Le sacrifice de l'Oiseau des NeigesLe sang me va si bienJe suis une boule de rage et de regrets tremblante dans le froid d’une nuit désertique, un amas de poils hirsutes tachés de sang, du sang de mon oiseau de neige et de ses tortionnaires, du sang des esclavagistes qui ont causé notre mort pour avoir trop rêvé.
Je suis un des rares survivants, un des rares qui sont parvenu à s’enfuir au travers de cette maudite herse. Où sont les autres ? Je ne sais pas, c’est du chacun pour soi. Ils me jugent responsable de l’échec cuisant de notre escapade. Comment leur en vouloir quand je partage les mêmes pensées ?
La seule chose qui me maintienne en vie, la seule chose qui fait que là, maintenant, je sois en train de me relever pour avancer tant bien que mal sont les derniers mots de Chilali : « Pars, Sha’ale, pars, je t’aime et vis pour nous ! ». Vivre pour nous, Chilali, vivre pour nous… Comment peux-tu me demander ça ? C’est pour toi que je vivais, pour nos rêves, pour la vie qu’on pouvait avoir hors de la purulente Khonfas et de l’avilissement qui suinte de ses pores.
J’avance de quelques pas, je titube. Je chute, je me relève et je marche. Je dois quitter ces lieux infâmes, je dois partir pour ne plus revenir. Je sais qu’ils sont à notre poursuite, qu’ils vont nous traquer un à un et nous détruire. Quitter au plus vite les montagnes est notre seule chance. Notre… Je pense encore au pluriel mais je suis seul, seul avec ma haine, mes remords et ma conscience.
Je ne sais pas où je vais, mais le peu de lucidité qu’il me reste sert à me maintenir debout, à me faire avancer, je pense aller vaguement vers le nord, vers le territoire des elfes blancs. J’ai plus de chances de survivre là-bas, il paraît. Autour de moi les montagnes sont nues, elles font écho au désert. Cela fait une journée et la moitié d’une nuit que je marche, avec quelques heures de sommeil agité. J’ai soif et j’ai faim, ma gorge commence à me brûler et je déglutis avec de plus en plus de peine. Déjà l’aube du second jour point à ma droite ; au moins je me dirige dans la bonne direction. Je suis entouré d’arbres. Tant mieux, ils contribueront à me dissimuler.
A peine ai-je le temps de formuler cette pensée que j’entends derrière moi des bruits. Sur le qui-vive, je m’arrête et écoute. Des bruits de sabot. Il semblerait qu’ils m’aient rattrapé. Je prends de la vitesse en regardant autour de moi à la recherche d’un endroit où me cacher lorsque je vois cet arbre. Son tronc est large et de grandes branches s’en élancent. Sans attendre je bondis sur lui, et de quelques coups de griffe, je parviens à me hisser sur une haute branche qui surplombe le chemin. Le feuillage me cache et je remercie mon pelage tacheté.
Les bruits de sabots se rapprochent, ils font un vacarme fou mais je n’arrive pas à savoir combien ils sont. Trois, quatre ? Deux, seulement deux ; ils viennent d’apparaître. Je les vois approcher, deux Shaakts qui avancent d’un bon train, l’un devant l’autre. Ils sont vêtus à la façon des cavaliers, d’armures légères en cuir, de brassards et de jambières ainsi que d’une cape pour résister aux frimas de la nuit. A leur côté pend une épée et ils possèdent des arcs. Je soupèse mes choix : soit je les laisse passer et je tente de m’enfuir en les évitant, soit je les attaque et les tue. Ma décision est vite prise ; je ne souhaite pas laisser des Shaakts derrière moi, leurs talents de pistage sont connus même parmi les esclaves et je ne redoute pas une mort prochaine. Il vaut mieux être l’instigateur du combat que celui qui le subit.
Je laisse passer le premier Shaakt, je vois son cheval remuer les oreilles et s’agiter. Il sait que je suis là et que je les observe, il le sent. Le Shaakt qui le monte prend sa réaction pour de l’insubordination et le cravache de quelques coups secs. Le cheval s’ébroue et se met à trotter, emmenant son cavalier à plusieurs dizaines de mètres lorsque le second cheval passe sous ma branche. Lui aussi s’agite mais le second Shaakt porte plus d’intérêt aux réactions de sa monture et commence à regarder à droite et à gauche, la main sur la garde de son épée. Alors que le canasson s’agite de plus en plus, ses mains se déplacent pour se saisir de son arc et d’une flèche. Il hèle son compagnon.
