Mon discours enflammé laisse place à un silence pesant mais ô combien soulageant. Tout semble avoir été dit quand cet... inqualifiable (de manière civilisée) Dôraliës intervient le plus intelligemment possible, me lançant une stichomythie d'une spiritualité rare que je ne peux que retransmettre fidèlement afin de ne pas en altérer la subtilité: " Et bla et bla et bla. " Je sais, à vous aussi, ça vous la coupe. Toujours est-il que moi, ça me donne plus envie de le couper, lui. En tous petits morceaux bien saignants. Une nouvelle vague de fureur est à deux doigts de me submerger, et je me mets à bruyamment respirer pour éviter tout débordement malvenu. Si mon regard avait eu ce pouvoir, j'aurais littéralement réduit en cendres fumantes ce... cet... cet elfe!! J'essaye de me convaincre de ne pas congeler immédiatement l'abruti. Ca ferait tache (en passant sous silence le fait que je n'en suis probablement pas capable...). Inspirer, expirer; inspirer, expirer... Pense donc à autre chose, Silmeï. Avec un peu de chance, la tempête lui règlera son compte dès notre arrivée sur le pont. Hé hé.
Alors que je suis bien content -pour lui!- de voir Valor Fein se la fermer et avancer le moins hautainement possible vers le pont, j'essaye d'évacuer un peu toute la colère qui m'a enserré dans un impitoyable étau quelques instants auparavant. Je ne prête guère attention à la Galoche qui me conseille de rester loin de lui désormais. C'était bien mon intention, de toutes façons. Il est hors de question que je fraye avec la bêtise faite elfe. Et justement, en parlant de stupidité personnifiée, voilà notre cher Dôraliës qui refait encore des siennes, et qui s'étale en palabres aussi dénuées de sens qu'inutiles, dans un babil incompréhensible qui n'a même pas le charme de celui des nouveaux nés. Je pensais déjà avoir tout vu avec Dôraliës et ses réactions farfelues et ô combien horripilantes, mais c'est bien naïf de ma part! En effet voilà qu'au détour d'une coursive, notre mauvaise troupe croise le chat de l'elfe bleu, qui avec ses yeux grands ouverts et un miaulement plaintif, semble sortir (enfin!) son maître de son monologue inintéressant au possible, le ramenant les pieds sur le bateau: il a (bis) compris qu'un danger dans le genre létal nous fonçait droit dessus (ter! Alleluia! Chantons, chantons mes frères!). Mais le comble, c'est qu'alors que Léonid le traînait plus ou moins littéralement vers le pont, Dôraliës a le toupet de lui intimer de se dépêcher!! Alors que tout ce temps perdu est uniquement de sa faute (ou presque)?! Je retiens de justesse un râle d'exaspération, et vois avec satisfaction mon compère humain resserrer sa prise sur le lascar pour effectivement l'emmener plus vite sur le pont, cette fois-ci le tirant carrément derrière lui.
(Décidément, je l'aime bien cet humain!)
(Oui, moi aussi. Dommage qu'il ne se soit pas servi de son bâton, mais c'est un crime pardonnable.)
Pour ma part, mon trajet se passe sans encombres, Fein semblant bien décidé à aller imposer son histoire à Aëlwinn avec sa connerie coutumière. Aussi atteignons-nous enfin le pont, pour y voir -comme si nous n'avions pas eu déjà notre comptant- une scène étrange à connotation funeste. Tous nos compagnons sont immobiles, la plupart avec déjà un masque de tristesse incrusté sur leur visage, le tout sous une pluie battante qui arrose abondamment le pont. J'arrive à distinguer le faciès satisfait du Torkin, le seul parmi les visages tristes ou fermés des elfes. Que diable s'est-il donc passé sur ce pont pendant notre absence? Je remarque que Maelan s'est isolé, encore plus solitaire qu'à l'accoutumée. Nous faisons quelques pas vers eux, puis la Rapière s'avance vers nous, serein, pour nous expliquer la situation: il s'est sacrifié, c'est lui qui va nous quitter. Je crois déceler une légère étincelle de regret dans son regard lorsqu'il s'adresse à nous, mais je me doute qu'il doit fermement tenir la bonde à sa déception...
