Seule. Je l’étais déjà bien assez mais paradoxalement je désirais me couper du monde et plonger dans une solitude plus intime, m’en remettre au silence à peine troublé par ma respiration et ressentir le vide comme un pansement précaire mais ô combien nécessaire.
J’acquiesçai d’une révérence et le remerciai à demi-mot tandis qu’il se penchait en avant à son tour avant de s’en aller et rejoindre les escaliers menant au rez de chaussée.
Il y avait toujours eu une sorte de magie dans la paix qu’apportait naturellement la foi, probablement tout aussi éphémère et illusoire que le sentiment de sécurité qu’apportait cette ville ; mais comme ses habitants les moins crédules, je me laissais aller de temps à autre à cette force de persuasion que sont les sentiments les moins réfléchis. Aussi m’étonnais-je d’être parvenue à l’étage supérieur du sanctuaire sans m’en rendre compte, menée par les mots autant que par la confiance que j’avais eu en ce moine solitaire.
J’étais sur le toit du sanctuaire avec le soleil et le ciel comme seul témoin. De larges colonnes en grès de couleur jaune entouraient la pièce, disposées à intervalle régulier pour former un cercle au milieu duquel se trouvait un bassin peu profond. Il n’y avait pas de toit, mais des blocs de grès posés sur les colonnes et taillés pour former un cercle parfait, une sorte d’auréole de pierre. Le bassin en lui-même n’avait rien de particulier, si ce n’est que l’eau était étrangement claire et limpide malgré la pluie qui inévitablement s’y déversait. Le souffle du vent filait entre les colonnes, gémissant et sifflant au dessus du sanctuaire de sa gardienne ; seul garant des quelques rayons de soleil plongeant dans l'eau du bassin qui l'illuminait en un milliers d'étincelles transparentes.
D'ordinaire, la nature et ses beautés à milles facettes ne m'émerveillaient guère ; mais à cet instant précis de ma vie : j'avoue m'être laissée totalement envahir par la simplicité et la sérénité de l'environnement.
Je survolais et examinais les derniers événements sous un nouvel angle, décryptant mes plus fidèles souvenirs avec logique et impartialité non pas pour évaluer mes actes ou décisions mais pour y trouver un cap, une raison autre que le hasard à ma présence et me permettre de prendre la bonne décision quant à la direction où m'engager. Je ne pouvais me résoudre à n'y voir qu'une succession d'accidents ou de coïncidences trop parfaites contre lesquelles je n'aurais plus qu'à oublier tout contrôle, toute maitrise de ma vie ... ce péché d'orgueil qui s'était transformé peu à peu en bouée de sauvetage.
Naviguant à contre courant sur une rivière de souvenirs, je choisis de m'amarrer à cette fameuse soirée où tout bascula. Tout le monde un jour avait prononcé cette phrase simplette mais parfois lourde de sens : "il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment". Mais pour moi ce fut le mauvais endroit au bon moment, comme le spectateur involontaire d'une scène insolite. L'imprévu ce soir là s'étant transformé en spectacle. Une pièce majestueuse gravée à jamais dans ma mémoire où la violence avait revêtue son plus bel apparat, où le savoir faire d'un seul homme avait empli le vide qui trop longtemps s'était tapi en moi.
Ce même homme qui fut la raison de ma fuite. L'élément clé d'une révélation et le rouage grippé qui m'éloignait de mes aspirations unis en un seul homme. Lui dont je ne savais rien, lui que j'avais admiré et idolâtré le temps d'une exécution, lui qui souhaitait ma mort et m'avait sans le savoir vouée à errer dans cette ville.
Si cette soirée n'avait jamais eu lieu alors ce voyage n'aurait pas été placé sous le signe du hasard. Toute cette chasse serait restée extérieure ou on m'y aurait envoyée dans un but précis. Mais elle était là, envoutante et cruelle. Elle m'avait laissée effleurer du bout des doigts un monde dans lequel je voulais me plonger corps et âme avant de l'effacer comme un mirage qui se dissipe à mesure qu'on s'en approche.
