ne réalisant qu’alors que je me suis mis à somnoler et à dormir debout au sens littéral du terme, affalé contre la rambarde entachée d’une trace de bave qui montre que je n’ai pas roupillé de main morte, faute qui j’impute au kabuto que je porte pour avoir été si confortablement rembourré ! C’est vrai quoi, pour des personnes qui partent en mission et qui doivent potentiellement se livrer à des moments de veille, on n’a pas idée de fabriquer des pièces d’armure de ce genre ! Enfin bon, foin de sornettes de cet acabit, car ce dont je viens d’être spectateur me marque encore d’une manière qui n’est pas prête de s’estomper, la preuve en est du coup d’œil automatique que je jette en direction de l’Ongle de Rana toujours sagement pendu à ma ceinture contre ma cuisse… est-ce que c’est moi ou est-ce qu’il n'était vraiment pas dans cette position avant ? Préférant ne pas m’appesantir sur des idées un peu trop troublantes pour mon jeune esprit, je redresse la tête pour découvrir avec une inquiétude mêlée d’effroi la source du bruit qui m’a réveillé et qui n’était pas si irréalistement onirique que ça en fin de compte puisque de grosses nuées parsemées d’éclairs menaçants se font voir à l’horizon. Même si le grondement n’est pour le moment pas d’un volume très élevé du fait de l'éloignement, son son marquant a visiblement été un tapotement sur l’épaule suffisant pour me sortir de mon songe. Il ne fait aucun doute que cette catastrophe météorologique nous est destinée, envoyée par le vindicatif Machin ; j’en mettrais ma main à couper, et il faut que j’aille prévenir sur le champ Aëlwinn de ce qui va nous arriver si cela n’a pas déjà été fait par quelqu’un d’autre.
Et c’est en me tournant pour ce faire que je peux me rendre compte que même si relativement peu de temps s’est écoulé d’après la position du soleil, les marins aidés du géant elfique ont réellement accompli ce que l’on peut appeler un travail de titan, les travailleurs de la mer étant parvenus en ce temps record à bâtir le jumeau du Vaisseau-lune, lequel, tout de majesté tranquille, trône avec une paisible fierté aux côtés de son aîné, spectacle aussi admirablement ébouriffant qu’incroyable qui m’arrache un « Waouh… » éberlué. C’est le nez rivé en direction de cette étonnante duplication au risque de me prendre les pieds dans quelque chose et de m’étaler comme un oiseau de malheur que je fais route en direction de la Capitaine en ce moment occupée à s’entretenir avec Silmeï qui doit certainement activer ses ailes à hue et à dia pour pouvoir se maintenir en l’air et rester relativement à la même place comme il le fait si l’on prend en compte la vitesse de l’élégant navire. Un sourire compatissant aux lèvres, je presse un peu le pas pour rejoindre cet agréable duo, surpris de voir avec quel entrain je peux désormais aborder la suite des évènements, la teneur du rêve que je viens de faire, message d’espoir malgré ses consonances négatives, m’ayant fait un bien fou, me ragaillardissant bien agréablement le moral. Advienne que pourra, mais en ce qui me concerne, je ne partirai pas sans avoir lutté pied à pied pour maintenir l’intégrité de nos positions, et s’il faut que je sois mis à bas, ce sera au terme d’un combat dans lequel j’aurai mis jusqu’aux dernières forces de mon bras !
Tournant la tête en direction de mon lieu de méditation, je peux voir qu’à peine quittée, la place encore chaude a été reprise par son propriétaire légitime en la personne d’Ergoth, lequel est retourné se positionner droit comme un i devant l’orage qui se prépare comme pour le défier de venir lancer ses éclairs sur nous. Décidément, quelle étrange personne, même si l’on excepte son mutisme forcé, et je me demande quelles pensées invisibles derrière ce visage placide peuvent en ce moment même agiter l’intérieur de ce crâne manifestement bien épais ; quelle réaction il aura si la situation commence à partir hors de contrôle… en fait, je me demande ça pour tout le monde à bord, moi y compris, car nous constituons en réalité une équipée hétéroclite d’un bien étrange acabit faite de personnes d’horizons divers, et ce qui nous rapproche et nous familiarise les uns avec les autres est le danger auquel nous sommes exposés et auquel nous nous retrouvons de gré ou de force à devoir faire face de notre mieux. Quoi qu’il en soit, rejoignant le couple des magiciens, je peux m’apercevoir que le même sujet que tout à l’heure est au goût du jour : toujours cette histoire de traître que tout le monde, même notre bonne dirigeante, ne peut s’empêcher de remuer comme un ragoût infâme aux senteurs emplies d'un vicieux pouvoir d’addiction dans lequel même les êtres les mieux pensants collent leur nez pour s’en embrumer l’esprit. Vraiment décevant, et alors que je rejoins leur position en me postant au niveau de l’aldryde pour que celui-ci puisse avoir le loisir de s’accorder un peu de repos avant de se rompre les ailes à force de les agiter avec une telle alacrité, je ne me retiens pas de faire irruption dans la conversation : tant pis si mon intervention me donne l’air d’un malpoli dénué de tout sentiment des convenances, je ne peux décemment pas laisser passer une telle manifestation de ce contre quoi je n’ai eu jusqu’ici de cesse de lutter !
« Tout le monde a des doutes sur tout le monde, mais ce n’est pas une raison pour faire de l’un d’entre nous le bouc émissaire de nos tensions. » Déclaré-je sans aucune animosité dans la voix, si convaincu de mentionner la plus exacte et pure vérité que mon ton ne dénote rien d’autre que la tranquille certitude que mon expérience toute récente m’a fait acquérir de façon si frappante. « Il est déjà clair que l’un d’entre nous devra par la force des choses être laissé de côté, alors raison de plus pour ne pas se casser du sucre sur le dos… d’ailleurs, à ce propos, comment allons-nous décider qui d’entre nous neuf devra rejoindre le second Vaisseau-Lune ? Il est évident qu’aucun d’entre nous ne voudra faire demi-tour maintenant, alors faudra-t-il avoir recours à la courte paille ? »
_________________ Léonid Archevent, fier Soldat niveau 11 d'Oranan et fervent adorateur de Rana. En ce moment en train de batailler follement en compagnie d'une vingtaine d'autres aventuriers dans une gigantesque salle contre une humanoïde reptilienne géante au service d'Oaxaca, conclusion d'une rocambolesque quête.
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