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Le choc fut terrible, et augure d’un combat sans merci, durant lequel les atrocités les plus immondes qu’il m’ait été donné de voir surgiraient de nulle part. Le choc initiateur d’un revirement, d’une bataille sanglante. Mais ce ne fut peut-être pas le pire. Car avant le choc, il y eut l’attente. Cette attente angoissante d’un destin terrible auquel on ne peut échapper.
Car rien ne pourrait cette fois s’interposer entre la course de nos ennemis et la frêle stature du navire de la Confrérie d’Outremer. Ma tentative avait été vaine, quoique pleine d’espoir. Et elle s’était effondrée avec toutes ces espérances. Le ressac des vagues n’était presque plus qu’un lointain souvenir, un autre monde appartenant au passé. Rien n’existait plus que cette sombre masse qui s’avançait vers nous, et sur laquelle mes iris rouges étaient indéniablement fixés. Je pouvais maintenant distinguer les silhouettes appuyées au bastingage, bardées de fer et munies d’armes en tous genres, plus effrayantes les unes que les autres. Et très vite, leurs visages m’apparurent dans toute leur horreur. Des Orques, des Gobelins, des Hommes sombres de cœur, tels étaient nos ennemis. Au nom d’Oaxaca, ils allaient nous détruire, nous tuer, et rougir la mer de notre sang.
Autour de moi, l’équipage tenait bon, et la haine que leur inspirait ces ennemis ne faisait visiblement que renforcer leur envie d’en découdre, de se battre vaillamment, quel que fut l’essor de la bataille à venir. Je n’entendais plus les ordres du capitaine, qui braillait, sabre au clair, des jurons et conseils belliqueux tant aux ennemis qu’à son propre équipage féminin. Seul homme à bord, avec l’humoran, il prenait une position de pouvoir totalement fantoche, lorsqu’on en connaissait les ombres. Mais là, maintenant, je me serais rattachée à chacune de ses paroles, si seulement j’avais pu me concentrer sur elles. Il aurait été un phare dans la tempête, si les rires et grognements de nos adversaires n’avaient pas chargé mon cœur d’un effroi indicible. Rien que de les voir nous lorgner de manière lubrique et hargneuse, je souffrais en avance. Mon estomac se serra, et mon cœur accéléra. Ma main lâcha le sabre qu’elle avait pourtant serré si fort, et je sentis une boule monter dans ma gorge.
Ces êtres n’étaient plus que des ombres, et je me sentais sombrer en elles avant même leur arrivée. Ma tête tournait, et la peur enserrait mon ventre. Une sensation des plus horribles qu’il m’ait été donné de vivre. J’en parvenais à regretter le trac de chaque entrée en scène, dans la Troupe Flamboyante. C’était alors un mélange de peur et d’excitation. Ici, seule la peur était présente, brute et intense, irrépressible. Des images de mon passé défilaient devant mon regard, ma vie. Et pourtant, malgré tout, je ne regrettais pas. Je ne pouvais regretter, car tout ça avait été un choix délibéré. J’étais responsable de cette situation. Responsable de ma mort. Et cette idée fixe me terrifia, m’hypnotisa. Immobile, les membres tremblants, rien ne pouvait détacher mon regard de ces ombres mouvantes et menaçantes. Le cauchemar de ma vie. Rien sauf…
Le choc.
Rude, il ramena la réalité à moi de manière si brutale que je fus expulsée à plat ventre sur le pont, alors que le bois craquait bruyamment. Les sons me revinrent, et les couleurs. Tout n’était que chaos autour de moi. De cris venant des deux équipages retentissaient, fureur farouche des femmes prêtes à tout pour défendre leur vie et leur honneur, et hurlements bestiaux des peaux-vertes qui se régalaient d’avance de leur future victoire, épanchée dans la chair chaude éclaboussée de sang. Je me redressai tout en reculant contre un mât. J’étais impuissante, et cette idée instaura une rage certaine en moi. La puissance, but de ma vie, voilà qu’elle me manquait plus que jamais. Je ne pus rien faire contre ces cordes qui furent lancées, ces grappins qui agrippèrent le navire, et ces ennemis qui s’en servirent pour bondir sur le pont.
