Au moment où Kaeras allait répondre à ses propositions, la porte de la cabine d'Azdren s'ouvrit et deux marins taillés comme des armoires à glace entrèrent, brisant l'instant mélodramatique. Ils ordonnèrent au fanatique de les suivre pour voir le quartier-maître, sans plus d'explication. Azdren jaugea les deux hommes et en tira un constat amer : dans son état, il n'avait pas la possibilité de les envoyer paître, surtout si les deux lourdauds envisageaient de se servir des coutelas à leur ceinture. Le prêtre brûlé s'essaya à l'ironie tout en dardant sur eux un regard noir et un sourire mauvais.
- Vous me laissez au moins le temps de m'habiller ou vous préférez que j'emporte le drap ?
N'escomptant pas de réelle réponse, Azdren demanda à la jeune fanatique de sortir pendant qu'il se changeait, ce qu'elle fi promptement. Il s'habilla ensuite tranquillement, enfilant ses chausses de grosse toile, sa chemise, puis passa sa robe de clerc par-dessus sa tête en remarquant qu'une séance de ravaudage allait sûrement être nécessaire sous peu. Tous ces préparatifs lui laissèrent le temps de réfléchir aux raisons possibles de cette convocation musclée. L'évidence lui apparut assez vite Les deux gorilles ne bougèrent pas d'un pouce pendant l'opération, et s'ils furent dégoûtés par le corps mutilé du fanatique, ils n'en montrèrent rien.
Il prit la peine d'accrocher sa cage à sa ceinture, prêt à se défendre magiquement si les circonstances l'exigeaient. Mais tout en suivant les coursives il sentit que quelque chose de puissant contrariait sa capacité à manipuler l'énergie sombre de Thimoros, et même le fait de jouer rapidement avec une ombre infime requerrait de gros efforts de sa part. Un problème de plus à son actif.
Après de nombreux tours et détours, son escorte s'arrêta devant la porte d'une cabine qui fut poussée avec rudesse, tout comme lui le fut à l'intérieur. La décoration était pour le moins spartiate : une couchette repliée, une table et deux chaises clouées au sol, une étagère remplie de cartes et de livres de marine... le tout chichement éclairé par la lueur vacillante d'une lampe à huile. Le quartier-maître lui-même était assis, en train de consulter une carte des côtes de Tulorim. L'entrée brutale d'Azdren ne sembla pas le surprendre plus que ça et il prit le temps de terminer son examen avant de reporter son attention sur son visiteur.
Il s'agissait d'un humain d'un trentaine d'année, de taille et de corpulence moyenne. Sa peau basanée était couverte par de solides vêtements de lin bruns et il arborait une bague à chaque main pour seul ornement. Ses yeux noirs fixèrent Azdren sous des touffes cheveux bruns en révolte capillaire depuis longtemps. Le quartier maître ne semblait pas le moins du monde choqué par le faciès brûlé de son interlocuteur, vu que lui même possédait un visage hâve et comme taillé à coups de serpe.
- Je suppose que vous savez pourquoi vous vous trouvez en face de moi ?
- Vos morses n'ont pas été très loquaces, mais j'ai peut-être une vague idée sur la question.
- Bien, cela nous fera gagner du temps. Nous avons fini par comprendre qui vous n'étiez pas : après tout, il était étrange qu'un membre de l'Obédience pose autant de questions sur sa propre organisation. Vous n'avez pas été très discret. Voilà maintenant ma question : qui êtes-vous, Drazen, ou quel que soit votre nom ?
Azdren n'en menait pas large. Il savait que le fait que son statut de passager clandestin soit découvert n'était qu'une question de temps, mais il avait espéré pouvoir au moins convaincre Kaeras d'intercéder en sa faveur auprès de l'Obédience. Il pouvait néanmoins compter sur quelques points en sa faveur : tout d'abord, il avait sauvé la vie du capitaine durant l'abordage avant de s'effondrer, ce dernier lui devait donc une faveur. De plus, le quartier-maître l'avait fait venir dans sa cabine pour régler l'affaire en privé et ne l'avait donc pas jeté en pâture aux requins sur-le-champ, ce qui dénotait d'un esprit assez ouvert. Azdren décida donc de jouer franc-jeu. Il s'assit et posa les mains bien en évidence sur la table pour calmer son interlocuteur.
