L’automne est venu, et avec lui le temps de descendre vendre les peaux, le produit d’une saison de chasse, et de faire quelques achats en vue de l’hiver tout proche. Un vent coulis se glisse déjà par les quelques interstices que le temps et ma négligence ont ménagé dans ma cabane de rondins, ce vent suffit à me rendre prudent, à m’inciter à faire le chemin avant les premières neiges et les nuits proches des gelées. Le chemin a été long depuis les montagnes des Duchés, d’autant plus long que le travois que je tirais était lourd de marchandises. Combien le retour sera plus simple… Une besace pleine, peut-être deux, de nouvelles pointes de flèches, des vivres introuvables dans les bois, des pots, des outils pour travailler les peaux… Tout ce qu’il me faudrait pour survivre jusqu’à ma prochaine expédition en ville.
Les Sinaris sont un peuple qui m’est sympathique. Je me souviens encore de ma dernière excursion à Kendra Kâr… Cela doit remonter à trois ans maintenant. Quelle ville… Je souhaite ne jamais avoir à y retourner, ne jamais avoir à me frayer un chemin dans cette foule autrement plus dense que tous les fourrés que j’ai pu rencontrer dans ma vie de trappeur. Les ronces peuvent vous griffer, vous blesser d’autant plus profondément qu’elles sont anciennes, ce n’est pourtant rien comparé à ces regards, à ces murmures, ces quolibets lancés depuis l’abri réconfortant d’une bande de badauds, le rempart d’un étal. Partout des hommes, de l’agitation, la puanteur de la cité, des bousculades, sans parler des voleurs… Non, Kendra Kâr n’est pas une cité pour un homme comme moi. J’ai besoin de sentir l’humus sous mes bottes, d’entendre le craquement des brindilles sous mes pas, de sentir l’écorce des arbres auxquels je m’appuie sous mes paumes calleuses. Parfois j’ai faim. Je ne peux pas compter sur mes seules réserves, je dois courir les bois pour trouver un gibier et manger, je ne peux pas me contenter de me rendre à la boutique la plus proche. Rares sont les fois où je mange du pain. Lorsque cela arrive, c’est jour de fête. Il arrive même que je fasse l’honneur à mon palais d’un verre de bon vin blanc des coteaux de Shory, comme seuls les Sinaris savent le produire, épais, liquoreux, sucré à souhait, presque à la hauteur de l’hydromel que je prépare dans ma retraite sylvestre, dans une paire de vieux tonneaux échangés une fois à un Sinari contre un belle fourrure de loup.
La porte de l’armurerie s’ouvre sans peine lorsque je la pousse, sans un grincement. On peut compter sur Camelia pour entretenir son intérieur – et son extérieur – et faire toujours au client un accueil agréable. Et Yuimen sait que je suis un client régulier, ou plutôt un fournisseur régulier.
« Jager ! Je ne m’attendais pas à te voir si tôt dans l’année ! Qu’est-ce qui t’amène » Lui adressant un sourire, je lui montre le travois qui attend sur le seuil, vers lequel elle se dépêche de se diriger pour estimer un peu la marchandise. Tout en étant dure en affaire, elle reste honnête, je ne crois pas qu’elle ait jamais essayé de me rouler. Les Dieux savent qu’elle aurait pu : je n’ai jamais rien demandé de plus que ce qui me permettrait de vivre mon humble vie ; les prix qu’elles me proposent me permettent cependant de toujours faire des achats supérieurs à mes prévisions, et de mettre des yus de côté pour les mauvais jours, ou pour ma famille… Mais ma famille est bien loin d’ici. Presque un continent nous sépare si j’en crois les cartes qu’il m’a été donné de lire…
« J’ai bien chassé. Et je voudrais faire le voyage tant qu’il fait encore beau. Chaque année le temps me courbe un peu plus… » « Tu parles ! Tu es encore un fringant gaillard, à ne pas en douter ! Coupe ces cheveux avec autre chose qu’un vieux couteau émoussé, taille cette barbe, prends trois bons bains pour te décrasser et tu seras sûrement en mesure de faire tourner bien des têtes ! J’imagine que les humaines sont comme les Sinaris, un mari gentil, pas trop maladroit, solide pour les travaux des champs, qui les dorlote un peu, et elles sont heureuses ! » « Je… Je ne ferais pas un bon mari… Crois-moi… » « Eh bien permets-moi de douter. Bon, voyons voir ce que tu m’amènes… » L’inspection ne dura guère, la transaction fut immédiate, elle me donna même une somme plus importante que lors de ma dernière venue, arguant que le cours des peaux a augmenté, et qu’elle fait de bonnes affaires avec les produits que je lui amène. Je ne cherche pas à discuter : s’il s’agit d’une forme de charité, je l’insulterais en refusant son geste, et j’aurais bien trop de peine à lui faire subir un tel refus. Les questions purement financières expédiées, nous recommençons notre conversation sur les petites affaires du bourg, ma vie de chasseur solitaire. Mes aptitudes à la vie en société se sont émoussées, mais je perçois chez Camelia une certaine tension, comme si elle hésite à me faire part de quelque chose qui ne la laisse pas indifférente.
« Quelque chose ne va pas Camelia ? » « Eh bien… C’est difficile à dire… C’est une affaire de Sinaris… Je ne devrais même pas t’en parler, mais comme ILS ne font RIEN que de DISCUTER ! Comme si l’heure était à DISCUTER ! » « Mais de quoi donc ? » « Et ils veulent savoir A QUI est la FAUTE ! La retrouver, ils s’en fichent, ils veulent savoir à qui est la faute ! Non mais je vous demande ! » « Qu’est-ce qu’il se passe ? » « Tu crois qu’au lieu de chasser un cerf, tu serais capable de chasser un homme ? »