« Celui-là même que j’ai tenté de tuer avec mon arc et mes flèches. »
Voilà ce qu'avait répondu Gwaë au regard sombre, les yeux rivés sur cet homme dont la présence semblait provoquer en elle un peine si grande, une douleur si amère. Je n'avais jamais éprouvé pareil élan, les fibres de mon cœur ne s'étaient pas ainsi distendues dans l'affrontement de deux brasiers ardents, dont l'un était un violent ressentiment, l'autre quelque chose de moins déterminé ; pourtant je pouvais entrevoir ce dont il s'agissait, parce que les mythes sur les amours des eaux et de la mer parlent souvent de cette fureur, ou de cette... ivresse dolente. Ces mots, s'ils étaient familiers de la plus profonde mémoire que je porte et que chaque elfe issu de l'eau porte au fond de soi comme le seul héritage réel de cette mère exigeante, ces mots m'étaient inconnus, les ardents brasiers, le désespoir proche de la folie que je lisais dans les yeux de Gwaë. Le sentiment qui m'envahit était proche du deuil, du deuil impuissant. Instinctivement, et j'eus peut-être tort de faire cela, je me détournai d'elle, sans pourtant m'en éloigner. Il me semblait que ce que je ressentais n'était qu'un vent portant l'écho de ce que l'elfe connaissait en ce moment, et que ce que je décrivais pour moi était en fait le substrat, le reflet de ce qui valait pour elle. J'aurais voulu savoir ce qui faisait naître la nouvelle Gwaë, la cause de la métamorphose, aussi je demandai doucement :
« Que s'est-il passé, vous le connaissiez bien ? »
Je restai silencieuse un instant, les autres ne semblaient pas s'être rendu compte du silence de notre amie. Ils discutaient, beaucoup souhaitant en savoir plus sur ceux qui leur étaient inconnus ; en effet, il était visible que chacun de nous avait, dans cette pièce dont je n'attendais que du danger et du malheur, et qui faisait monter en moi une angoisse que je tentais de contrôler, un visage inconnu, vu pour la première fois et dont le nom restait indéterminé. L'ancien reptile prit la parole, se présentant sous le nom de Kal. Kalkalkalkalkal... drôle de nom, si court qu'il incitait à le répéter à l'infini pour parer son inconsistance, pour le faire exister et le rendre suffisent pour désigner une personne entière. Mais il nomma également l'homme qui fascinait et blessait Gwaë, il s'appelait Arhos. Ce dernier balaya la salle d'un regard hautain et indifférent, et quand il vit la demoiselle armée et ses yeux brillants, il n'eut qu'une infime réaction : ses sourcils s'arquèrent, il eut un imperceptible mouvement de recul, mais peut-être l'avais-je imaginé tant il était discret ; enfin il ne marqua aucune autre réaction, de sorte qu'hormis les deux jeunes elfes qui le regardaient en ce moment personne n'avait dû comprendre qu'il la connaissait. Une vague d'un sentiment très ambigu me submergea, venant de la dame, aussi je m'écartai de quelques pas, dépassée et désarmée. Je ne pouvais pas supporter d'endurer cela avec elle, et puis je ne lui étais ainsi d'aucun secours. Je fusillai l'humain blond du regard, et me détournai de tous deux.
« Bah, vous l'avez trouvé. Et... et maintenant? Ne laissez pas tout tomber non plus... Il faut sortir de là malgré tout. »
Il se trouva que l'ami d'Amaryliel se nommait Cornélius. Comme de coutume je fus trop abstraite dans les maladroites paroles de bienvenue que je lui adressai, disant seulement ce que ma pensée avait conclu. Tant bien que mal, empêtrée dans un intérêt porté à trop de choses en même temps et qui faisait s'entrechoquer et s'emmêler ensemble les phrases et les idées, créant un amas d'incohérence assez comique à observer de l'extérieur ; de l'extérieur, puisque lasse et engourdie, je ne me donnai pas la peine de saisir au vol l'un des fils de ce chaos, et ne pensai donc à peu près à rien.
"Ah, c'est vrai, pardon... Je voulais dire, vous avez l'air d'être digne de confiance, ce que visiblement je ne suis pas, et puis... j'ai d'autres choses à penser maintenant. Si vous vous révélez un fourbe, alors peut-être je serai jalouse, et lors gare à vous, hein Ama'? Il n'écoute pas, mais faites attention à lui, je vous prie. Il a parfois besoin qu'on le guide un peu. Quand il marche vraiment dans le noir, vous voyez. Moi je partirai tantôt, pour toujours peut-être, qui sait?"
