"aaaaaaaaaaaaaaaal !"
Seul un juron étouffé répondit au très long cri de la jeune elfe, mais cela lui suffit ; un étrange sentiment l'envahit, qui semblait peu adapté aux circonstances : ce seul élément sonore quelque peu familier dans ce monde trop différent, où les bêtes étaient aussi basses et cruelles que les elfes et où les couloirs s'alignaient, l'un après l'autre sans fin, lui inspira une joie infinie. Le temps de cette course dans laquelle elle déployait des forces surprenantes, elle eut un sourire, un sourire de soulagement : tout n'était donc pas perdu, avec Sigdral ils trouveraient un chemin et rejoindraient, peut-être, Raliak et Gwaë, ou même directement la surface. Une sourde lumière éclaira le couloir, les araignées bifurquèrent à l'angle où elle avait précédemment quitté le semi-elfe ; la petite négocia le virage avec une gracieuse habileté, tandis que sa mère trébuchait légèrement et devait poser les pattes sur les parois du mur pour tourner sans ralentir ; le père, en revanche, sanglant colosse, montra moins de souplesse et commença par heurter le mur, les pattes enchevêtrées renversant le braséro. Rose, nerveuse malgré tout, eut un rire étranglé.
(Quelle belle vengeance tu m'offres, malhabile, pour m'avoir fait si peur ! Non mais qu'il est lourd, a-t-on idée d'être aussi massif et maladroit, quand on fait croire qu'on est une araignée agile et entendue. Là où nous allons, c'est bien le chemin que Sigdral a suivi tout à l'heure. Le couloir est de plus en plus joli.)
Après avoir pouffé, l'héroïne accéléra subitement sa course, prit appel et bondit le plus haut qu'elle pouvait, danseuse malingre, gracieux tyroglon : elle sauta au-dessus du braséro qui, bouleversé par la bête, roulait vers elle en faisant jaillir de menaçantes braises étincelantes, menaçant monstre de tôle qui hurlait un sinistre cahotement de ferraille. Roulant à terre en un double pirouette, Rose se releva après avoir laissé échapper un petit rire cristallin.
L'arachnéenne famille était à présent loin devant. Le rythme de leur course s'était arrêté ; et pour cause, l'elfe pénétra bientôt dans une sorte de salon, assez peu vaste pour être intime, mais dans laquelle de nombreux convives pouvaient être accueillis. Là, comme dans les élégants couloirs qu'elle avait parcouru, de grandes torches se consumaient sereinement, éclairant les lieux d'une lumière douce, ne laissant pas d'ombre mais n'aveuglant pas non plus les yeux de la pauvre créature qui revenait d'un séjour dans l'obscurité de la grotte – et cela ne devait pas advenir souvent ; de mémoire de fauteuil gris faisant face à la porte, il n'en était jamais passé de tel. Les bêtes avaient disparu dans une sorte de renfoncement de la pièce, peut-être une autre salle attenante au petit salon.
« Mais qu'est-ce qu'elles font? Monsieur le semi-elfe? Sigdral! »
Dans une pièce aussi vaniteuse, l'on n'a pas le courage de crier. Rose haussa timidement la voix, craignant de réveiller les meubles. Dans la seconde pièce, d'étranges bruits se firent entendre : l'incessant cliquetis des pattes des araignées, mais également un grincement, celui d'une arme que l'on tire de son fourreau. Puis le combat commença. Rose comprit immédiatement de quoi il s'agissait : les monstrueuses bestioles s'en prenaient à Sigdral. Celui-ci devait combattre avec sa seule épée, s'il n'avait pas de torche. L'alcôve semblait obscure, de là où de tenait la jeune fille. Elle allait se précipiter vers eux pour aider le semi-elfe, mais quelqu'un était entré derrière elle et l'avait attrapée par les épaules, emprisonnant ses bras.
« Hé! Lâchez-moi! Bon sang, qui êtes-vous, lâchez-moi, venez m'aider plutôt, ne voyez-vous pas ce qui arrive? Répondez, enfin... »
L'inconnu ne la laissait pas. Au contraire, il resserrait son emprise, mettant des obstacles devant ses jambes. L'elfe tourna la tête vers l'arrière, seul mouvement qu'elle pouvait encore faire.
(Ah! Ah! Ce qui m'entrave est invisible!)
