Un moment, quand il s’arrêta devant mon avertissement coassé avec peine, un petit sursaut d’espoir naquit en moi, mais une fois de plus, ce ne fut qu’un bref moment d’accalmie dans l'abandon qui me submergeait, pareil à une ultime goulée d’air qu’un naufragé prendrait avant de se retrouver à nouveau englouti par les flots, pour de bon cette fois. Oui, pour de bon, car j’étais aussi condamné à être soumis à mon persécuteur qu’un pauvre hère frappé de peine de mort conduit pieds et poings liés au billot : je pouvais me débattre, ruer et renâcler autant que je le voulais, le dément que j’avais en face de moi n’avait qu’à faire appel à ses considérables ressources magiques pour me mettre au pas aussi cruellement que cela lui chantait. Si j’avais eu plus de puissance, j’aurais pu rivaliser avec lui et, ayant l’avantage de l’astuce ainsi que de l’intelligence, il ne m’aurait peut-être pas été difficile de prendre le dessus sur lui, mais voilà, le fait était que je n’étais qu’un apprenti sorcier de bas niveau avec presque tout juste assez de fluide pour le maintenir en activité. Quelqu’un de plus raisonnable aurait sans aucun doute admis depuis longtemps cette écrasante infériorité, mais je devais avoir hérité d’une partie de l’incroyable audace de ma mère qui, combinée à mon orgueil de sindel, avait résulté en cette résistance acharnée et échevelée. Toutefois, désormais, j’avais bien compris que plus que jamais, je n’avais plus les moyens de m’opposer à ce maniaque destructeur violent et myope, aussi fut-ce davantage avec un sentiment de profonde résignation frisant l’indifférence qu’avec désespoir que je finis par concéder à rendre les armes. Bien sûr, des relents de rancœur profonde subsistaient en moi à l’égard ce détestable personnage, mais je ne faisais plus rien pour les entretenir, car même la haine vengeresse la plus intense au monde n’aurait pas pu me donner l’énergie suffisante pour reprendre de la vigueur et déchaîner une attaque qui aurait pu lui causer le moindre mal. De toute façon, pourquoi aurais-je voulu me ruiner la forme à monopoliser ma maigre vigueur ? En dépit de ma nature peu commune, je restais de constitution relativement fragile, peu endurant face aux dépenses physiques, et je n’aurais donc pu fournir un effort de guerre qui, peu importe ce que j’y aurais mis, n’aurait été de toute manière que dérisoire et n’aurait eu avant tout comme résultat que de mettre très dangereusement ma santé en jeu.
Les brumes de l’épuisement m’envahissaient avec une insistance croissante, mais cela ne m’empêcha pas de distinguer très clairement le geste que le cryomancien maudit esquissa en s’agenouillant devant moi. A ce moment, je sus que mon destin était scellé, et plutôt que de m’obstiner à le menacer de mes sorts ridicules, je laissai mon feu intérieur quitter mon doigt où je l’avais accumulé pour le faire revenir en moi, dans le centre même de mon être, afin que ce foyer de chaleur pût être le plus concentré possible dans le but de simplement survivre. En effet, face à la glace par laquelle j’étais maltraité, je me sentais de plus en plus atteint d’une faiblesse que je ne me souvenais pas avoir jamais connu : le foyer d’aniathy qui me servait de cœur était rudement malmené, et si je ne me décidais pas à faire en sorte de le maintenir dans le meilleur état qu’il m’était possible, il s’éteindrait sûrement. Bien évidemment, en raison de cet emmagasinement de forces, je subis une léthargie pareille à celle que devait ressentir un animal en hibernation, et mes perceptions se firent par conséquent floues. J’entendis que l’ignoble persécuteur crétin, crâneur et dispendieux me gratifiait d’un énième discours, mais ma torpeur était telle que tout ce que je perçus fut une espèce de vague babil qui n’eut à mes oreilles pas plus de sens que ne l’aurait eu le bourdonnement de mouches ou l’aboiement de chiens. En même temps que mes grandes oreilles s’affaissaient de la même manière que l’aurait fait le pavillon d’un navire défait, mes yeux se fermèrent si doucement que l’on aurait presque pu me dire paisible devant l’espèce de grosse sphère obscure qui vint s’emparer de moi. Du fluide d’ombre ? Possible, mais je ne pouvais pas le déterminer, car mes sens étaient à ce point saturés par la présence de l’énergie polaire que je ne pus me concentrer sur cette nouvelle manifestation.
La dernière impression que j’emportai fut celle d’être comme tiré par les pieds à travers la rivière vers une destination inconnue… peut-être jusqu’aux Enfers, pour être confronté à Phaïtos et possiblement y retrouver Aenigal ? C’était possible, mais cette fois, j’étais tellement anéanti que cette pensée eut à peine le temps de percer la couche de mon inconscience avant que celle-ci ne m’envahît tout entier, me recouvrant comme un linceul. Je ne savais pas où j’allais me retrouver, mais quoi qu’il en fût, je ne pouvais désormais plus rien faire face à la puissance démente de l’aliéné qui s’était mis en tête depuis le début de me pourrir l’existence, aussi ne lui fis-je pour le coup même pas le plaisir de protester vainement, partant au contraire avec un mince sourire sur le visage à l’idée que j’avais su le mettre en échec pendant quelque temps en dépit de l’évidente inégalité dans le rapport de forces.
_________________ Tuia, sindel mâtiné d'aniathy, né, brisé, refaçonné, puis brisé à nouveau.
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