ConscienceEndosser le fardeau de sa consciencePlusieurs jours passent durant lesquels Vomen laisse à mon esprit et mon corps le temps de se reconstruire. Je lui suis reconnaissant de la solitude dans laquelle il me laisse. Je suis fatigué, éreinté aussi bien psychiquement que physiquement. Ma clarté d’esprit retrouvée et toute cette inaction me laissent bien trop de temps pour ressasser et ressasser encore ce massacre, emplissant mes pensées de « et si… ». Jusqu’à ce que je craque, poussant un hurlement de dément, emplis de toute ma rage et mon désespoir et me retrouve pleurant à genoux, les griffes enfoncées dans mon front.
A présent, je vaque dans la chambre, une pile de livre à mes côtés. Ils sont salis, usés, humides, mais ils me tiennent compagnie. Vomen me les a apporté suite à mon hurlement, comprenant un besoin de s’échapper. Ce sont des histoires sur d’autres mondes, inconnus, imaginés ou réels, si différents des livres que je glanais chez les Shaakts qui contaient des récits de pouvoir et de domination.
J’entends toquer à ma porte et me relève, déposant mon livre sur le côté. Celui-ci narre l’histoire d’une île lointaine et de la chute d’un autre monde. Vomen entre, accompagné d’un autre homme, blond, les cheveux attachés en queue de cheval. Il semble plus rude que mon guérisseur.
Je m’assois sur le lit, intrigué et lui serre la patte, prenant garde à ne pas enfoncer mes griffes, les humains ont la peau si fragile sans fourrure pour les protéger.
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Sha’ale, je te présente Skrool, il a lui aussi œuvré à ton rétablissement.Je le salue d’un signe de tête et d’un remerciement murmuré. Je ne suis toujours pas certain de leur être reconnaissant de vivre, mais je ne peux me permettre de rudoyer leur fierté. En d’autres temps, je l’aurais fait par gratitude, ou au moins par politesse, mais ces notions me paraissent si lointaines, si vaines…
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J’espère pouvoir payer ma dette envers vous.-
T’en fais pas, on trouvera bien un boulot à te faire faire, c’est pas ça qui manque par ici, me répondit Skrool.
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Kaliska et Talasi veulent te voir, ils deviennent intenables.Kaliska… Talasi… La confrontation sera difficile et je sais dors et déjà que je ne pourrais en ressortir tel que je l’aurais commencée. Je retiens un haut le cœur, le ventre noué d’appréhension.
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Allons-y.-
Maintenant, t’es sûr ?J’acquiesce, incapable de parler, et lui fait signe de prendre la tête. Skrool nous talonne. Vomen m’emmène dans un réseau de tunnels éclairés par des torches plus ou moins étroits, mais toujours suffisamment grands pour que deux personnes puissent passer de front. Plusieurs portes jalonnent le chemin et je suppose qu’elles mènent à des cellules semblables à la mienne. Nous croisons quelques personnes qui saluent Vomen et Skrool, me regardent avec une vague curiosité tout en continuant leur chemin. Je ne leur prête aucune attention ni même ne les salue.
Nous arrivons finalement devant une porte comme toutes les autres. Vomen tape deux fois et entre, nous faisant signe d’attendre. Quelques secondes plus tard, il nous invite à entrer. La pièce est exactement comme la mienne, pourvue du même mobilier simple, sans fioriture ni décoration. Au milieu de la pièce se trouvent deux Worans. Mes yeux, fuyants ceux de Kaliska, se portent sur Talasi, un Woran à la fourrure fauve, presque dépourvue de motifs et à la taille comme à la carrure impressionnantes. Il me dévisage, une lueur d’incertitude dans le regard et acquiesce la tête en signe de reconnaissance.
Fermant les poings, je porte mon regard sur Kaliska. Son regard d’un bleu de glace me brûle, son pelage blanc parsemé de noir me serre le cœur d’une douleur presque physique. Kaliska, sœur aimée de Chilali. Mes yeux s’emplissent de larmes que je retiens à grande peine. Elle lui ressemble énormément, elles se sont toujours beaucoup ressemblées. La même robe d’un blanc neigeux, les mêmes iris. Mais Kaliska n’a pas cet air chafouin, cette petite touche d’espièglerie qu’a – qu’avait Chilali. Elle a toujours été la plus sombre, la plus dure des deux sœurs.
Talasi s’avance d’une démarche légèrement boitillante, soustrayant Kaliska à ma vue et pose une main sur mon épaule. Je me force à lui rendre son regard.
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Qui a survécu ? Qui s’est échappé ?Je secoue la tête et tente une première fois de parler, mais les mots restent bloqués dans ma gorge. Lorsque je tente de nouveau, c’est un croassement qui sort de mes canines.
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Je ne sais pas. Je n’ai pas vu. Quelques uns…-
Nous avons vu au moins une dizaine des nôtres partir dans plusieurs directions. Litonya, Nirvelli, Tadi, … Je lève la patte, serrant son avant-bras toujours posé sur mon épaule. Ils ignorent, ils ignorent ce que j’ai à leur dire. Les mots que je dois prononcer font encore plus mal que tous les autres. Je ne les ai pas encore prononcés à haute voix, de peur que cela ne leur donne plus de réalité encore, que la dernière partie d’elle qui restait avec moi s’envole ainsi au loin.
