Azdren avait passé l'après-midi à arpenter méticuleusement le temple pour graver tous les détails de sa macabre architecture dans son esprit. Il n'avait pas la moindre idée des conditions dans lesquelles Parnalia et lui devraient prendre la fuite, et chaque détail pouvait compter : se rendraient-ils directement à la sortie en profitant du chaos qu'ils déclencheraient ? Devraient-ils faire un repli stratégique pour feinter des prêtres fous de rage ? Ce pilier pourrait-il servir de bouclier contre des projectiles magiques ? L'intellect de l'homme desséché tournait à plein régime, amplifié par sa paranoïa naturelle et par la nécessité de protéger sa partenaire : qu'importe s'il devait perdre un bras ou une jambe dans l'affaire, mais il ne laisserait pas la lyikor se faire amocher !
Tu tiens enfin à quelqu'un... j'ai cru que cela n'arriverai jamais.
Une voix chaude et familière, à peine plus qu'un souffle, venait de caresser le cœur d'Azdren. Irelia, sa défunte sœur dont il transportait la tête depuis une bonne éternité dans la cage de fer ballotant à son côté. Sa conseillère, et bien plus. Il tenta de lui répondre mentalement avant que le lien spirituel erratique qui les liaient se dissolve à nouveau et s'assit en tailleur le dos à un mur, comme s'il était en méditation. Malgré l'effort pour faire le vide dans son esprit, il ne vit que l'obscurité : la voix était bien présente, mais l'image de sa sœur qui ne le quittait que rarement lors de ce genre de conversation n'apparaissait pas. Sûrement un effet pervers du temple.
Il y a longtemps que je ne t'avais pas entendu, ma sœur... Me reproches-tu de vouloir sauver ma partenaire ?
Jusqu'ici tu n'avais pas vraiment besoin de moi, mais ici tu te trouves en danger de mort, et tu auras besoin de mon aide.
Tu sais bien que je ne peux pas me passer de toi. Peux-tu me dire ce que prépare le Haut-prêtre et ce qu'il se passe du côté de Parnalia ?
Je ne peux pas m'approcher de ce type ignoble. Il est entouré en permanence d'un sort qui capture les esprits comme moi pour les assimiler... je suppose que c'est pour contrer toute tentative d'espionnage de la part de ses pairs et de ses subalternes. Quant à ta lyikor, elle vient de sortir de sa cellule en compagnie d'une voleuse sekteg. Son déguisement est navrant mais je pense qu'il ne lui arrivera rien pour l'instant : j'ai senti sa peur mais également sa détermination à sortir d'ici vivante. J'ai également cru déceler un poussière de sentiment à ton égard. Touchant.
La dernière phrase avait été "dite" sur un ton gentiment moqueur, mais cela n'empêcha pas le fanatique de rougir. Un "sentiment" ? Que sous-entendait-elle ? Il est vrai qu'il avait éprouvé une ou deux bouffées de désir à son encontre, mais c'était tout ! Et elle sous-entendait qu'il pourrait y avoir quelque chose de similaire dans l'esprit de sa compagne lupine, voire davantage ?
Laisse cela de côté, tu sais bien qu'il n'y a que toi seule compte à mes yeux. Je trouverai bientôt le moyen de te redonner corps, ma sœur.
La "voix" d'Irelia passa brusquement de la joie moqueuse à une forme de tristesse, comme de la mélancolie. Quelque chose ressemblant à une caresse spectrale passa sur la joue gauche d'Azdren, qui le sentit malgré son masque et son capuchon.
Je ne sais que trop que ton cœur m'appartient. Et tu sais pertinemment que je n'ai pas besoin de corps physique pour te rejoindre. Il est vrai que certains aspects de ma vie de mortelle me manquent, mais pas au point que tu risques ton corps et ton esprit pour cela. Si tu souhaites vraiment continuer dans cette voie, fais-le tranquillement, sans te mettre en danger plus que nécessaire.