Du moment où elle vit ce qu'il y avait derrière elle, l'aquatique se débattit tant qu'elle put, mais la force qui la maintenait immobile, les bras écartés et face à la l'alcôve, était inflexible. Ce n'était pas une lutte ordinaire, l'adversaire inconnu ne faisait aucun mouvement, comme lorsque l'on doit retenir dans sa main une créature de petite taille et aux membres sans vigueur ; il semblait bloquer absolument son corps tout entier sans aucun effort. La faible proie, enfermée dans cet incompréhensible carcan, cria à l'adresse de celui qu'elle était en train d'abandonner :
« Sigdral, écoutez! Il y a quelque chose qui règne en ces lieux, et c'est mauvais. Plus que mauvais, c'est... c'est funeste, tragique, c'est malveillant! Je... je ne peux pas bouger. Visez la plus épaisse partie des pattes! »
Les échos qui venaient de la seconde pièce étaient étouffés, peu distincts. Rose crut entendre un grognement, quelque chose comme « Malveillant? Sans blague » immédiatement suivi d'un hurlement strident. Le semi-elfe devait avoir réussi à atteindre l'un des araignées ; lui avait-il coupé une patte? Était-elle morte enfin? Laquelle était-ce? Dans n'importe quelle autre circonstance, l'elfe n'aurait pas pris parti, ou avec bien moins d'ardeur ; après tout, si l'un défendait sa vie, les autres luttaient pour se nourrir. Chacun voulait survivre. Mais ici, les valeurs étaient renversées. Sigdral seul défendait une cause juste, et il n'avait de secours que son arme lourde et rouillée pour repousser les assauts de trois ennemis rapides, immenses et acharnés. La jeune fille, tirant contre la puissance qui l'empêchait d'aller s'opposer aux araignées, ne pouvait qu'écouter, impuissante, et deviner ce qui se passait là-bas, à quelques mètres derrière le tournant du mur. Ce n'était, hélas! pas difficile. Les heurts de l'épée contre les crochets, les gémissements et soupirs du l'assailli, en disaient long sur l'issue probable de l'inégal affrontement. La petite elfe ponctuait ce concert, inquiète, d'appels et de conjurations, de vains encouragements et d'inutiles malédictions. Tentant toujours de se dégager de l'emprise que la maintenant au loin sans pouvoir, à présent, faire le moindre geste même vers l'avant, elle se retournait quelquefois, la colère et l'effroi inondant en grande crue, en marée acide, le pers liquide qui coulait dans ses veines.
« Ah, toi, espèce de chose, qui es-tu donc? Qu'est-ce que tu me veux? Je dois aller là-bas, laisse-moi... Je ne te vois pas, je ne vois rien, il n'y a rien derrière moi, mais je sais que tu es là, chose, et tu m'empêches... »
Elle perdit le contrôle de ses doigts, de son cou. Désespérée, l'elfe ne pouvait qu'ouvrir les yeux, essayer d'entendre, et espérer. Quelques mots d'une prière à Moura s'envolèrent sans suite, elle n'était plus capable de recueillement. Après un second grincement qui indiquait qu'une araignée avait encore été touchée, sinon blessée, l'on entendit un cri, de la voix d'un parlant, suivi d'un long gémissement entrecoupé de haut-le-coeur. Un choc sourd, et l'on n'entendit plus rien. Rose, éperdue, tirait encore pour se dégager.
Sur les deux pièces régna longtemps un lourd silence. L'elfe, dont une partie du corps avait été relâchée, laissait sa tête pendre, tout juste soutenue par l'entité criminelle qui entravait encore ses bras. Plongée dans de profondes et douloureuses rêveries, elle avait quitté le boudoir, quitté le souterrain, quitté Yuimen, et flottait n'importe où. Elle se redressa , les yeux vides et la bouche tordue d'une moue résignée, en sentant un renforcement de son invisible prison ; elle fut soudain prise, emportée violemment, et se retrouva dans la cathédrale. La vision, cette fois, courut avec une vitesse extrême, si bien que si elle n'eût pas connu la succession des lieux par coeur pour se l'être mainte fois répétée, elle n'eût rien reconnu de ce qui passait, fugitif, devant ses yeux. La crypte, le dôme boueux, les couloirs et l'antre du shaak aux cadavres vivants, rien ne manqua, dans l'ordre et dans le temps. Lorsque Rose arriva, volante, fulgurante, à la place où elle se trouvait effectivement, tout ralentit considérablement, et elle se vit avancer – ou du mois, elle vit ce qu'elle aurait vu si elle avait pu s'avancer – vers l'alcôve. La vision, instable et comme fouineuse, fit le tour de la pièce, c'était une sorte de vaste renfoncement pierreux, sombre et sec. Rose put tourner autour des araignées, et constata que la mère et la fille avaient chacune une patte coupée juste au-dessus du crochet venimeux. La petite était recroquevillée sur elle-même, et ne formait plus qu'une sombre boule, hérissée de chaque côté des saillances de ses pattes repliées. Puis, cela tourna autour du sol ; Sigdral, étendu sur une sorte de grande marche taillée dans le roc, reposait les yeux clos, le bras contracté et replié sur son coeur. Lors que la vision s'éteignait après avoir détaillé d'autres recoins vides de la pièce, Rose put voir approcher du mâle du semi-elfe gisant ses mandibules géantes. Puis le sort s'estompa, et peu à peu ce fut le noir. Recouvrer la conscience du salon et d'elle-même mit un certain temps ; au fait, elle n'était plus vraiment pressée. Les araignées, dans l'alcôve, devaient être tout juste en train de dévorer leur proie, Rose ne voulait pas entendre cela. L'emprise qui la maintenait commençait à se relâcher, comme une force qui meurt lentement plutôt que comme un ennemi qui s'en va ; les bras et les épaules étaient encore immobilisés, tandis que le reste du corps été libre. L'entrave était à présent tuteur de la fleur inclinée, soutien de l'animal blessé.
