Réflexions et remontrances
« C’est la première fois qui est la pire, on finit par s’habituer ! »Faux ! Complètement faux ! Je ne sais pas si l’auteur de ces paroles était sincère lorsqu’il les prononça, mais cette phrase ne correspondait en rien à ce que je ressentais lorsque je me retrouvais face à la mort. Depuis que j’avais quitté mon cher village, j’avais dû, bien malgré moi, me contraindre, et ce à plusieurs reprises, à enlever la vie à des êtres vivants pour sauver la mienne. Et à chaque fois, mon estomac en était complètement retourné. Cette fois-ci ne fit pas exception. Bien que cet être rampant de plus d’un mètre de long n’aurait pas hésité une seconde à nous avaler tout rond, je ne pus m’empêcher de me sentir triste lorsque son corps se convulsa avant de tomber au sol. Certes sa mort ne pouvait me troubler autant que s’il s’était s’agit d’un être proche puisque je n’avais aucun lien, aucun bon sentiment, envers ce vilain reptile. Cependant, j’étais consciente que je venais d’enlever la vie et ça me touchait.
(Pardonnes-moi Yuimen !)Alors que troublée, je restais immobile à observer le cadavre, le lutin barbu descendit de son promontoire et s’approcha du cadavre tout en s’exclamant à voix haute que la vie était cruelle, que personne n’avait le droit de vie ou de mort sur un être vivant ! À l’entendre, l’affreux prédateur qui nous avait attaqués, n’était qu’une pauvre victime qui cherchait probablement à nourrir sa progéniture. Par cette mort, il prétendait que j’avais possiblement condamné sa famille.
(Quoi ?)Ahurie par ces propos, je restai bouche bée. Puis, la surprise fit place à la colère. Mes joues s’empourprèrent, mes poings se serrèrent et je fis quelques pas rapide en direction du lutin accusateur. Je n’allais pas le laisser m’incriminer ainsi sans riposter. Il n’avait pas le droit de me faire sentir encore plus coupable alors que je venais de sauver sa vie et la mienne.
(Arrêtes-toi !)Au son de la voix autoritaire de ma Conscience, je m’immobilisai, attendant la suite.
(Mais,… il…) Tentai-je d’argumenter.
(Laisse-le se recueillir et va retrouver ton protégé !)Ma conscience, qui me prodiguait de judicieux conseils me rappela vite à mes devoirs de mère adoptive. J’écoutai ma voix intérieure, mais pas de bon cœur. C’est en rechignant que je rebroussai chemin, me promettant que je lui dirais plus tard ma façon de penser à ce lutin ingrat.
Mais malgré cette contrariété, il me tardait d’aller retrouver mon caneton que j’avais complètement oublié pendant ce combat contre l’infâme couleuvre rayée. Je me précipitai vers mon petit canard innocent qui dormait profondément dans le couvert de paille où je l’avais niché. Son bec sous l’aile, tout recroquevillé, confiant et se sentant en sécurité, il n’avait pas eu conscience du danger qui l’avait menacé. Sans bruit, je m’assis à proximité et tendrement de ma main gauche, je caressai son duvet jaune.
« J’aurais pu te perdre tu sais, j’ai été chanceuse de m'en tirer indemne contre cette grosse couleuvre.»Sans me demander la permission, ma conscience eut le culot de s’immiscer dans ce moment privilégié avec mon rejeton, en commentant mes propos.
(Cette couleuvre n’était qu’un piètre adversaire à tes côtés, tu aurais pu en affronter plusieurs à la fois. Tu es de calibre à te mesurer à un énorme serpent Guasina, et ce malgré ta petite taille. Tu n’es plus la petite lutine qui quittait sa maison à la recherche de son frère, beaucoup d’événements se sont passés depuis, souviens-toi de toutes les épreuves que tu as traversées, tous les ennemis que tu as combattus.)A contrecœur, je dus donner raison une fois de plus à ma conscience. Cette couleuvre ne représentait pas un dangereux ennemi à côté des bêtes féroces que j’ai affrontées sur l’ile flottante et dans le bagne maudit. Oubliant vite ma mauvaise humeur, c’est sur le ton de confidence que je répondis à ma Conscience.
(Si je suis si puissante, alors pourquoi il a fallu être deux pour combattre ce reptile.)Ce disant je jetai un regard sur Adrayk qui agenouillé devant le cadavre de l’animal mort, semblait prier.
(Tu aurais pu tuer cette bête du premier coup si tu l’avais souhaité, tu n’es pas consciente de toutes tes capacités, petite lutine. Par contre, ton ami n’a rien d’un guerrier, ses talents sont plutôt tournés vers la guérison, tu ne dois pas lui en vouloir de sa réaction, il n’aime pas enlever la vie à quoi que ce soit.)Je répondis vivement à cette remarque, refusant qu’on me prenne pour une sans-cœur.
(Je n’aime pas plus enlever la vie, je n’ai fait que me défendre.)Un peu comme ma mère l’aurait fait, c’est d’une voix pleine de compréhension que mon amie me répondit :
(Bien sûr, tu n’es pas une meurtrière, tu n’as agi que pour vous protéger.)Je comprenais à quoi elle voulait en venir, mais cette fois je terminai à sa place, lui démontrant que j’avais bien compris la leçon. Je levai ma tête fièrement et tout en fermant mes yeux et déclarai solennellement à voix trop basse pour être entendu par mon compagnon.
« Moi, Guasina Roquin, je m’engage à protéger mon prochain sans abuser des talents que Yuimen m’a généreusement dotée. Je ne tuerai que pour protéger la vie des êtres vivants qui me sont confiés. »Cela dit, me sentant soulagée, je jetai un regard tendre à mon rejeton toujours plongé dans un sommeil profond, caressant de nouveau son doux plumage.
Je restai ainsi jusqu’à ce qu’Adrayk se tourna vers moi en me remerciant de lui avoir sauvé la vie. Toute ma colère et ma rancune avaient disparu, ma conscience avait admirablement apaisé mon humeur. Je lui rendis donc son sourire et lui répondis :
« Je n’ai fait que mon devoir, je devais vous protéger toi et le petit. » Terminai-je tout en pointant du menton le caneton endormi.