Etrangement, ma gorge se serre à l'écoute de notre compagnon. Car Eleth me paraissait être la bonne humeur de ce navire, toujours chaleureux et porté sur la communication. C'est lui qui nous invita à monter sur le pont, Dôraliës et moi, c'est lui qui vint nous aider à ranimer le nain, c'est lui qui, encore une fois montrant son altruisme exemplaire, quoique un peu fou, s'est sacrifié pour nous permettre d'aller botter les fesses du Visage. Bon sang, dire qu'il est voué à une mort certaine... Je ne peux pas le laisser partir!! Qu'on le remplace par une raclure du genre Fein! Pas lui, enfin! Mais il semble décidé. Aëlwinn le regarde avec une tristesse non dissimulée, tandis qu'il passe par-dessus la rambarde pour rejoindre la réplique du Vaisseau-Lune, rejoignant l'équipage déjà en place, rejoignant son linceul... Celui-ci se retourne pour nous dire adieu, et placer ses espoirs de réussite en nous. Réellement bouleversé, d'autant plus d'ailleurs après une matinée aussi éprouvante, j'agite mes bras illuminés sur l'épaule de Valor, et lance un cri:
" Adieu Eleth! Et merci! "
Nul doute que le vent impitoyable aura emporté mes paroles avant qu'elles atteignent leur destinataire, aussi continué-je à agiter mes bras au dessus de ma tête tandis qu'incontrôlables, des larmes de tristesse, de fatigue et de colère dévalent mes joues pour rejoindre les milliers de gouttes que pleure le ciel déchaîné.
Me sentant vidé et affreusement creux, je lâche mon emprise sur mon pouvoir, et mes mains redeviennent enfin normales. Sans un mot de plus pour un elfe qui me dégoûte, je bats faiblement des ailes pour descendre de son épaule, et plus tomber qu'atterrir sur le sol de bois inondé de pluie. Bon sang quel déluge!! Je me prends sur la tête d'énormes gouttes d'eau, qui claquent avec force sur le bois près de moi. J'ai les oreilles emplies de clapotis assourdissants, tandis que je replie soigneusement mes ailes dans mon dos, histoire d'éviter tout dommage. Pour l'instant chanceux, le vent ne semble pas trop faire des siennes, je peux donc progresser sur le vaisseau sans m'envoler vers la mer plus qu'agitée, qui semble vouloir happer au creux de ses vagues déferlantes tout ce qui a la malchance de passer à sa portée.
Avec cette foutue pluie, je nage presque plus que je marche vers le coffre ouvert aux pieds du capitaine. Avec tout le raffut provoqué par la tempête qui fait ses vocalises, je n'entends que des bribes incompréhensibles du discours de Léonid, cependant le voyant s'avancer vers le coffre et se saisir d'un masque, je hâte le pas. Encore quelques mètres à lutter contre deux des quatre éléments qui s'amusent à sournoisement se déchaîner, et j'arrive enfin au coffre salvateur. Je me hisse à l'intérieur, et vois avec stupeur des visages argentés me fixer avec leur regard aveugle. Ce qui me frappe surtout, c'est la beauté pâle de ces masques que nous allons revêtir. De la part du Visage, je m'attendais à quelque chose d'horrible sinon de mauvais goût, mais certainement pas à une telle grâce figée. Un peu rassuré, je me saisis d'un masque, qui fait malheureusement ma taille, tout en songeant comment diable j'allais pouvoir coller ce truc à mon visage. La réponse arrive d'elle même, car au moment où je touche l'objet, il rapetisse d'un coup dans un scintillement magique, pour finalement s'adapter parfaitement à mon faciès.
Bon ben, quand faut y aller, faut y aller. Je ferme les yeux et colle le masque sur ma figure, qui s'y fixe immédiatement, comme une seconde peau. J'attends, quelques secondes, crispé, qu'une saloperie magique me tombe sur le coin du nez, mais non, rien. Je rouvre les yeux, et constate que je vois parfaitement, même au travers les yeux opaques du masque. Me voilà paré à la suite des évènements.
Je ressors non sans difficultés du coffre, et m'écroule sur le pont, pilonné par les gouttes de pluies qui tombent toujours plus dru. Je me relève tant bien que mal, et je place au dessus de ma tête mon bouclier-bogue de marron, le transformant pour l'occasion en parapluie sommaire. Je regarde autour de moi, à la recherche de mon ami humain, que je repère non loin, accroupi et prostré, emmitouflé dans sa cape, équipé de son masque inexpressif. Laborieusement, je parcours les mètres qui me séparent de lui, manquant trois fois d'être emporté par une vague téméraire. J'arrive devant lui proprement épuisé, épuisé par la tension, épuisé par la lutte contre cette fichue tempête qui ne fait que commencer. Avec un sourire vaguement espiègle, je me hisse sur ses genoux, et lui dis : " On m'a dit que l'humain était confortable." (ah zut, il ne peut plus voir que je souris. Bon ben il identifiera la boutade au ton flagorneur alors.).
Sans plus de formalités, je me blottis contre lui, à la recherche un contact réconfortant dans ce maelström de chaos qui nous engloutit désormais.