Je suis déjà sur une piste sérieuse. Je pense même que ce n'est qu'une question de semaines avant que je ne tente quelque chose qui puisse marcher. Ne t'inquiète pas.
Il y eut un bref "silence" que l'on aurait pu qualifier de pensif de la part d'Irelia avant qu'elle ne se fende d'une petite remarque et que sa présence ne s'efface.
Quelqu'un vient pour toi. Je vais rester un peu en retrait.
En effet, un pas traînant se fit entendre à l'extrémité du couloir, forçant Azdren à ouvrir les yeux. Irelia n'avait pas semblé affolée en le prévenant, donc il devait s'agir d'un messager qui à priori ne lui voulait pas de mal... même si la notion de "mal" était pour le moins élastique dans ces lieux maudits. Un prêtre à l'apparence usée, dont les paupières étaient lacérées et qui traînait une patte folle derrière lui, lui ordonna de le suivre : le haut-prêtre requérait sa présence pour le rituel d'identification de la fausse relique. Toujours assis, le fanatique cogita à toute vitesse : pouvait-il se permettre d'entrer dans la salle où allait se tenir la cérémonie ? Ne risquait-il pas de se faire arracher son essence vitale au même titre que tous les membres de la pièce ? Alianoff, le concepteur du piège, lui avait certifié que non... et de toute façon, le fait de refuser cette convocation ne ferait que mettre le sinistre maître des lieux sur ses gardes. Azdren se leva donc, opposant la façade de son masque blanc au sourire sadique aux dents taillées en pointe du sinistre messager.
Tocard.
Cette simple remarque mentale suffit à faire naître un sourire fugace sur le visage dissimulé du fanatique qui emboîta le pas à son guide handicapé. Pas facile de rester derrière quelqu'un qui fait racler son membre mort sur le sol derrière lui. Ils finirent par arriver à une lourde porte de fer, que Patte-folle ouvrit, son sourire sadique toujours greffé sur sa face de ragondin écorché. La première chose qu'Azdren perçut fut l'odeur. Il avait croisé plus d'un charnier dans sa vie, rencontré des lépreux en fin de vie, mais rien ne l'avait préparé à l'odeur de pourriture suffocante qui cherchait à s'échapper de la pièce. Aucun moyen d'y échapper, même en retenant sa respiration ou en se bouchant le nez, tant celle-ci imprégnait la pièce. Serrant les dents, essayant d'occulter le goût de chair rancie qui commençait à s'installer sur ses papilles gustatives desséché, le fanatique pénétra bravement dans la pièce. Après l'odeur, la vue : la pièce était tapissée du sol au plafond de morceau de squelette et de corps à moitié pourris. Le tout n'étais même pas homogène et même le plus tordu des artistes n'aurait pu affirmer qu'il y avait une réelle recherche esthétique là-dedans. Il s'agissait d'un hommage à Thimoros dans son aspect le plus dément et le plus morbide, mais c'était pourtant la brutalité de l'ensemble qui permettait à Azdren de rester sain d'esprit : un entassement de corps, même s'il couvrait l'étendue d'une grande pièce, n'était rien d'autre qu'un charnier. Au centre de l'ensemble se trouvait autel d'os vomissant littéralement de l'énergie magique noire autour duquel se trouvait huit silhouette en aube sombre et sur lequel était posé la fausse relique démoniaque. Le Haut-prêtre se détacha du cercle de ce qui devait être les plus puissants membres du temple et souhaita la bienvenu au nouveau venu de son habituel ton grinçant et sarcastique.
- Notre invité. Joignez vous donc à nous Azdren, nous comptions justement étudier ce deuxième cristal de l'araignée. Prenez place dans notre cercle, vous serez notre neuvième prêtre. Prenez le comme une récompense, pour nous avoir rapporté ce précieux artefact.
