Encore passablement commotionnée par la pénible expérience qu’elle avait faite en s’approchant du couloir trop calme, trop silencieux pour ne pas être véritablement démoniaque et malsain, Rose s’arrêta et se tourna vers Sigdral, surprise de ce qu’elle avait vu et auquel elle n’avait premièrement pas prêté attention. Le semi-elfe tenait le manche d’une torche dans sa bouche, la flamme frôlait dangereusement ses vêtements et ses cheveux longs. Elle le regarda un instant, interdite, puis se reprit et détourna la tête ; d’ailleurs, il lui répondit, se jouant de sa terreur et de son prompt retour dans la galerie principale. Il est heureux que Rose, entendant ce discours, n’eût pas été exactement face à lui, car elle ne pur retenir un pâle sourire. Elle n’osa point répondre, craignant de sembler agressive alors qu’elle était si loin de l’être.
(Mais oui, je vous crois, n’insistez donc pas tant… Vous êtes à l’entrée du tunnel, je me doute bien qu’avec ou sans moi vous y seriez entré. Mais… vous voulez tant le faire remarquer et que j’en sois certaine, monsieur, que je ne puis vraiment y croire. Qui, au juste, tentez-vous de convaincre ? Pas moi, en tout cas. Qui suit l’autre, cela a l’air de vous tracasser. Ah, ces humains… Quoiqu’il en soit, je suis assez surprise de ce que vous me dites là, et je n’attendais plus de réponse à ce que je vous ai dit tout à l’heure, il y a… combien de temps ? Combien de temps, je ne sais pas, tout passe si vite et si lentement… Je suis restée un instant seulement dans la crypte, et ma chute a dû durer des heures. Mon jugement de cela n’est sans doute pas meilleur que celui d’un humain. Je vous l’ai demandé il y a longtemps, monsieur, et vous me répondez maintenant. Vous me faites confiance. Mais… en êtes-vous bien sûr ?)
Réfléchissant, elle s’engagea dans le tunnel. Cela devenait de plus en plus sombre, aussi se hissa-t-elle sur la pointe des pieds pour laisser la torche à l’une des nombreuses prises murales prévues à cet effet, et qui étaient toutes vides. Ainsi, elle était un peu plus légère, libre de ses mouvements – bien qu’elle serait désarmée en cas d’une quelconque attaque, ses pouvoirs étant dérisoirement faibles : quel mal fait-on avec un peu d’acide et… des bulles ? – et plus discrète qu’avec ce haut et crépitant flambeau. Ils parvinrent au bout du chemin ; devant eux, c’était un mur, mais la lumière venait d’une embrasure sans porte qui s’ouvrait sur la droite. C’était de là que venaient les bruits du jeu d’enfants, les chocs métalliques réguliers alternant quelquefois avec un son long et strident. Jugeant préférable de ne pas se montrer à ceux qui produisaient ce sinistre tumulte, l’enfant s’adossa au mur sur le côté, près de la porte. Sigdral la rejoignit tantôt, une torche à la main ; elle craint un instant que la lumière ne trahît leur présence, mais il se tenait suffisamment en retrait et portait la torche assez loin pour qu’il ne fussent pas remarqué. La flamme trop près d'elle était menaçante, mais silence et immobilité sont la seule attitude envisageable à qui désirait être discret. Effrayée par cette proximité contradictoire et éprouvante, les yeux illuminés de mille flammes irréelles dès qu'elle fermait les yeux, Rose réussit à provoquer cette même réaction qu'elle n'était pas parvenue à produire un instant auparavant, et une fine pellicule d'eau très peu acidifée, invisible mais résistante, se forma à l'endroit où la température était la plus pénible. Ainsi protégée par une fraîcheur apaisante, elle soupira doucement, et Sigdral sans le regarder éloigné légèrement la flamme du visage de l'enfant. Elle fut satisfaite de constater que la chaleur ne faisait pas s'évaporer immédiatement cette eau qu'elle avait elle-même créée, et qui vivait et existait indépendamment des conditions extérieures.
(Le liquide que je suis capable de créer est bien plus résistant que l'eau naturelle... Ou peut-être ne peut-il être affecté par la chaleur qu'après quelques instants. Je ne peux faire cela qu'avec mes mains et mon visage, d'ailleurs. Et mes cheveux, cela marche aussi pour la masse inerte qu'est la chevelure, cela n'est pas très... logique. Ah, ma mère, combien de fois m'as-tu répété que la magie est à la fois science et illogie? Toi qui n'y connais pas grand chose, ma chère mère, tu en as assez appris pour me conter mille histoire dont j'ai toujours fort douté de la véracité, je prenais cela pour des contes, mais... Je vois maintenant que tes fables sont peut-être vraies, toutes, mêmes celles que je jugeais les plus improbables... si je suis capable de créer l'eau là où il n'y en avais pas, les grands magiciens de tes chansons peuvent bien avoir accompli tous les exploits que tu m'as contés.)
