De retour sur le pont, j’observai l’équipage qui obéissait sans broncher à l’injonction de leur capitaine et mettait les chaloupes à flots, frêles embarcations qui allaient se retrouver ballotter sur les eaux agitées qui nous entouraient à présent. Et le pire dans tout ceci était le renoncement que je ressentais vis-à-vis des marins. Non pas qu’un jour je pourrais oublier l’infamie qui se déroulait sur ce bateau, au contraire ces instants resteraient très certainement gravés à jamais dans ma mémoire et ma conscience, mais ce vide en moi était proprement terrifiant. Trop de choses s’étaient déroulées en si peu de temps, m’obligeant à penser uniquement à la nécessité, à mettre de côté ce qui faisait notre humanité, pour que je ne sentisse pas cette fêlure s’agrandir, encore et encore, à moins de me caparaçonner sous cette désaffection feinte. Et tandis que j’enfilais enfin le masque, symbole horrible de la victoire du nécromant pour cette bataille à mes yeux, j’entendis Erfandir nous prendre tous à parti, paroles qui trouvaient un écho douloureux en moi et menaçaient l’équilibre précaire me permettant d’avancer en ce moment accablant. Effectivement, je ne supporterais pas sans dommage ces sacrifices, blessures d’autant plus cruelles qu’elles n’étaient ni visibles, ni guérissables. Et encore oui, je craignais un soulèvement des kendrans et je ne savais pas quelle serait ma réaction si tel était vraiment le cas. Mais finalement, mon salut vint de notre sombre compagnon, sa réaction ignoble face aux dires du guérisseur me secoua. Ses mots galvanisèrent les ressources enfouies qui me restaient, prêtes à me soutenir face à l’adversité, car ces paroles étaient de trop, choquantes et pourtant si prévisibles venant d’un être qui consacrait sa vie aux Dieux ténébreux.
Et comme de bien entendu, cette provocation non déguisée de la part d’Antariasi ralluma les braises encore chaudes de la colère de l’adolescent. Pour la première fois, je considérais le serviteur de Gaïa tout autrement tandis que mes craintes envers le prêtre de Phaïtos et Thimoros semblaient se matérialiser. Cette histoire les avait tous les deux chamboulés semblait-il, et de façon étrangement similaire. Je voyais sous mes yeux deux personnes offertes corps et âme à leur Dieu, dévotion frisant l’aliénation. Cette folie ne pouvait durer plus longtemps sans dégénérer. Logan fut le plus prompt à réagir, refroidissant plus encore l’atmosphère par ses paroles sinistres avant d’être lui-même coupé par le capitaine du bâtiment de guerre kendran. De nouveau, le vieux barbu endossa à la perfection son rôle, donnant ses derniers ordres à ces hommes qui s’étaient engagés sous les couleurs de la ville blanche pour une chasse au trésor qu’ils ne vivraient finalement pas. Mais plutôt que de mettre le feu à une poudrière prête à exploser, ses paroles furent écoutées et suivies. Aucun des marins ne se révolta face au destin qui les attendait, confiant leur vie aux mains de la Déesse des océans et du Dieu du temps malgré les risques d’une telle entreprise, et je ne pouvais qu’être spectatrice de leur courage et de leur abnégation. Et étrangement, je les comprenais. Depuis que j’étais revenue sur ce pont, une nouvelle étincelle d’espoir s’était allumée dans mon cœur, espérance dont j’ignorais la source mais qui adoucissait quelque peu ma sombre tournure d’esprit. Il devait bien y avoir une échappatoire, pour une partie d’entre nous, une partie de ces hommes, une issue qu’il ne faudrait pas laisser passer. La querelle entre les deux opposés vivants sur ce navire n’avait pas sa place dans toute cette fatalité.
La tempête faisait rage autour de nous maintenant, et dans toute cette agitation humide et frénétique, je cherchais à assurer mon équilibre tandis que la dernière chaloupe s’élançait pour la braver, peu avant que la première ne se retournât devant nos yeux, emportant les marins à bord vers une mort lente et douloureuse. Sort qui attendait les « fiers » aventuriers du navire si ces fichus masques ne servaient pas à nous permettre de respirer sous l’eau. Une nouvelle montée de dégoût et d‘angoisse surgit en moi, une fois de plus, que je tentai d’étouffer en me disant que tout ceci était nécessaire. Brusquement, le vaisseau de guerre eut des soubresauts plus puissants sous l’assaut de l’eau salée qui l’envahissait à grande vitesse, arrachant avidement ce nouveau trophée aux hommes qui le lui offraient, si rapide que l’immersion de l’Aigle des Océans ne tarderait pas à être complète dans ces flots déchaînés. Mais malgré cette turbulence, ou peut-être grâce à elle, la situation autour de moi semblait s’être désamorcée sans que j’y prisse attention… Antariasi avait rejoint le mat et semblait stoïque face aux évènements alors qu’Erfandir se remplissait les yeux de cette horreur, là où les miens ne voulaient plus en voir. Personne ne pouvait faire grand-chose de plus maintenant, ni pour ces hommes, ni pour nous, à part prier qu’un jour meilleur arrivât, que toute cette « merveilleuse » aventure se terminât par la défaite de notre ennemi et ce, au plus vite. Bientôt, bien trop tôt, le pont s’enfonça à son tour dans l’onde glacée, le temps était venu d’affronter à notre tour ces eaux furieuses et glacées qui avaient déjà englouti tant de marins, dont les volontaires pour le sabordage.