Les plus petits, les Sektegs, ouvrirent la marche, en bondissant agilement vers nous. Et là, alors que je croyais venue l’heure de ma mort, je ne vis que celle de ces infâmes assaillants. Les guerrières farouches de l’équipage les avaient fauchés avant qu’ils ne posent même leur premier pied sur notre territoire de bois et de cordes. Et cet événement me redonna curieusement confiance. Nous pouvions nous battre. Peut-être pas vaincre, mais nous ne succomberions pas sans avoir assuré une fervente résistance. Le regard illuminé de cette rage nouvelle, je serrai les poings et alors que les premiers ennemis appontaient, j’envoyai une nouvelle boule flamboyante sur l’une des cordes qui maintenait le navire accroché aux leurs. Les trois ou quatre assaillants qui s’y trouvaient churent dans les flots marins, ou furent broyés entre les coques des deux navires, qui continuaient de s’entrechoquer perpétuellement.
Je ne sus si cette réussite était positive ou non. Si j’avais réussi à tuer plusieurs d’entre eux d’un simple sort, je n’en avais pas moins attiré l’attention sur moi. Et la colère grondait dans les yeux de ceux qui me tenaient rancœur de la mort de compagnons, et de cette marque noire sur leur voilure sombre. Un orque, au moins, se détacha de la mêlée pour se diriger vers moi. Puis un autre, et un troisième. Acculée contre mon mât, je ne savais que faire. Deux d’entre eux étaient armés de tranchoirs impressionnants, et leurs muscles imposants saillaient entre les parties de leurs armures de fer et de cuir. Le troisième était plus grand encore, et armé d’une lance à double lame. Une arme impressionnante, qui ne tarderait pas à se ficher dans mon ventre si je restais là à rien faire.
Mes fluides m’appelaient, chauffaient en moi, m’incitant à les utiliser sans retenue. Furieuse, et paniquée tout à la fois, je balançai une nouvelle boule de feu sur cet ennemi si impressionnant. Les flammes vinrent percuter son épaule, dont les chairs noircirent aussitôt. Il en fut à peine déstabilisé, et continua à avancer vers moi, prêt à m’embrocher. Instinctivement, je balançai un second jet flamboyant, qui vint cette fois heurter son visage hargneux. Les flammes lui masquèrent un instant la vue, et ses cheveux ramenés en un catogan noir prirent feu, au-dessus de la chair carbonisée de sa bouche, de son nez, de ses yeux en flamme. Il arrêta d’avancer, et cela suffit à la rouquine pour lui bondir dessus pour lui enfoncer habilement une lame courbe en travers de la gorge pour l’achever, ne se doutant même pas qu’elle venait de me sauver la vie.
Sans attendre, elle poursuivit sa route vers d’autres partie de cette immense combat, qui faisait rage sur la Grande Prostituée, sans ordre ni discipline. Loin des batailles rangées aux tactiques longuement étudiées. Ici, seule la force et la bestialité comptait. La rapidité, et la puissance des armes. Les miennes, hélas, étaient taries, désormais. Et les deux garzoks terribles approchaient, passant par-dessus le cadavre de leur compagnon. Je tentai de lancer d’autre sortilèges qui leur crameraient la face, mais rien ne voulut sortir de mes mains tendues. Un rire gras et inquiétant sortit de leur gueule aux dents aussi terribles que peu soignées. La bave coulaient au-delà de leurs lèvres épaisses, et je ne pouvais qu’assister, impuissante, à leur avancée. Je me couvrir la tête des mains, comme pour me protéger vainement des coups qui arriveraient sans aucun doute.
Mais aucun n’arriva. Aucune lame pour me trancher la tête, me réduire en tas de chair. Non, les deux monstres se contentèrent de m’attraper les poignets fermement pour me relever, et violemment me plaquer contre le bois rude du mât. Mes yeux s’ouvrirent sur leur visage lubrique, et nos regards se croisèrent. Ce n’étaient pas de leurs lames qu’ils voulaient me tuer. Plaquée là contre le mat, ç’allaient être de leurs assauts répétés et brutaux en moi que j’allais périr, déshonorée et en souffrance.
« Non ! »
Je remuai pour échapper à mon destin, je tapai des pieds pour échapper à leur puissance, mais ils étaient trop forts, et mes coups n’étaient que des pichenettes qui entretenaient leur désir bestial. Une main puissante m’agrippa la cuisse fermement, douloureusement, et je voulus hurler. Ma voix semblait s’être dérobée, comme dans un cauchemar. Et mon cri fut bien moins puissant que je ne l’avais voulu. Totalement maîtrisée par ces bêtes, je ne pouvais plus bouger. Impuissante, je ne pouvais compter que sur ceux qui m’entouraient pour me sauver. Mais ceux-là étaient bien occupés. Occupés à se battre, à tuer ou à mourir.
J’hurlai à nouveau, totalement silencieusement, cette fois. Et les larmes coulèrent sur mes joues…
_________________ Alessia, mage flamboyante
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