La lumière vacillante et forte suggérait un feu à l’intérieur de la pièce, l’instabilité des rayons de lumière et une vague fumée blanche confirmaient cela : dans un âtre quelque part dans la pièce qui se trouvait derrière le mur, brûlait un grand feu. Sigdral était passé devant elle et se penchait dangereusement pour avoir vue sur la salle. Rose remarqua un mouvement derrière elle ; se retournant vivement, elle réprima un cri, mais ne vit rien, rien que des ombres qui s’agitaient autour d’elle. Reprenant ses esprits, elle constata qu’il ne s’agissait que des ombres projetées sur le mur qui lui faisait face.
(Encore cette imagination, cette élucubration dangereuse… et si j’avais crié ? Il faut maîtriser chacun de mes gestes, chacune de mes paroles, et même mes expression. C’est simple à dire… j’ai toujours vécu avec peu de contraintes, celles seules que je m’imposais à moi-même. D’ailleurs, il ne s’agit pas d’autre chose ici, personne ne m’ordonne de me taire ni de rester attentive et immobile. C’est moi seule. Pourquoi, alors, est-ce si difficile à exécuter ? Ah, monsieur, ne vous montrez donc pas tant, l’on finira par vous voir, ceux qui sont là-dedans…)
Elle ne put s’empêcher de tirer légèrement sur la manche du semi-elfe.
(Par les ombres, oui… Par les ombres l’on peut voir ce qui se passe, du moins les silhouettes. Cette chose qui tourne sans cesse et qui fait un grand bruit, je ne sais pas ce que cela peut être. Mais… au regard de Sigdral, je suppose qu’il sait, lui. Il est fort, de ne pas se montrer plus effrayé que cela. Il a peut-être raison, pourquoi ces gens seraient-ils agressifs et violents ? Ce bruit monotone, cela me rappelle un jeu d’enfants, pas un combat. Oh, quelque chose bouge.)
L’ombre d’un être, d’un homme probablement, se découpait nettement sur le mur de pierre. Il était armé, la forme de flèches, de couteaux et d’un arc apparaissaient successivement selon qu’il sa position, selon qu’il était de profil ou leur faisait face sans le savoir. Il tenait une arme, peut-être une épée, dans chaque main, et le posait sur la roue tournante dans un crissement infernal.
(Il va les briser, ma parole…)
Lors d’un infime instant, l’homme se trouva dos à eux, pris par les rayons de l’âtre, et Rose put mieux distinguer sa silhouette.
(Il a des oreilles… Serait-ce un elfe ? Il semble. Voilà un elfe bien massif, je n’en ai jamais vu de tel que parmi les marins de Luinwë. Mais que fait-il, avec sa roue et ses multiples lames…)
L’homme s’éloigna, l’ombre se dissipa. Un crépitement retentit dans la pièce, il devait avoir jeté au feu une nouvelle bûche. Tandis que sa silhouette ne se découpait plus sur la paroi en face de l’enfant et du semi-elfe, l’on put distinguer autre chose grâce à la puissance renouvelée de la lumière ; alignées, cinq formes plates, point très hautes, étaient là immobiles. L’on n’eût guère le temps de détailler la scène davantage, l’homme revint à son poste et son ombre absconsa celle tout ce qui se trouvait derrière lui.
(Des… des tables ? Des lits ? Non, qui dormirait dans un vacarme pareil. D’ailleurs… Je me demande où est le Soleil dans sa course. Comme l’eau dans ses plus grands profondeurs, la terre engloutit tout, et le feu que nous avons ne tourne pas, ne se lève le matin ni se couche le soir, réduit aux soin ou à la négligence des êtres sur lesquels il devrait régner.)
La chaleur commençait à être éprouvante, pour une enfant des abysses glaciales. L’inaction et l’attente qui n’en finissaient plus devenaient pénibles, et elle ressentit l’impérieuse nécessité de continuer, d’aller de l’avant ; ils pouvaient aussi revenir en arrière, mais… pour voir quoi ? Les bruits de pas ou de tambour que le demi-elfe avait identifié comme les pas ‘un hôte accueillant ne cachaient peut-être pas autre chose que cela, une situation qu’elle ne comprenait pas. Pourquoi reculer, si chaque voie pouvait être aussi… maléfique et mauvaise que celle dans laquelle elle s’était d’abord engagée ? Emportée par cette révolte intérieure, Rose se baissa, passa devant Sigdral pour considérer, elle aussi, l’intérieur de la pièce de ses propres yeux. A demi assise, un genou au sol et blottie contre le mur, elle osa lancer un regard ; l’elfe était en effet très grand, sans doute trop robuste pour n’avoir d’ascendance que parmi les peuples elfiques, même les plus guerriers. Ce que la jeune fille avait pris pour des tables en étaient bien, mais d’étranges table basses et longues, forgées dans un métal brut qui renvoyait par fugaces traits blancs les éclats du feu qui consumait de larges branches sèches dans un foyer immense. Sur ces sortes d’étals d’armurier, des formes étaient étalées ; de là où elle était, Rose n’eût su dire de quoi il s’agissait, elle ne voyait que d’informes masses recouvertes de tissus sombres et usés, qui outrepassaient le bord de la table et tombaient de chaque côté, montrant pour certains de véritables lambeaux malpropres.