L'elfe respira, aspirant l'air tant qu'elle pouvait. Sa voix résonna, grave et au timbre étouffé par ce salon hermétique dont tous les murs étaient couverts d'épaisses soieries.
« Ô, déesse! Par l'étrange vie que tu m'as donnée, par l'existence sans racines, sans pays, sans raison que tu as voulu faire incomber à mes épaules trop fragiles, ne permets pas qu'une telle chose arrive! Maîtresse! Toi qui contrôles tous les corps de par la grande quantité d'eau qu'ils renferment en eux, rassemble celui qui est déchiré, sans vie là-bas, et que je ne peux pas voir... Contracte, condense, assemble enfin, et que je puisse aider le semi-elfe à se relever et à reprendre la route. »
La volonté lui manqua, et elle ne voulut plus prononcer un mot. Puis, relevant la tête vers le plafond, vers un ciel muet qui l'écoutait, touché de sa grande douleur, elle continua.[/i]
« Dieux, tous, écoutez-moi. Lumineuse Gaïa, tu as donné à cet être la vie, précieux cadeau, comment t'en remercier? Allons, ne laisse pas ainsi périr ton enfant, tu ne le dois pas, et sais-tu pour quoi? Eh bien, je vais te dire pourquoi. Grand Yuimen, maître de notre terre, qu'as-tu fait de ta mission? N'es-tu pas censé conduire Sigdral depuis son plus petit âge d'enfant, jusqu'au moment où il rencontrera la mort dans la nature? Tu as failli, ô maître, et si tu as cru ta mission menée à bien, tu t'es trompé, l'on t'a aveuglé, puissant doyen. Et je vais te dire pourquoi. Phaïtos! Oh, Phaïtos, celui qui prend la vie qui est terminée, je ne veux pas rentrer dans les querelles qui animent le monde. De ces dissensions mêmes, je ne sais rien, mais si cela se reflète encore parmi les calmes elfes de ma cité, c'est que les continents doivent en être terriblement déchirés. Je respecte tous les dieux, et toi parmi tous. Je n'ai pas peur de ta mort, pas plus que je n'ai peur de la naissance. Je préfèrerait même... ma mort à ma naissance, du moins périrai-je sans doute avec un nom, quelqu'un pour dire « Ce corps sans lumière, c'est Rose », moi qui suis née anonyme. Mais, allons! Que fais-tu là? Tu accueillerais dans tes beaux Enfers un être qui n'y a pas sa place? Compte tes morts, Céleste, tu verras que l'un d'entre eux est un intrus, renvoie-le donc vite. Il n'a pas reçu le droit de mourir, et tu te demandes pourquoi je parle ainsi? Tu veux savoir pourquoi tu pourrais faire périr les êtres et les animaux, mais pas Sigdral? Eh bien, je vais te le dire, moi. »
A présent, Rose hurlait. L'intonation de sa voix était souvent monotone, ponctuée régulièrement d'envolées nerveuses, qui montraient à quel point elle croyait ce qu'elle disait. Sa parole, intense et forte, devait s'élever jusqu'aux dieux à qui elle s'adressait, malgré qu'elle ne soit qu'une jeune elfe quelconque, malgré ces plafond et cette terre qui la séparait de l'air pur, facteur des plus ferventes prières. Elle se leva, étendit ses bras blancs vers le haut, puis comprit la vanité de ce geste et ramena ses mains vers son cœur.
