Inscription: Mer 27 Oct 2010 20:28 Messages: 6658 Localisation: :DDD
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Soudain, la toile se mit à frémir, et les doigts de Heartless s'y enfoncèrent comme dans un sorte de pâte visqueuse, sauf que celle-ci semblait l'aspirer. Sirius se sentit partir, comme si il entrait dans un univers à l'intérieur du dessin. Une soudaine terreur s'empara de lui, son intuition lui dictait qu'il allait se faire avaler mais il ne parvint pas à retirer sa main, son coude, et maintenant son bras entier, du tableau. Il sentit une brise froide. Sa tête fut avalée.
Une voix distante le grondait, celle du père :
- NON ! Je t'interdis !!
Le pirate ressentit une douleur à la jambe, comme si quelque chose le retenait de l'autre côté. Mais c'était trop tard, les deux hommes s'engouffrèrent dans la toile.
Heartless ouvrit les yeux comme si il sortait d'un profond sommeil et se releva au beau milieu du néant. Un ciel bleu et du sable à perte de vue sous un soleil de plomb. Le lieu ressemblait à ces vastes étendues désertiques qui encadraient le continent d'Imiftil, ces mers de poussière à perte de vue dont nul voyageur égaré ne ressort vivant. Un cauchemar en perspective. Sirius se rendit vite compte, après avoir accoutumé sa vision à la lumière éblouissante de l'astre du jour - et, en ces lieux, peut-être même celui de la nuit - qu'il n'était pas seul. Loin, où une ligne imperceptible sépare la terre et le ciel, à l'horizon, il aperçut l'ombre du jeune garçon qu'il poursuivait et de son arme à trois pics, auréolé des rayons du soleil. Déterminé quoiqu'un peu étourdi, le borgne mit un pied devant l'autre pour marcher jusqu'à ce mystère ambulant, et cette simple tâche semblât impossible à accomplir, car on le tenait par la col. A peine se fut-il retourné, à peine eut-il reconnut les traits du mauvais père de famille, que celui-ci frappa sa joue de son poing vigoureux.
Le marin en tomba sur les fesses, mais se releva très vite, brûlé par la chaleur du sable, en prenant la précaution de s'éloigner le plus possible de son agresseur. Celui-ci avança lentement en sa direction mais Heartless faisait attention à ne pas rester à portée de ses bras musclés. Mais soudain, l'homme s'arrêta et fixa Heartless avec une envie visible de meurtre. Assez visible pour intimider celui qui ne pouvait défier ce regard qu'avec un seul œil.
- Pourquoi tu me regardes comme ça ?
Le père infâme ouvrit la bouche, mais ses paroles semblaient provenir d'un autre monde.
- Je t'avais prévenu... Naufragé.
Le vent balaya le sable devant lui, faisant apparaître à ses pieds, un crâne humain blanc comme neige surmonté d'un casque en piteux état. Le casque, bien qu'ancien, évoquait par ses motifs les anciennes tribus du désert, les restes déchiquetés d'un turban de guerrier datant des premières guerres de l'humanité allaient dans ce sens. Sur le casque, il était encore possible de discerner un emblème représentant le profil d'un homme surmonté d'une tête de lynx, représentant El Etarni, l'avatar de Yuimen dans les déserts de l'Est. Il y avait aussi une lance. Pas une lance qu'on verrait un soldat porter en cet âge, mais un long bout de bois robuste surmonté d'un silex affuté, décoré de fourrure rayée semblable à celle d'un lynx. L'arme était en parfait état, et l'homme au regard fou s'en empara sous les yeux d'Heartless, pour ensuite le menacer avec la pointe. Le vent souffla une seconde fois, encore plus fort que la précédente, à tel point que le visage du père de famille s’effaça et fut emporté par le vent, ainsi que tout son corps.