Pas moyen de reculer. Le Haut-prêtre décharné allait sûrement mener la danse et se servir de l'énergie magique et vitale des huit autres personnes présentes pour tester la fausse relique, ce qui créerait un lien entre chacun d'eux, qui servirait de vecteur à la malédiction du piège d'Alianoff. Azdren allait devoir participer sous peine de faire échouer le plan. C'est donc la gorge un peu serrée qu'il entra dans la ronde tant en se fendant d'une simple réplique.
- Merci, maître. Puisez en moi autant que vous le souhaiterez, même si je ne suis qu'un humble fanatique.
- Nous en discuterons si vous survivez à ceci.
Sur ces paroles charmantes, l'homme aux allures de cadavre ambulant se plaça devant l'autel et tendit ses mains squelettiques paume vers le haut au-dessus de celui-ci, puis commença à conjurer dans une dialecte qui n'avait pas été pensé pour un gosier humain. Les glyphes qui éclairaient la pièce jusqu'ici virent leur lumière blafarde s'assombrir, laissant tous les ritualistes dans les semi-pénombre. Puis une sorte de main ombreuse sembla s'extirper de la bouche toujours dégoisante du Haut-prêtre, avant de se ruer vers l'une des silhouettes en aube immobiles en train de marmonner et de s'enfoncer dans sa poitrine. Pas de plainte, de plaie ou de sang, juste une voix dont la timbre et la vigueur diminua. Deux autres appendices d'ombre surgirent des flancs du priant puis s'enfoncer dans ceux de ses voisins et ainsi de suite jusqu'à ce que tous soient reliés par cet espèce d'infâme cordon ombilical. Le hasard voulu qu'Azdren se retrouva en fin de chaine, ce qui que bien qu'il gémit doucement en sentant le "bras" glacé pénétré jusqu'à la moelle de ses os pour lui voler une partie de son essence vitale, il n'avait pas a endurer le transfert d'énergie dans son ensemble : le premier priant touché par le sortilège devait accueillir en lui toute l'énergie drainée aux autres avant de la "régurgiter" vers celui qui les vampirisait tous. La pression chez cet homme devait être démentielle, à être ainsi traversé par des énergies impossibles à manipuler pour lui ! On peut néanmoins admettre que l'individu devait connaître une certaine forme d'extase à se faire ainsi remplir et vider d'une telle énergie en continu.
La voix du Haut-prêtre monta dans des aigus capables de crever les tympans, et de ses mains cadavériques jaillirent des flots d'énergie sombre que le cristal à motif d'araignée absorba comme un rien, se contentant de pulser puissamment. C'est à ce moment que le presque-mort dut se douter de quelque chose. D'un coup, il tenta de rompre le sort, mais la fausse relique ne l'entendait pas de cette oreille : l'énergie continua à affluer toujours plus dense vers elle sans qu'aucun des incantateurs puisse se dépêtrer des arcanes du sort complexe... y compris Azdren ! Celui-ci se sentit partir tandis que des fragments de plus en plus gros de son énergie vitale lui était arrachés pour nourrir le cristal. Il n'allait pas tarder à tourner de l'œil quand une voix familière se fit entendre dans sa tête.
A moi de jouer.
L'esprit d'Irelia, profitant de l'affaiblissement du maître des lieux, s'était immiscé dans l'arcane du sort qui enserrait Azdren et s'était mis à... disons à "ronger" peu à peu les mailles du filet arcanique comme une patiente petite souris jusqu'à ce qu'elles cèdent. L'espace d'un instant, les liens glacées qui reliaient le fanatique au cercle des vampirisés se rétractèrent... ce qui luit permit de tomber à la renverse parmi les chairs faisandées et les ossements faisant office de sol. Le pression magique s'accrut d'autant sur les membres du cercle rétrécit, qui s'effondrèrent l'un après l'autre sans un bruit, devenus de simples coquilles vides. Seul le Haut-prêtre bataillait toujours, faisait appel à toutes ses connaissances et surtout à son esprit haineux et inébranlable pour ne pas basculer également dans l'oubli. Voyant cela, Azdren ne put résister : il brisa un morceau d'une côte saillante qui était à portée de main et se releva péniblement, sourd aux imprécations du quasi-mort-vivant qui ne l'avait pourtant pas vu. Le fanatique s'approcha de lui dans le dos d'un pas titubant et lui murmura quelque chose à l'oreille.
