Coriace bouchée, pour une crêpe au chocolat. Qu’il fallut mastiquer longuement, et avec acharnement, pour en venir à bout. Les maxillaires s’acharnaient sur ce morceau de viande putréfiée qui ne laissait sur la langue de la petite créature verte qu’une agréable sensation sucrée. Et ses grands yeux globuleux, perdus dans le vide de la contemplation sensorielle de la nourriture qu’il ingurgitait, restaient fixes, et ne voyaient qu’en second plan le spectacle hors du commun qui se déroulait juste devant lui. Le lutin se balançait maintenant au bout d’un lambeau de chair, déblatérant mille et cent borborygmes inaudibles car trop rapides dans leur prononciation. De petites notes voisées, parsemées de sons occlusifs et tintant comme des petits coups sur la peau tendue d’un tambour miniature. Une musique rythmée, qui donna presque envie de danser à Tips.
Et la petite créature aux oreilles félines, elle, s’était sciemment accrochée à la patte griffue de la créature gigantesque et mort-vivante. Elle enjoignait un allié potentiel de l’aider à maintenir le dragon d’os et de chair. Dîner-spectacle divertissant, s’il en était. Tips eut envie d’y participer de tout son être ! Alors que le lutin paniqué hurlait une complainte au feu de bois, dont il réclamait haut et fort les cendres, Tips se décida de bouger, en avalant la dernière portion de la chair nécrosée de l’être monstrueux et sans tête qui gesticulait devant eux.
Empoignant son arme à boule, il se mit à tournoyer sur lui-même en riant joyeusement. Ah, ça lui faisait perdre la tête, et tout sens de l’orientation, ce tournis grisant de vitesse. Et il se laissa emporter par son élan… Dans la direction opposée à celle qu’il avait voulu prendre initialement. Ainsi, au lieu de se diriger vers les pattes postérieures du dragon, où se jouait toute la scène, il dériva en arrière, sans même se rendre compte d’où il allait. Il riait, et riait encore, fier de son impressionnante – il n’en doutait pas – prestation de danse gobeline.
« Hihihihihhihhahahahahaha »
Et poc ! Boum ! Crac ! Le boulet de son arme cogna avec force le tronc d’un arbre haut et fin. L’écorce craqua vivement, et le bois sous elle, sous la puissance du choc. Le tronc céda à moitié, et l’arbre flancha légèrement… Pour couronner le tout, Tips, emporté par son élan, et propulsé par l’arrêt brusque de son moteur tournoyant, fut projeté sur l’arbre, dont le tronc fin finit de céder. Il se retrouva sur les fesses, alors que l’arbre tombait, droit sur ses congénères acteurs et musiciens.
Le végétal forestier commit des dégâts irréparables sur la scène du spectacle : le tronc tomba droit sur la cage thoracique à nu du dragon, qui explosa en mille morceaux d’os et de chair, qui s’éparpillèrent partout autour, alors que le bassin de la créature monstrueuse se fendait en deux, faisant tomber de part et d’autre du tronc abattu ses grandes jambes osseuses. Le petit lutin en fut propulsé, par un système de ressors. La chair s’était tendue, puis détendue violemment, et il volait maintenant dans les airs, en direction du gobelin, qui ne le vit pas venir.
Il sentit juste le choc sourd contre son petit ventre à la peau tendue, lorsque ledit lutin s’écrasa dessus de tout son long.
« Pfouh ! »
L’aniathy, elle, s’était retrouvée emmêlée entre les fins branchages du bouleau, et retenue au-dessus du sol par les griffes désormais inactives de la créature finalement défunte pour de bon, et dont les morceaux épars n’étaient plus animés d’aucune magie. Ainsi, cette bande de chanceux chançards avaient vaincu une créature énorme, sans vraiment s’en rendre compte. Voire pas du tout, dans le cas de Tips, qui secouait la tête pour reprendre ses esprits, encore un peu déséquilibré, malgré sa position assise, de son récent tournoiement.
Le combat était terminé.
_________________
"Le coeur grossier de la prospérité ne peut comprendre les sentiments délicats de l'infortune..."
|