Rose regardait tout cela, et une certaine angoisse la gagnait. Bien que la scène fût mystérieuse et insaisissable à son jeune esprit qui n’avait connu, outre durant les quelques premiers jours de sa vie, que sa ville et son Océan, elle ne voulut plus attendre passivement, attendre quoi ? Que quelque chose se passât, par l’action des dieux indifférents et moqueurs.
(Oui, d’ailleurs… Que font les dieux, au juste ? Moura, ma déesse, me prive de l’eau dont j’ai besoin. Et lesquels d’entre eux se divertissent à nos aléas ? Peut-être les mêmes qui veillent sur Gwaë et Raliak là-haut, quelque part… ou qui les tyrannisent. Oh, quelle importante, je ne peux plus, il faut… agir, faire quelque chose. Déesse de l’eau et des océans… oh, non, ne vous occupez donc pas de moi, déesse. J’ai bien assez de mal comme cela.)
Traçant quelques courbes dans la sableuse poussière du sol, Rose prit le temps de réfléchir un instant. Elle mit un point pour la cathédrale, une autre pour la crypte qui surplombait la salle marécageuse, puis les relia comme il se devait. De rapides et vagues coups dans la cendre, elle continua le plan du parcous qu'ils avaient suivi : le couloir unique qui tournait vers la droite d'une manière précise, puis l'embranchement premier. Les souvenirs visuels lui faisaient quelque peu défaut, dans la tumulte de ses frayeurs elle n'avait pas prêté grande attention aux distances, aux couloirs, aux tournants. Concentrant sa pensée vers l'arrière, elle tenta de puise dans les lieux-mêmes la trajectoire exacte des murs. Une étrange sensation l'envahit. Elle voyait bien plus clairement la carrefour au haut plafond dans laquelle la lueur de la flamme se perdait, insignifiante, et les deux couloirs qu'il présentait ; elle voyait celui de droite dans lequel elle s'était engouffrée d'abord, la courbe du corridor principal et celle du passage qui l'avait enplie d'effroi ; elle voyait encore, et avec davantage de netteté, le couloir de gauche, plus étroit et alignant de très rares torches aux parois humides. Elle se souvient qu'elle avait remarqué un second embranchement qui présentait un passage fort exigu vers la gauche, mais elle ne l'avait pas suivi, elle ne savait pour quelle raison. Enfin, la sensation de flottement, d'absence, qui avait monté en elle en quelques instants seulement, se dissipa brusquement. L'enfant ouvrit les yeux, et sa vision s'ancra dans la continuité parfaite des images de sa pensée. Elle senti une grande lassitude l'envahir, comme après un violent effort mental.
(Bien sûr... Il est inutile de s'imaginer l'endroit où l'on se trouve, il suffit d'ouvrir les yeux. Quelle précision a ma mémoire ! C'était étrange, comme si je parcourais moi-même encore une fois les espaces que je me remémorais. Très... réel. Et... oh.)
Elle avait baissé les yeux vers la terre : sans qu'elle l'eût consciemment voulu, elle avait tracé de sa main la forme de chaque couloir qu'elle avait parcouru, avec une précision notable. L’elfe qui vaquait dans la pièce ne les avait pas surpris. Il exécutait différentes opérations en cycle, toujours les mêmes et dans un ordre semblable : il allait vers le feu, revenait à la roue tournante et grinçante qu’il faisait tourner grâce à un mécanisme qu’il activait en bas, avec le pied ; puis, il s’éloignait vers une partie de la pièce qui restait invisible à l’enfant. Elle observa ce manège, et dès qu’il se fut détourna vers l’âtre, elle s’élança, mue par une impulsion précise et silencieuse. Elle gagna rapidement la seconde table, se cacha dessous ; l’elfe revint, posa quelque chose sur la plaque de métal sous laquelle elle se tenait, puis s’éloigna à nouveau de l’autre côté, comme elle l’avait prévu. Profitant de ce moment, Rose courut vers l’âtre, et se blottit derrière, contre le mur, assez dissimulée au regard de l'elfe qui revenait vers la pauvre lame contre le rude granit tournant. Ainsi cachée, préservée de la chaleur et des fumées brûlantes par l’épais mur du foyer, Rose serra à nouveau le coffre contre son cœur.
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Dernière édition par Rose le Dim 13 Déc 2009 23:17, édité 4 fois.
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