Je n’attends pas un instant de plus et me laisse tomber sur lui avec un grondement sourd. Le cheval renâcle sous mon poids tandis que je m’agrippe de toutes mes griffes à ma proie. Je laisse des sillons sanguinolents dans ses vêtements, là où il n’est pas protégé par l’armure, mais je peine à me maintenir en selle avec lui. En vérité, toutes les griffures que je laisse sur sa peau sont moins des coups intentionnellement portés qu’une tentative de m’agripper à quelque chose afin de ne pas tomber. Je vois du coin de l’œil l’autre Shaakt se retourner et sortir son arc, mais il ne sait que faire entre l’imbroglio de poils et de chair qui lutte sur l’animal. Le cheval roule des yeux affolés, fait des écarts à droite, à gauche, me forçant à m’accrocher avec toutes mes forces à ma victime qui se débat en grognant. Cette dernière a laissé tomber son arc et ses flèches et tente d’atteindre sa dague lorsque sa monture se cabre soudainement et me fait perdre l’équilibre. Je commence à basculer et entraîne mon adversaire sous mon poids. Je heurte lourdement le sol et le Shaakt me tombe dessus, me coupant le souffle au moment où le cheval commence à ruer, donnant des coups de sabot affolés dans tous les sens. Dans un réflexe né au plus profond de mes tripes, je profite de ma force et soulève le Shaakt qui se débat, me protégeant de son corps au moment où un sabot s’enfonce profondément dans son ventre. Le souffle coupé, le Shaakt se laisse lentement tomber sur les genoux dans une parodie de la dernière scène du dernier acte de la vie de Chilali. Le cheval s’éloigne alors que le second Shaakt fond sur nous du haut de son destrier, l’épée au clair. Je plonge une griffe insidieuse dans la carotide de ma proie avant de me jeter sur le côté et éviter mon nouvel assaillant.
Je me redresse pour lui faire face. Nous nous regardons droit dans les yeux, j’y mets tout le défi et la rage que j’ai, tout ce qu’il me reste. Lui, un Shaakt venu corriger un esclave en fuite et moi, un être brisé qui n’a que sa hargne. Une mare de sang déjà naît sous le corps du premier Shaakt et son compagnon lui lance un regard. Je vois ses yeux se voiler un instant de douleur.
Un son étrange, par à-coups, se fait progressivement entendre, un rire aigre et amer qui s’échappe de mes canines. Je ris à pleins poumons, le visage tourné vers le ciel. La vengeance. Le doux sentiment de vengeance.
Le Shaakt se reprend et charge, cette fois la haine est mutuelle et notre visage n’est plus que le reflet l’un de l’autre. Il me porte un coup d’épée, mais je suis plus mobile que lui et l’évite sans peine. Son cheval a peur de moi, il renâcle et ne lui obéit guère. Comme je le comprends, nous étions semblables, lui et moi, des bêtes de somme soumises à la main de notre maître. Le Shaakt le cravache violemment si bien qu’il finit par s’élancer une nouvelle fois vers moi. Au lieu de m’écarter de la lame qui fond, je m'élance vers le cheval et empoigne la jambe de l’esclavagiste. Je tire de toutes mes forces et il chute lourdement au sol. Je suis prêt à lui sauter dessus lorsque j’aperçois sa dague brandie entre son corps et moi.
D’un bon, je recule en feulant, le dos hérissé. L’arme maintenue entre nous, le Shaakt se relève.
- Tu vas couiner, sale fils de chienne, dit-il dans le parlé guttural des elfes noirs. Pour Ryld que t’as tué et pour tous les nôtres.
Je ne réponds pas et me contente d’un grondement sourd, félin, qui résonne depuis le fond de ma gorge. Je sais quel effet il a sur les tripes des autres races. Dans notre grognement, il y a quelque chose, une vibration qui les prend au ventre et qui leur dis « fuis, fuis, fuis ! ». Le shaakt garde sa contenance, il lui en faut bien plus.
- Il sont presque tous morts, tous. Les survivants sont torturés en ce moment même. Vous n’aviez aucune chance. Des bêtes, du bétail, c’est tout ce que vous êtes. Tu pensais vraiment t’en sortir comme ça ? T’es naïf, jolie petite descente de lit.
On ne bouge pas, mon grognement s’est fait plus agressif, plus douloureux aussi. Je sais que sa lame est aussi acérée que mes griffes et qu’il sait combattre où moi je n’agis qu’à l’instinct. Mais il a raison, je suis une bête, un animal blessé, acculé, et c’est à ce moment que nous sommes les plus dangereux.
Je lui saute alors dessus, toutes griffes dehors. Il tente de me repousser de sa dague, mais elle est courte et je profite de la taille de mes mains pour repousser son bras en y appliquant de longues traînées de sang. Il s’en suit un ballet étrange d’attaques et de contre-attaques entre sa lame et mes griffes, mais il est bien plus adroit que moi et prend petit à petit du terrain, me forçant à reculer en m'infligeant de nombreuses estafilades. Tout à coup je trébuche et tombe en arrière, me rattrapant de justesse en posant la main sur une branche épaisse posée sur le sol. Je m’en saisis et la brandis devant moi tel un bouclier au moment où le Shaakt profite de ma déconvenue pour frapper. Sa lame heurte le bois et s’enfonce dedans avec un bruit mat. Je ne lui laisse pas le temps de la dégager et d’un geste brusque je tire la branche et déséquilibre l’elfe qui s’avance d’un pas, se retrouvant dangereusement proche de moi.
Je bondis et enfonce mes crocs dans sa gorge. La peau si fine de son cou cède dans une gerbe de sang alors que son goût métallique empli ma bouche. Je serre quelques instants durant lesquels le Shaakt est parcouru de soubresauts, puis mes muscles se relâchent et le corps tombe sans vie à mes pieds.
Des perles de sang gouttent de mon pelage. J'en suis à nouveau couvert, mais qu'importe ? Il semble m’aller si bien.
L'esclave voleur de livres