« Je vais vous dire, dieux, pourquoi ce semi-elfe à la fumée infernale n'est pas mort. Les êtres, même les elfes, se font tuer par les bêtes, et c'est quelque chose de bon, même de fantastique. Cela leur enlève un peu de ce grand pouvoir dont ils se croient investis, cela leur rappelle que leur chair, si elle semble plus précieuse, n'en est que plus fragile. Ah, souverains dieux! Moura, abaisse jusqu'à moi tes yeux, entends ce que je dis, vous vous êtes trompés. Alerte donc tes augustes compagnons, constatez tous la méprise et ayez donc hâte de la réparer! Voilà un semi-elfe, déesse, ma mère, qui a été mis à mal par des forces qui ne devraient pas exister. Ces araignées ne sont pas des animaux, vous devez bien le savoir! Ce sont des machines, des machines à tuer, je l'ai vu dans leurs yeux, et je vous parie que si, de deux siècles, personne ne venait plus, elles ne s'en trouveraient pas mal. Elles n'ont pas tué pour se nourrir. Voyez la cruauté! L'on dit que les plus mauvais des êtres parlant finissent par trouver leur punition. Je n'y ai jamais cru, bons et méchants tous souffrent, ils suffit de regarder autour pour le savoir. Mais chez les animaux, du moins, la volonté de faire souffrir ne devrait pas exister. Aaaah! Puissants! Ne permettez pas que cela advienne sur votre terre! Moura, assemble donc, d'un geste, ces membres épars que je ne suis pas capable d'aller contempler. Allons, allons! Je vous ai dit pourquoi, mes chers amis, venez donc... montrez-vous, un à un, et allez admirer ce que votre la cruauté de choses créées par d'autres que vous a provoqué... Assemblez-vous.. Assemblez-le... »
Perdant fatalement de sa force, l'elfe se recroquevilla lentement sur elle-même. Son visage plongea vers le sol dans un mouvement suspendu, tandis que ses genoux fléchissaient. Ses yeux, grands ouverts sur le vide, ne voyaient plus. L'on eût dit, à s'y méprendre, un pantin dont le manieur lâchait les fils, un à un, pour le poser délicatement sur le sol tiède et avouer à tous son inanimation. Ce qu'elle ressentait, qui pourrait le dire? Point de la tristesse, elle n'était pas de ces humains qui s'accablent à la moindre rencontre de la dame Mort ; pas les doléances de la Justice bafouée non plus, car elle ne voyait là que nature, et la nature ne se soucie pas le moins du monde d'équité, elle s'établit au-dessus de cette norme établie par les parlants. Le chaos qui s'était emparé son esprit était indéfinissable, résultat de mille pensées ; peu à peu, ce chaos ferait place au néant et, de cet état de non-existence, elle pourrait renaître. Quand le pantin fut étendu sur le fastueux tapis écarlate du silencieux salon, toute vie sembla s'être évaporée des lieux. Si quelqu'un fût passé par là en ce moment, il n'eût guère trouvé une marionnette d'Earion aux yeux clos, mal peinte sans doute par la main d'un artiste fort douteux. Ses épars cheveux de fil de soie noire formaient autour de son visage de bois une sombre nimbe. Les yeux aux paupières clauses, tracés d'un rapide trait de pinceau sur la face sculptée teinte d'une improbable couleur pâle, bleutée, ne la faisaient pas ressembler à un être vivant. Les vêtements, une lourde robe couleur d'océan aux ourlés nacrés et une paire de bas usés, figés par l'eau et le sel, étaient de toile grossière, et l'on pouvait reconnaître là l'œuvre d'un piteux marionnettiste sans talent. D'ailleurs, personne ne se souciait de cette poupée de seconde facture, étendue là dans la quiétude d'un salon bourgeois solitaire, destinée à brûler dans l'âtre d'une modeste famille lors des grands froids de l'hiver plutôt qu'à agiter ses membres sans vie sur la scène d'un petit théâtre pour enfants.
Le temps passa, un temps, les temps passèrent, qui sait combien? Les meurtriers dans l'alcôve se repassaient sauvagement de leur banquet, en silence. Le pantin retrouva l'air, inspira longuement, puis papillonna des yeux. Se redressant, il regarda à l'entour. Les flambeaux se consumaient toujours, l'un d'eux s'était éteint. Le Fauteuil la regardait en silence, l'air indifférent, et tout le reste dormait profondément, de ce somme sans rêve dont on ne doit pas se réveiller avant que n'arrivent d'autres temps.
Elle secoua doucement la tête de droite à gauche, longtemps. Puis elle se leva, tituba en proie l'instabilité qui lui avait infligé ce mouvement, et regarda encore.
« Une porte. »
La jeune elfe se dirigea vers le fond de l'intime boudoir et, sans y songer davantage, posa la main sur la poignée de la petite porte qu'elle venait de remarquer.
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