- Tu avais raison : je n'avais pas la moindre chance de te tuer. Du moins, pas sans aide. Salut le père de toutes les douleurs de ma part, hérétique.
Le Haut-prêtre poussa un hurlement assourdissant et fit brusquement tourner sa tête à 180° dans un craquement sonore, dardant ses yeux pleins de haines et d'une profondeur abyssale sur le responsable de sa déchéance. Mais avant qu'il ne puisse proférer la moindre malédiction, le fanatique lui planta l'os dans l'orbite gauche de toute ses force, tourna d'un mouvement sec du poignet et envoya d'une bourrade le corps cadavérique s'effondrer contre l'autel, c'est à dire en plein sur la fausse relique. L'être immonde poussa une plainte déchirante venue tout droit du royaume de Thimoros, tressauta violemment... puis disparut dans une explosion pourpre qui réexpédia derechef Azdren parmi les tripes faisandées et les membres avariées. Le fanatique resta étendu là pendant un moment, cherchant à récupérer des forces et à remettre de l'ordre dans ses idées sans s'empoisonner avec l'atmosphère putride des lieux à présent agrémentés de sept nouveaux cadavres.
C'est confortable ?
- J'ai connu mieux. Je crois d'ailleurs qu'une tête de fémur est en train de me rentrer dans le dos. Merci pour le coup de main, grande sœur.
Effet hallucinatoire dut à sa faiblesse ? Azdren avait l'impression que la voix d'Irelia provenait d'un petit nuage de brume flottant au dessus de sa tête.
Tu ne rêves pas. On dirait que l'énergie du sort que j'ai absorbé m'a légèrement renforcée. Mais trêve de bavardage, tu ne dois pas rester là. Les hurlements n'ont pas attiré l'attention, mais je suppose que ce silence brusque va mettre la puce à l'oreille des gardes. Tu te sens assez fort pour sortir ?
- Faudra bien... des gardes ?
Un seul en fait, l'autre est parti s'occuper de je ne sais quoi. Tu n'as pas beaucoup de temps.
Le fanatique desséché se remis vaillamment sur ses jambes encore tremblante, son aube à présent tachée d'ichor et de sang, et alla ouvrir la porte. Une silhouette à capuchon lui lança un regard inquisiteur et le força à mentir du mieux qu'il put.
- Nous avons dû interrompre le rituel. L'objet est plus réticent à l'identification que prévu et le grand-maître est furieux. Il m'a envoyé cherché des objets nécessaires à une recherche plus poussée. Je vous préviens : celui qui passera cette porte avant moi le paiera de sa vie, voire pire.
Était-ce parce qu'Azdren semblait avoir été piétiné par un troupeau de buffles ? Était-ce à cause de son ton mêlant à la fois fatigue, colère et conviction ? Toujours est-il que le garde ne trouva rien à y redire et baissa la tête. Le fanatique se rendit alors d'un pas lourd vers la salle des reliques en passant par le large hall à colonnade d'entrée. S'il ne trouvait pas Parnalia dans la première, il l'attendrait dans le second. Un instant, il pensa à faire demi-tour pour aller chercher le faux cristal et ne laisser aucune trace... mais il n'avait guère envie de toucher à cette chose démoniaque, il poussa donc un profond soupir et continua à avancer.
_________________ Azdren, fanatique ynorien Deux âmes pour une vie
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