Sirius se retrouva devant un corps noir, une sorte momie dont les bandes étaient remplacées par des guêtres pendantes, un corps calciné de la couleur du charbon, sans nez et sans bouche. Cependant, son étreinte sur la lance n'avait pas faibli et les trous qu'ils avait à la place des yeux semblaient guetter le moindre battement de cœur du pirate. Et au grand plaisir du spectre, ce cœur battait à en rompre sa cage thoracique. Confronté à un ennemi dont la nature était aussi obscure que ses motivations, au corps si décharné et si meurtri mais pourtant si intimidant, Heartless ressentit un sentiment entremêlé de dégoût et de crainte.
- Qu...Qu'est-ce que ça veut dire ?
Le guerrier cadavérique ne dit mot. Le vent passa une troisième fois et souleva chaque grain de sable du désert pour créer un champ de bataille. De part et d'autre, deux camps se faisaient face. Derrière le cadavre, des soldats de sable à l'apparence humaine naquirent des entrailles du désert, montés sur leurs chevaux de sable, arborant leurs lances de sable, leurs armures de sable, leurs boucliers de sable... Les anciens maîtres du désert, les ancêtres de la tribu Kel Attamara, maîtresse des océans poussiéreux de l'Est d'Imiftil.
Derrière Heartless, le ciel se mêla à la terre qui prit une couleur bleue et une armée en émana. Bleue comme le ciel, elle lui avait volé sa couleur : il était désormais gris et triste.
Ainsi, du côté d'Heartless, le ciel était gris et la terre bleue, tandis que derrière son adversaire, le soleil déversait sa fureur sur le sable brûlant.
Une corne grave sonna le début de deux batailles.
Les armées de sable foncèrent l'une vers l'autre au triple galop. Heartless, au point de rencontre, était désarmé et paniqué. Il se voyait déjà broyé par le combat des fantômes, et condamné à rester une victime anonyme d'une guerre qui n'était pas la sienne. Cependant, ses sens restaient assez aiguisés pour lui permettre d'éviter la pointe de la lance que le spectre noir avait dirigé contre lui. Les instincts primaires du pirate resurgirent et lui dictèrent de se concentrer uniquement sur le piquier qui lui faisait face. Celui ci, tel un soldat consciencieux, éprouva la vitesse de Sirius avec des petits coups de lance destinés à le faire reculer, de sorte à ce qu'il se soit retrouvé coincé entre sa lance et l'armée furieuse aux couleurs célestes. Le pirate n'étant pas dupe, il attendit le dernier moment, il savait qu'avant la collision, son ennemi tenterait de le percer. Lorsque le coup arriva, sautant sur l'occasion, Heartless se décala et plongea sur le côté. La momie n'eut pas le temps de réagir, le cheval bleu le heurta de plein fouet, provoquant la chute des deux accidentés. Étant de sable, le cavalier se désintégra et ne refit qu'un avec le sol.
Mais le borgne était passé de Charybde en Scylla, à terre, il n'avait pas eu le temps d'éviter les autres cavaliers. Il tenta de se protéger en levant ses bras devant son visage. Par deux fois, des sabots de sable fouettèrent son corps sans défense et le projetèrent vers le côté ensoleillé, et par deux fois, un des cavaliers bleus perdit sa consistance et redevint cailloux. Par chance, la bataille n'avait pas viré au chaos total et les soldats jaunes adoptèrent une formation étrange, ils se séparèrent en deux groupes pour entourer les guerriers bleus et ne laisser aucun soldat mourir au centre, au soulagement du pirate qui se tordait de douleur sur le sable brûlant, au milieu du fracas fumant des armes. Malheureusement pour lui, le cadavre ambulant n'avait pas dit son dernier mot. Il s'était relevé avant Sirius; il l'agrippa par le col et se prépara à l'empaler au sol. Ravivé par la douleur et les brûlures que le sable imprimait sur son dos, Heartless bloqua la lance entre ses deux mains. Ce fut à cet instant qu'il découvrit avec horreur que son corps avait changé : ses mains aux veines bleues et saillantes étaient crispées et tremblantes, sa respiration devenait de plus en plus irrégulière et les battements affolés de son cœur lui faisaient mal. Sur son cou, il put ressentir les démangeaisons provoquées par sa longue barbe et des cheveux grisâtres obstruèrent son champ de vision. Il avait vieilli à une vitesse phénoménale.