Car c'était bien inévitable. L'enfant que je connaissais n'existait plus, et bien que cette perspective me fût en quelque sorte douloureuse, je savais bien que je devrais rayer de mes pensées cet être étrange et fragile comme une jolie statue de porcelaine. Il ne recevait déjà plus rien. Mon regard passa sur lui sans trop s'y arrêter, lumineux d'une ombre de mélancolie. Je reculai légèrement, fuyant à la fois ce phantôme vivant et les puissants rayonnements d'alarme que m'envoyait encore Gwaë.
Tandis que je m'approchai à nouveau du mur, ma cheville poussa l'un des nombreux marcassins qui étaient entrés et qui, curieux, fouillaient de leur groin luisant chaque élément de la pièce, des murs uniformes aux personnes qui la peuplaient (il y avait à présent, depuis qu'Epardo avait fermé la porte, si peu de place qu'aucun de nous, sauf peut-être les plus bas, qui coïncidaient avec ceux dont les bras étaient les moins longs, ne pouvait les étendre complètement à la verticale sans heurter quelqu'un. Je maugréai un « Oh, pardon. » peu réfléchi et pensai déjà à autre chose, quand l'animal aux formes arrondi, archétype même de tout ce qui peut susciter l'attendrissement chez la plupart des Parlants : de très grands yeux par rapport à son visage, un pelage soyeux et fourni aux couleurs douces et tièdes, des pattes droites, assez courtes et épaisse ; quand l'animal, donc, émit un drôle de bruit, comme un grincement aigu. Immédiatement je me penchai vers lui, qui commençait à s'étouffer, pris de toux et de convulsion comme si son gosier eût voulu chasser et expulser de son corps ce qui le gênait. Impuissante à nouveau, sur un autre plan, ne sachant ce que je pouvais faire pour lui, je m'apprêter à demander le secours de quelqu'un, n'importe qui, peut-être le sieur Selen qui avait fait la preuve d'une certaine compréhension d'un représentant du règne animal dépourvu de parole – bien que ce dernier se soit révélé non seulement Parlant, mais très humain, même trop dans ses vices les plus apparents, le mépris, la peut de l'inconnu, le mensonge. Le marcassin, à force de se courber dans l'espoir d'éjecter ce qui l'empêchait de respirer, parvint à déloger le corps intrus de ses voies et le faisait violemment anhéler, et cracha sur le sol un petit objet sphérique. Croyant qu'il ne s'agissait que d'une grosse pierre, je regardai encore sans rien faire l'enfant au duvet couleur de sable, qui reprenait son souffle, visiblement soulagé, et passait sa langue sur ses babines et sur ses pattes pour se rassurer, puisque sa mère n'était pas là pour le faire. C'est alors que je ressentis quelque chose contre ma hanche ; je me tournai vivement, mais personne ne s'était approché de moi, je ne croisai même pas le moindre regard, on ne s'occupait pas de moi. Je fourrai une main dans ma poche, effrayée que quelque chose de vivant s'y fût glissé, et en ressorti ce que les récents événements m'avaient fait oublier : la gemme d'eau et la gemme de vapeur. Je repassai devant mes yeux, aidée des images précises et vivantes que me conférait l'étrange sort mémoriel que j'avais créé, les circonstances dans lesquelles j'avais obtenu ces pierres, et comment j'avais lancé celle liée à la glace pour la perdre dans le brasier de la forge. La sphère glaciale était inerte, mais sa sœur s'agitait dans le creux de ma main : la pierre d'eau, illuminée d'un étrange éclat de lumière solaire que je ne comprenais pas, roulait en tous sens, frémissait convulsivement dans un mouvement plus aléatoire et capricieux que strictement circulaire, de plus en plus large. Le marcassin attira à nouveau mon attention, quoique captivée par ce phénomène que je pressentais d'une magie aussi supérieure à la mienne que l'est l'Elemental sur le triton carmin, par ses jappements suraigus, je remarquai alors que le caillou qu'il avait expectoré était pris, sur le sol, les mêmes convulsions. Les deux gemmes, attirées concentriquement comme des aimants au rapport de force inconstant et anormal, bondirent l'une vers l'autre, l'on eût dit ces pois sauteurs qui amusent les enfants. Ébahie, je regardai la danse qu'elles effectuaient à un mètre du sol, montant et descendant, je la suivais des yeux en essayant de comprendre quelque chose à leurs révolutions aériennes. Lorsqu'elles ralentirent leur mouvement, j'osai me pencher un peu, mais grand mal m'en prit : reprenant