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Chilali… est restée. Elle est m…Je ne parviens pas à finir le dernier mot car Kaliska m’a bondit dessus et c’est un soulagement, car je n’aurais pas eu la force de l’achever. Elle a repoussé Talasi et me roue de coups, des coups rageurs, emplis de toute sa haine, de toute sa rage. Elle frappe partout, sans distinction, mes côtes, mon ventre, ma tête... Je ne bouge pas, incapable que je suis de l’en empêcher ou de ne faire ne serait-ce qu’un mouvement. Je mérite chacun de ces coups et tant de plus. Tant de plus…
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C’était ma sœur ! Ma sœur ! Hurle-t-elle de rage, les larmes coulant à flot de son visage.
Les yeux brouillés, je vois Skrool et Vomen assister impuissants à la scène. Talasi tente vainement de retenir la Worane. Et je ne bouge pas.
Les coups pleuvent mais la douleur que je ressens n’est jamais suffisante, elle ne suffira jamais à expier mes erreurs. La patte de Kaliska prend du recul et toutes griffes dehors la précipite sur mon visage, barrant ainsi mon œil gauche de trois sillons sanglants.
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Kaliska !Talasi retient son prochain coup. Kaliska me regarde, les yeux écarquillés entre ses larmes, puis semble d’un coup se recroqueviller sur elle-même et s’effondre à genoux, serrant frénétiquement ses bras contre elle, les épaules secouées de soubresauts. Je la regarde, incapable de bouger ne serait-ce qu’un muscle. Je ne ressens plus qu’un grand vide, immense, où devrait se trouver ma poitrine. Pourquoi ?! Pourquoi…
Talasi se penche sur elle et lui murmure des paroles de réconfort, la berçant dans ses bras. Petit à petit, ses tremblements se font moins nombreux, jusqu’à cesser en partie et le Woran la soulève dans ses bras, la transportant hors de la pièce. Vomen et Skrool la regardent faire, échangent des regards mais n’agissent pas. Dès que la porte se referme, je m’effondre à mon tour à genoux, des larmes de sang coulant des trois sillons là où je ne puis pleurer.
J’ignore combien de temps je reste là, les yeux dans le vague, incapable de penser. Et pourtant, pourtant ce vide au fond de moi que je ressens, ce néant pourtant si réel… Il est pétri des remords, des regrets, de fureur, de dégoût. La Haine, Artisane du Vide.
Talasi entre de nouveau dans la pièce. Je le sens m’observer quelques temps avant qu’il ne se penche vers moi et repose sa patte sur mon épaule. Il cherche mon regard et finit par le trouver. Je vois ses yeux oranges pleins de dureté et de compassion.
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Sha’ale, tout cela appartient au passé. Kaliska ne te hait pas, elle a mal, elle est choquée – Dieux, que c’est notre cas à tous ! – et sa sœur lui manque, mais elle ne te hait pas, j’espère que tu le comprends.Je le regarde sans répondre. Il secoue la tête.
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Tout ça… tout ceci était nécessaire. Nous ne pouvions rester là-bas. En menant la rébellion, vous nous avez rendu à nous-même, Chilali et toi, et ceux qui sont morts ce jour-là sont morts en Worans libres, heureux de le faire pour que certains de leurs frères et sœurs puissent en jouir. Cela ne doit pas peser sur toi.Ses derniers mots forment comme un choc pour moi, je sens de nouveau mon corps s’animer et me répondre. Non pas parce que je suis d’accord avec lui, mais parce qu’au contraire, je ne puis cautionner ses mots.
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Ces morts sont mon fait, j’ai été imprudent, je nous ai trop peu préparé. Je n’aurais jamais dû nous monter ainsi contre eux. Ce désir de liberté était beau, mais vois où il nous a mené… Là bas, nous étions des esclaves, mais nous riions, nous vivions et aimions. Les morts ne rient plus, n’aiment plus. Et nous, regarde nous, regarde Kaliska… Je sens que Talasi n’a rien à répondre à mes propos, il a le regard impuissant de ceux qui savent leurs arguments vains et la joute verbale perdue, mais ne peuvent revenir sur leur idée, ne peuvent les faire comprendre. Il me lance un regard triste et se relève. J’en fais de même. Nous nous regardons quelques instants encore, puis il finit par hocher la tête et se diriger vers la porte. Je le retiens au dernier moment.
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Talasi… Laisse Kaliska me haïr autant qu’elle le souhaite.La patte du Woran sur la porte est saisie d’un bref tremblement mais il acquiesce et s’en va, me laissant face aux deux bandits. Ils s’agitent sur leurs pattes frêles, gênés de la scène à laquelle ils viennent d’assister. Ils n’osent pas me regarder dans les yeux. Je serre les mâchoires et les poings, je tente de regagner contenance.
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Bien. Comment puis-je rembourser mes soins ?