- Que diable ?!
La pointe de la lance glissait doucement jusqu'à son visage, le vieux loup de mer n'avait pas assez de force dans les bras pour résister. Dans un élan désespéré, il dévia le coup et la lance se planta dans le sol, puis le borgne grisonnant parvint à repousser son adversaire en lui collant son pied sur l'abdomen. Profitant de cet instant de répit, Sirius se releva mais au prix d'une douleur sévère dans le bas du dos. Pas disposé à perdre la vie pour autant, il s'empara de la lance plantée dans le sol et l'agita devant son ennemi en reculant par précaution. Il se rendit compte que plus il reculait du côté clair, plus il faiblissait, et Sirius commença à découvrir la nature de la magie qui officiait en ces lieux. Il devait avancer. Avec toute l'énergie du désespoir, Heartless frappa le spectre sans interruption. Bien qu'aucun coup ne blessait le guerrier noir, celui-ci cédait de plus en plus de terrain à son adversaire remonté. Et les coups ne s'arrêtaient pas, car à chaque pas qu'Heartless faisait, il regagnait un peu plus de sa vigueur passée et son teint reprenait des couleurs.
Le guerrier fantôme connaissait la méthode employée par son adversaire et, après avoir dévié un énième coup, il administra un coup colossal sur le genou du pirate qui émit un son des moins charmants. Celui-ci tomba sur son séant, hurlant et contemplant sa jambe qui était pliée du mauvais côté. Ses os étaient en miettes, encore fragilisés par sa vieillesse apparente. Ses dents faillirent s'entrebriser de douleur, le spectre frappa violemment sa mâchoire du dos de la lance pour relâcher l'étreinte de Sirius sur celle-ci, mais il ne faiblissait pas. Il savait que celui qui possédait l'arme conservait ses chances de victoire. Même après plusieurs coups au visage, alors qu'il était presque face contre terre, Sirius ne lâchait pas la lance. Lorsque la momie tenta de lui arracher à la force de ses deux bras, le serpent borgne empoigna une bouffée de sable et la jeta à la figure de son adversaire qui fut surpris par cette riposte inattendue, lâchant prise. Cela ne lui empêcha pourtant pas de voir le sourire carnassier d'Heartless, au visage boursouflé par les assauts répétés de son agresseur, mais dégageant encore et toujours une confiance insolente en soi-même.
En effet, la raison de ce sourire était qu'Heartless avait réussi à revenir au cœur de la bataille fictive qui se déroulait non loin d'eux, et que les cavaliers étaient revenus à la charge. Profitant du passage de l'un des guerriers jaunes montés à cheval, il s'appuya sur sa jambe valide pour pouvoir agripper la botte du Kel Attamara et plonger son bras dans le flanc du cheval qui l'emmena dans sa course jusqu'aux steppes bleues. Ses jambes frottant le sable lui infligeaient une terrible douleur mais muni de la lance dans l'autre bras, il fraya un chemin au guerrier de sable en pourfendant ses adversaires au gré du silex qui filait au vent. S'écroulèrent des giboulées marines qui, autrefois guerrières, se transformèrent en écume et finirent grains de sables dans le désert bleu.
Sorti du chaos de la guerre, le cavalier se prépare à retourner au combat mais sous le poids du pirate, le cheval instable finit par s'écrouler à son tour. A plat ventre sur le sable bleu, Heartless ne ressentait aucune brûlure, mais un contact froid, comme si tout d'un coup, la nuit s'était abattue sur le désert. Il ne se sentait plus fatigué mais empli d'une énergie sans pareille et, comble du comble, ses blessures étaient guéries. Ce qui était moins réjouissant était le fait qu'il nageait dans ses vêtements...
- Quoi encore ?!
Il se tut, sa voix était devenue un peu plus fluette et aiguë. Il avait diminué de taille. Sirius était revenu à l'état d'adolescent. Il frappa du poing contre le sable.