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Aaahh ! m'exclamais-je alors en me jetant en arrière pour m'allonger à même le sol, les jambes toujours repliées et les chevilles collées contre mes fesses.
Quelle bécasse, continuais-je en me parlant seule à seule.
Ce qui te fais tant peur d'autres appellent ça la liberté et ils arrivent même à s'élever et prospérer sous sa coupe. Je dessinais ensuite sur le ciel du bout du doigt. A gauche le symbole du destin sous lequel je traçais un trait, et à droite mon nom sous lequel, pour l'instant, je ne m'y rien.
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Tu ne m'épargnes rien, murmurais-je dans le vide,
mais je sais où est ma place.Je me relevais ensuite après avoir prié Rana afin que ses vents puissent accompagner chacun de mes pas.
A mon arrivée au pied de l'escalier le moine m'attendait, une pile de vêtement dans les mains qu'il me tendit sans préambule. Sur le moment j'hésitais entre me jeter sur des vêtement propres et secs ou refuser vigoureusement, n'ayant à la fois rien demandé et rien à offrir en échange ; aussi, lorsqu'il s'avança pour les déposer dans mes bras je balbutiai un remerciement inaudible.
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Ceux là seront plus présentables que tes haillons, et si tu penses ne pas les mériter tu peux faire un don. Mais nous n'acceptons comme paiement que la promesse de toujours apprendre de ses actes, bons ou mauvais.Je souriais malgré moi et s'il n'avait pas été un missionnaire de Rana je l'aurais embrassé. J'attrapai ses doigts et posai mon front sur nos mains jointes, acceptant de toujours suivre les enseignements de Rana.
Il me montra une pièce pour le moment vide où je pouvais me changer et quitter définitivement mon vieux pantalon d'ouvrier et ma veste qui ne tenait ce nom que de son origine.
Je me changeais à la hâte après m'être installée du mieux possible dans l'angle d'une imposante armoire par respect pour sa plausible pudeur. C'était un ensemble des plus simples en lin épais, une tunique assez longue pour m'arriver aux genoux, fermée par des boutons jusqu'à la taille et rehaussée de broderies dorées aux extrémités, ainsi qu'un pantalon droit et peu serré; la couleur beige et la coupe stricte me donnait l'impression d'entrer dans les ordres mais l'aspect général n'aurait pu mieux me rappeler le pays. Il y avait aussi un peigne à cinq dents qui me servit à coiffer mes cheveux enfin secs et les attacher sommairement.
Pour finir je me surpris à chercher des yeux un miroir, en vain, et d'en éprouver une pointe de regret purement frivole qui me fit sourire. Je retrouvais mes marques, mes habitudes, passant mes mains dans mes cheveux pour plaquer les quelques mèches rebelles à l'intérieur du chignon et en retirer d'autres pour qu'elles tombent savamment le long de mon visage et cachent mon regard sous un angle particulier ; je pinçais mes joues pour les faire légèrement rosir et sortis de la pièce avec une nouvelle dose de vigueur retrouvée après l'instant bienfaiteur des thermes.
Le missionnaire ne m'attendait pas, déjà attelait à des tâches plus utiles que d'attendre qu'une jeune femme fasse peau neuve.
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Alors, ce chemin ? m'interrogea-t-il lorsque je le rejoignais pour le remercier une dernière fois.
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Et bien, il me reste deux choses importantes à faire dans cette ville, répondis-je sans donner plus de détails.
Ensuite, et bien ... je vais laisser une chance à cette ville de me montrer ses atouts, mais au bout du compte, je reste une enfant d'Ynorie et tôt ou tard je rentrerais chez moi et reprendrais ma place, grandit de toutes expériences vécues ici ou ailleurs.-
Puisse Rana guider tes pas, et ton pays rester un phare puissant, garant de ta destinée.-
J'ai déjà un solide point de repère en cette ville, proche d'âme et de cœur de ma patrie. Je lui rendis son salut et partis en direction du port, où parait-il, une récompense attendait les aventuriers.
(suite)