- Tout d'abord, je ne m'appelle pas Drazen, mais Azdren. Que vous me croyez ou non, ce sera la même chose : je suis victime des circonstances depuis que je suis arrivé à Dahràm.
Le fanatique résuma par le menu ses pérégrinations à rebondissement dans la cité portuaire qui l'avaient forcé à courir en permanence après Kaeras pour sauver sa peau brûlée puis pour sauver également la jeune femme. Il avait conclu par son embarquement forcé sur l'Aube Ecarlate alors qu'il aidait Elyah, la petite servante blonde de la fanatique, à transporter sa maîtresse inconsciente à bord.
- Vous comprenez donc que je n'avais d'autre choix que de rester à bord. Retourner dans les rues de Dahràm aurait raccourci de beaucoup mon espérance de vie : entre les membres des deux temples qui me cherchaient pour éclaircir cette histoire et Néral qui voulait probablement ramasser une prime pour ma tête...
Azdren se tut, laissant au quartier-maître le temps de digérer les informations. Il n'avait posé aucune question pendant le récit, se contentant d'écouter. Enfin, il poussa un soupir, se massa l'arrête du nez avec deux doigts d'un air un peu las, puis se concentra à nouveau sur le fanatique.
- Cette histoire est assez rocambolesque, vous en conviendrez et j'ai donc un peu de mal à le croire. Vous n'auriez été victime que d'une série de malchance ? Mais il est vrai que j'ai déjà assisté à des séries de déveine plus sérieuses que la vôtre. Je ne sais exactement quoi en penser.
Le marin fit une pause avant de reprendre, l'air sérieux au possible.
- Au final, qu'avez-vous appris sur la Nouvelle Obédience à la Magie ?
- Qu'il s'agissait d'une organisation apolitique et libre de chaînes religieuses. Son but serait d'utiliser la magie pour préserver la magie et donner une meilleure image de ses employeurs de par le monde. Un but noble, mais qui me semble utopique, vu comme cela. Je comptais y regarder de plus près une fois arrivé à Tulorim, puisqu'il paraît que c'est là-bas qu'est établie l'académie de magie de la guilde.
- Cela vous interesserait donc sincèrement de rejoindre cette organisation ?
- Disons que je me suis aperçu il y a peu que Thimoros ne pouvait répondre à toutes mes attentes, et qu'il y avait peut-être autre chose à attendre dans la vie qu'un signe de son dieu.
Le quartier-maître resta silencieux un bon moment, semblant soupeser le pour et le contre de chacune des options dont il disposait. L'homme sembla arriver à une conclusion car il se détendit légèrement.
- Je ne vois pas trente-six solutions à votre problème. Le fait est que vous vous êtes introduits sur un navire appartenant à une guilde sans autorisation. Je vais donc faire ce qui me semble être le plus juste en demandant à dame Kaeras de confirmer vos dires et de statuer sur votre sort. En attendant qu'elle ait rendu son verdict, vous serez confiné dans votre cabine. Cela vous convient-il ?
Question purement rhétorique.
- Cela me convient, quartier-maître.
L'homme frappa alors du poing sur la table, faisant ainsi venir les même deux lourdauds que précédemment. Il leur expliqua leur nouvelle affectation de surveillance d'Azdren et les laissa le conduire à sa cabine. Il eut pourtant un dernier mot au moment où le fanatique passait la porte.
- Tout serait tellement plus simple si vous étiez membre de notre guilde...
Une fois de retour dans ses quartiers, Azdren se mit à réfléchir dans l'obscurité mais ne put arriver à une autre conclusion que celle-ci : son destin était à présent entre les mains de Kaeras. Il ne pouvait plus y faire grand-chose, à présent. Le fanatique s'allongea sur sa couchette et tenta de méditer, mais le flux divin qui l'entourait d'habitude était on ne peux plus perturbé et instable, rendant toute manipulation impossible. Il finit par s'endormir.
_________________ Azdren, fanatique ynorien Deux âmes pour une vie
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