Alors que je viens de le rejoindre, mon guide quitte la boutique en vitesse, fulminant, à bout de nerfs. Je le regarde d’un air étonné, pendant que Merilian nous rejoint, accompagnée de Gauwin comme toujours. Elle tend deux fioles d’un liquide sombre à Insanis, et en sort une troisième qu’elle me tend, ajoutant que la guilde sait récompenser leurs fidèles. Je remercie Merilian en souriant, observant la fiole et tentant de comprendre ce dont il s’agit. Ce n’est pas du vin, ce n’est pas de l’eau, ce n’est pas de la bière…c’est un de ces liquides que Judal, mon ancien maître, gardait dans de belles jarres précieuses, et m’interdisait d’y toucher. Je l’inspecte, je la tourne dans tous les sens…j’ai beau l’agiter, rien ne se passe.
Je décide de la garder quand même : après tout, si Merilian me l’a donnée, c’est que c’est précieux, et c’est un cadeau. C’est à moi. C’est le mien. On me l’a offert. C’est pour moi qu’elle l’a acheté. Ça m’est destiné. Je reste pourtant sceptique : Judal m’avait dit que si j’absorbais ce liquide, si je le touchais, non seulement il me frapperait comme d’habitude, mais qu’en plus je souffrirais pour l’éternité. Que c’était dangereux. Ce serait bien son genre de mentir pour servir ses intérêts : il est froid, manipulateur et calculateur. Ce n’est pas comme s’il s’embarrassait de scrupules ou de sentiments humains, c’est un sadique dans l’âme.
La simple évocation de mon ancien maître m’arrache un frisson, et son nom me fait encore peur, mon corps se raidit à sa pensée, tout mon esprit, tout mon être est encore conditionné à avoir peur de lui. Mais comment ne pas avoir peur d’un homme qui vous a possédé, vous a utilisé, a saboté votre travail pour vous frapper parce qu’il n’était pas bien fait ? Vous a torturé pendant des années, vous frappant, vous humiliant au nom de « l’amour » qu’il affirmait vous porter ?
Non, je ne peux mentir et dire que je n’ai plus peur de lui. Je ne peux mentir et dire que je n’ai pas peur de l’amour. S’il m’aimait, pourquoi m’infliger une telle souffrance ? J’ai peur d’aimer. J’ai peur de m’attacher et de souffrir, ou encore pire, de faire souffrir. Je ressens encore les morsures du fouet sur mon bras, les bleus dus aux coups, la difficulté à parler parce que je manquais d’eau, la difficulté à marcher pour m’avoir donné des coups aux jambes, et m’avoir brisé les os. Je sais que de l’extérieur, les traces de mon vécu sont visibles, que l’on peut voir mes bleus, que je suis horriblement maigre. Je sais que je ne suis pas vraiment jolie, que je n’ai pas vraiment de formes, que mes cheveux sont anormaux, pourtant caractéristiques des Fanilys. Je sais que quiconque voit mes yeux se dit qu’ils ne peuvent être vrais, et quelque part c’est mieux comme ça, puisque de toute façon de cette manière aucun homme ne s’approche de moi, et ne peut avoir envie de me posséder. Et puis ne pas être jolie n’est pas un désavantage, car on attend trop d’un extérieur brillant.
Je me rends compte que depuis tout à l’heure, personne ne parle, c’est le vide absolu. Merilian ne dit rien, moi je ne dis rien et Insanis non plus. Je n’ai jamais vu parler Gauwin, donc je ne le compte pas vraiment, et puis, peut-il seulement parler ? Merilian a l’air soucieuse, Gauwin est impassible, mais Insanis, lui, a l’air de brûler de rage et de haine. Il regarde tous les passants avec colère, il a l’air de respirer avec difficulté et son visage qui se veut impassible est déformé par la haine que quelque chose ou quelqu’un lui inspire. Je n’osais lui demander, consciente qu’il m’en parlerait s’il le voulait. Or ce n’était pas le cas.
Je replongeai dans mes souvenirs, absorbée par mon ancien maître. Il était fait pour dominer, pour écraser les « bêtes » comme il disait. Je sais que quiconque le voit ne peut avoir que deux réactions. Avoir peur, ou tomber sous son charme. Se rebeller n’était pas une option, et si vous étiez plus fort il obtenait votre confiance pour vous tuer ensuite…
Une fois sortis de Darhàm, Insanis sembla se relaxer, se détendre, et prit la parole, expliquant que si le château ne payait pas de mine, en revanche là-bas il y avait des gens comme nous, et qu’il avait toujours rêvé d’une vraie famille, que s’il pouvait servir en plus son dieu, c’était parfait.
- « Une famille ? J’avais une famille aussi. Une mère aimante, un père joyeux…et si je ne me rappelle pas de mon ancienne vie avant que mon ancien maître ne me fasse tout oublier, je crois que j’avais des frères et sœurs…Je crois. » lui répondis-je, essayant de me souvenir. « Mais en avoir une nouvelle ne me dérange pas. »
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(((Une fiole de fluide 1/16 d'obscurité, don des Messagers du Corbeau.)))
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