soudainement vitesse et vigueur, les deux sphères s'élevèrent au-dessus de ma tête et, pour la première fois, se heurtèrent, juste au-dessus de mon front. Je fus au premier plan pour assister à l'explosion silencieuse qui advint au choc des deux sphères dont je remarquai alors seulement la similarité des teintes, et qui couvrit ma vision de couleurs et de mouvements tellement larges et détonants que je me demandais si les deux gemmes, leur danse et leur union dans la destruction de toute matière, n'avaient pas été des inventions de mes sens, un tableau mouvant et psychédélique peint par mes yeux. Une grande douleur vint à poindre sur mon front, concentrée en un endroit bien précis. Ma vue se troubla, encore! Combien de fois ai-je perdu la vue, combien de fois me suis-je sentie tomber et perdre conscience depuis le début de ce jeu infernal?Je ne comptais même plus les tas de pommes qui avaient offert de recevoir mon corps et mon esprit inertes dans leurs bras ronds et fruités. Mais vraiment, même en ouvrant grand mes yeux las et encore éblouis de trop de lumière, je ne distinguais plus qu'un vaste flou, qui pourtant se précisa tantôt : tandis que je sentais une cascade d'eau fraîche couler sur ma peau et jusque dans mes membres, raviver mon sang et s'y mêler, mes yeux contemplaient un vaste néant océanique, de l'eau à perte de vue, imprimant aux battements de mon cœur le rythme bien connu du lent et monotone ressac de l'onde calme. Je restai ainsi, le souffle suspendu, ravie et apaisée de cet univers qui me manquait tant. J'aurais voulu y croire, pourtant quelque brin de raison, plus sage que moi, ne me laissait pas en paix et me criait :
« Ne rêve même pas, tu sais très bien que tu es encore dans la petite pièce blanche avec les autres, où te crois-tu? Il suffit qu'on trompe tes sens pour que tu adhères à tout et n'importe quoi, hein? C'est un fluide que tu as accueilli en toi, tu devrais avoir l'habitude maintenant pourtant. La pierre d'eau est entrée en résonance avec le fluide qu'avait avalé le marcassin, rien de plus, tu n'as pas été miraculeusement téléportée. Dis, tu m'écoutes? Rose, j'ai honte d'être ta raison, tu ne suis jamais que ton instinct et ton envie. Allez, réveille-toi maintenant. Avec cela tu seras plus forte, tu te sentiras mieux. Tout le monde sait ici que ce sera nécessaire, très bientôt, très bientôt... Réveille-toi, jeune fille. »
Pour que ma propre raison se voit obligée de se dissocier de ma conscience pour me parler, il fallait que l'occasion soit grave. A contre-cœur, je me résolus à mettre fin à ce beau rêve assez réaliste pour être cru. Faisant violence à l'apaisement qui avait coulé en moi, même au risque qu'il disparaisse et laisse à nouveau la place aux douleurs et aux malaises que je ressentais dans le cube blanc, auprès de tous ces inconnus, de Gwaënelle au cœur brisé pour laquelle je ne pouvais rien faire, d'Amaryliel qui semblait me renier, je me débattis mentalement. Forçant sur l'eau pure que je voyais tout autour de moi, tant avec mes pensées qu'avec mes membres, je vainquis finalement : la salle réapparut peu à peu, avec sa chaleur, ses bruits, ses angoisses, son Amaryliel concentré sur sa propre magie. Tandis que mon organisme reprenait son poids terrestre, ma raison encore un peu dissociée de permit quelques derniers commentaires :
« Amaryliel ne te voit même plus, cela te blesse et tu ne comprends pas bien. D'un autre côté, toi aussi tu as changé, n'est-ce pas? Ta position envers lui est différente d'auparavant. Ce qui va se passer dans la prochaine heure te dira sans doute ce que cela donne. Et puis, ce nain... N'est-il pas insupportable? »
Je souris, amusée de ce discours, et répondis à mi-voix tandis que toute impression d'eau s'estompait :
« Oui, la prochaine heure nous le dira... Et pour l'autre, s'il cesse d'être aussi brutal, je n'ai pas de raison de lui en vouloir. »