Mais plus rien n’avait d’importance, plus rien n’existait à part ces flots qui submergeaient le bâtiment de guerre kendran et qui, malgré tout, réclamaient plus encore. J’étais hypnotisée par la descente aux enfers qui nous attendait, tétanisée par ce que ça impliquait pour moi. Comment pourrais-je aider mes compagnons ainsi coupée de mon élément ? Alors par réflexe, je me saisis de mes fluides, présence apaisante et rassurante, et je ressentis l’absence de mon ami de toujours mais pour une fois, je m’accrochais à l’espoir qu’il fut toujours en vie là-bas, à Lúinwë, et remerciais cette séparation qui l’éloignait des dangers. Et pendant que durât cette torture, je restais les yeux fixés sur le niveau de l’océan qui nous dévorait, mains crispées, le cœur battant, gardant l’emprise sur la mana qui parcourait mon corps. Inconsciemment, je commençai à la manipuler, pour m’entourer de la brise que je pouvais maîtriser, souffle malmené par les vents changeants et turbulents de la tempête mais présent malgré tout, de plus en plus chassé par l’eau salée qui le laisser s’échapper sous la forme de petites bulles venant s’épanouir à la surface, proche de mon visage à présent. Si je lâchais prise, je mourrais, de cela j’étais certaine.
(Rana, je t’en conjure… Ne nous abandonne pas maintenant…)
Je n’avais plus de pensées cohérentes, à part cette supplication, pendant que je luttais pour ne pas tenter d’éviter l’irrémédiable et de me perdre à jamais dans le domaine de Moura. Nous devions aller par le fond avec l’Aigle des Océans mais il y avait un gouffre entre le savoir et accepter cette réalité sans broncher. Comme tout un chacun, l’instinct de survie ancré au plus profond de soi se débattait pour se libérer du joug de la raison et y parvenait par usure. Comment expliquer autrement le fait de retenir son souffle aussi longtemps que nos poumons le pouvaient si ce n’était pas par un réflexe de sauvegarde purement animal ? Ce laps de temps, court et si long à la fois, était un véritable supplice où se mêlait tant et tant d’émotions qu’il en donnait le vertige. Nous n’étions pas faits pour vivre sous l’eau, quelle était donc cette hérésie qui nous poussait à le faire ? Dans ce tourbillon de sentiments contradictoires, entre raisonnement et folie, je perdis mon emprise sur les fluides au moment même où, n’y tenant plus, ma gorge s’ouvrit pour absorber cet élément si vital. À bout de souffle, je sentis sur mes genoux s’entrechoquer pendant que j’inspirais avidement par grandes bouffées cet air iodé qui me parvenait. Par les Dieux, je n’aurais jamais cru être si soulagée en me rendant compte que l’être maléfique qui se jouait de nous n’avait pas menti… Et je vivais. Je réalisai alors que je n’étais pas la seule à avoir mal vécu cet abominable moment en voyant Logan étendre le guérisseur inconscient sur le pont. Rapidement, Aalys les rejoignit, se proposant visiblement de garder un œil sur Erfandir. Il était entre de bonnes mains.
J’avais perdu le contact avec ma magie et je ne savais pas si je pourrais le retrouver dans cet environnement inhospitalier et féérique à la fois. Sur terre, j’étais entourée de la présence de Rana mais ici… Nous voguions vers notre destination, comme si nous étions à la surface, aussi étrange que la sensation pût paraître. Ce n’était plus la caresse de l’air qui nous accueillait mais celle de l’eau, les oiseaux laissant leur place aux poissons dans les cieux aqueux s’étendant à l’infini. Nous-mêmes étions dans cet espace d’éternité sans horizon, sans soleil, nimbés dans une lumière dont je ne percevais pas la source.
« C’est magnifique !… » murmurai-je pour moi-même, écartant de mes yeux l'extrémité du turban flottant au gré de l’onde. (Pesant… Mais magnifique.)
Il semblait ne rien devoir arriver dans ce monde à part, où nous ne dérivions pas au gré des courants marins, ni le bateau, ni nous. Instants de calme insolites après la matinée qui venait de se dérouler, et plus encore suite au cauchemar que je venais de traverser. J’observai mes compagnons, chacun se remettant de cette expérience à son rythme et à sa manière, du moins de ce que leur attitude me permettait de voir. Très rapidement, il faudrait recommencer à chercher qui parmi nous était le traître mais pas maintenant, pas pour moi. Je ne souhaitais plus qu’une seule chose : aller me calfeutrer dans ma cabine pour me confronter à ma magie. Je ne voulais pas craquer, pas ici, pas devant tous les aventuriers, si jamais il m’était devenu impossible de faire appel à mes fluides. A posteriori, avec les idées qui s’éclaircissaient, je ne voyais pas pourquoi je serais devenue incapable de les maîtriser mais je ne m’étais jamais posé la question avant non plus. Je regagnai donc mon petit domaine d’un pas hésitant et légèrement flottant, ça faisait vraiment une drôle d’impression que d’être sous l’eau et pouvoir se mouvoir normalement.
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Dernière édition par Angharad le Ven 7 Aoû 2009 11:52, édité 1 fois.
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