Tout cela s'était déroulé en peu de temps. Dans le creux de ma main, la gemme d'eau gisait, immobile mais brillant encore d'un éclat étrange, à la fois profond et illuminant tous les visages et contenu, invisible, une lueur impalpable. Une lumière noire. De la sphère généreusement offerte par le marcassin, il ne restait rien, du moins je ne la trouvai pas. Comme ma raison l'avait supposé, je se sentais mieux, quoique l'instabilité de la situation n'ait pas changé et eût bien vite ravivé une certaine angoisse. Amaryliel s'adressait à tous, l'oeil inquiet, en un discours auquel je ne s'attendais pas - « en même temps il ne peut que te surprendre maintenant, il a changé lui aussi » me rétorqua la petite voix critique. ( Oui, lui répondis-je, mais dans quel sens sera-t-il surprenant? Vers quelle voie va-t-il se tourner?) Il me prenait à témoin. Insistant sur la cohésion nécessaire de tous en une assemblée luttant côte à côte, au nom d'une connaissance immédiate et tenant d'une source qui s'élevait au-delà de sa propre conscience. Je le crus, bien sûr, ce genre d'allégation expliquait l'état de concentration dans lequel je l'avais vu avant de commettre ma propre magie, et le puissant lien qui le reliait avec ses fluides depuis quelques temps. Pour la première fois à ma connaissance, il révéla son intimité avec l'ombre. Cette confession ne me surprit pas, et des souvenirs me revinrent en images rapides et fixes, qui s'estompèrent aussitôt : Amaryliel étendu sur le chemin, le bras paralysé et la tête entourée d'une nuée obscure, Amaryliel qui fait d'étranges allusions, qui parle seul comme à une foule d'amies. Je me rendis alors compte que, sans l'avoir jamais formulé en ces termes rationnels, il y avait longtemps que j'avais connaissance de ce penchant. Aujourd'hui il le reconnaissait après l'avoir combattu, et aurait à choisir entre ces ombres et la lumière qu'il manipulait quelquefois. Quand il eut terminé son beau discours, je répondis sombrement, incapable de partager un optimisme aussi malsonnant :
« Pour moi, je ne réponds pas de l'exactitude de tout cela. Tu nous apportes une information précieuse car elle semble confirmer ce qui nous a déjà été dit, mais prends garde à l'interprétation, c'est là que tout peut devenir faux et même contraire à ce qui va réellement se passer. En même temps, les ombres mêmes peuvent bien mentir, tes sœurs de batailles peuvent très bien être ici de mauvaises conseillères, mon cher, ne l'oublie pas, ne l'oublie jamais. De même pour toute magie, elle peut se retourner contre ceux qui prétendent la manier et l'utiliser à son profit. J'aurais tendance à avoir foi en ton jugement, mais méfies-toi qu'il ne soit pas trompé, sinon tu nous tromperais tous. Allions-nous, si tu veux... S'il faut se battre je me battrai pour moi et pour tous, dans ma mesure. Si quelque chose s'emparait de moi et s'élevait contre le bien de vous tous... eh bien, je vous prie de me tuer, si possible lentement, pour me laisser le temps de lutter moi-même contre l'usurpateur et d'avoir une chance de le vaincre et d'en revenir. Gwaë, Ama', je vous en fais les garants. Il se peut que je sois parmi les plus faibles ici, et donc une bonne cible pour quelqu'attaque que ce soit. Enfin bref. Quoiqu'il en soit préparons-nous. »
Ces sombres pensées continuèrent à converser, libres et indépendantes, dans mon esprit, à qui se contredirait le mieux. Le petit être aux grands yeux ébahis interrompirent une réflexion pessimiste et défaitiste :
« On m’a toujours appelé Fenouil. Et puisque je suis mort, je n’ai plus besoin de tout ce bric à brac. »
Il fit dégringoler de son énorme sac divers objets, qui vinrent échouer à grand bruit sur le sol immaculé ; il y avait là un véritable trésor pour le groupe que nous prétendions former, aussi certains d'entre nous n'hésitèrent pas à se servir, le sieur Selen d'un gracieux et mystérieux collier, Amaryliel et son compagnon Ghrill une arme chacun. Une petite chose avait roulé jusques à mes pieds, un objet cubique sculpté dans le bois et que j'identifiais comme un petit dé écarlate ; je la ramassai et la tendis à celui qui venait de se présenter sous le nom de Fenouil :
« Mais vous n'êtes pas mort, monsieur, pas encore. Du moins, je ne crois pas. Vous feriez mieux de garder tout cela, ou d'en garder ce qui peut vous être utile, parce que les prochaines heures seront sans doute dangereuses... Il est généreux de votre part de partager ce que vous avez, mais vous devriez conserver avec vous tout ce qui peut vous être du moindre secours, une arme, de quoi vous équiper convenablement... Est-ce que vous maniez la magie? »
Les grands yeux de Fenouil me firent comprendre qu'il faudrait lui expliquer mieux que cela sa situation, mais je n'en avais pas le courage.
_________________
Dernière édition par Rose le Dim 24 Oct 2010 22:35, édité 2 fois.
|