- Merde ! C'est de pire en pire !
Son bandeau cache-œil lui tomba sur le cou, sa vieille blessure aussi était guérie, il avait l'impression d'un retour soudain dans le passé. Était-ce donc comme cela que fonctionnait cet endroit ? Plus on s'approchait du côté ensoleillé, plus on vieillissait, et plus on avançait du côté nocturne, plus on retombait en enfance ? Au moins, il n'aurait plus de problème pour marcher. Mais il devait trouver une solution, le spectre allait revenir d'un moment à l'autre. Au loin, Sirius le voyait balayer les combattants de sable de ses propres mains pour arriver de l'autre côté du champ de bataille. Il jeta un rapide coup d’œil ( ou plutôt d'yeux ) aux alentours pour trouver un moyen de vaincre son ennemi, et il vit qu'il était juste devant ce qui ressemblait à un campement fortifié. Cela devait être la base des soldats bleus, d'ailleurs, certains semblaient y patrouiller, et même y garder leurs montures... Cela ressemblait davantage à un château fort car il y avait une sorte de donjon, une haute tour de commandement qui trônait au milieu du camp. Heartless pensa qu'il était temps de réviser sa stratégie et d'utiliser ce qui faisait défaut à un revenant : une cervelle.
Le spectre arrivait, furieux. Il lui avait suffi de quelques minutes pour rejoindre la partie nocturne du champ de bataille à pied en se battant contre les pantins de sable. Lorsqu'il vit devant lui l'immense tour qui se dressait au milieu du camp, avec un enfant au sommet, le regardant avec insolence, il enfonça les murs de sable et se mit à la recherche d'Heartess. La voix espiègle du jeune garçon filtrait à travers le sable comme une moquerie gamine :
- Allez, viens me chercher ! C'est toi le loup !
Les escaliers étaient assez robustes pour supporter le poids du piquier momifié, aussi monta-t-il deux marches par deux. Il s'arrêta uniquement lorsqu'il vit devant lui, plantée profondément dans l'escalier, sa lance. Il l’agrippa pour l'ôter du sable mais elle lui résistait. Poussé par son envie de tuer ce garçon arrogant, le spectre mit toutes ses forces à l’œuvre et parvint enfin à sortir la lance de son piège. Seulement, lorsqu'il le fit, il entendit un grondement sourd et la tour se mit à trembler. Toujours entraîné par l'élan de son geste, le guerrier noir tomba dans les escaliers qui ne supportèrent pas ce surplus de poids. Son corps passa au travers de l'escalier et il chuta de plus de trois étages avant de s'écraser sur le sol. Pendant ce temps, le corps agile du petit hors-la-loi était parvenu à descendre sans mal en se fondant dans les murs de sable. Mais même Heartless pouvait se douter que cette ordure increvable n'allait pas se laisser abuser par une simple chute. Lorsque le corps contorsionné du spectre releva un peu la tête, il ressentit peut-être un sentiment équivalent à la peur pour les mortels. Heartless était là, debout devant la tour, tenant les rênes de deux destriers des sables bleus, un sourire sadique sur ses lèvres de jeune gnome de sept ans. Avant que son ennemi n'ait pu réagir, Heartless relâcha les rênes et donna une grande claque dans les arrière-trains des chevaux pour les faire partir. Ce qui lui laissa le temps de se débarrasser des derniers grains de sables dans ses vêtements trop amples.
Comme des danseurs dans un ballet, ils suivirent leur chorégraphie, mais dans le mauvais sens, celui vers lequel l'ancien borgne les avait guidés. Au double, au triple, voire au quadruple galop, les chevaux foncèrent dans les fondements de la tour rendue vulnérable par la chute du chevalier noir et par sa propre constitutions sableuse. La vitesse l'emporta.
L'ennemi d'Heartless disparut sous des tonnes de gravats, incapable de faire le moindre mouvement. Sirius émit un long soupir de soulagement, puis s'agenouilla pour rire à pleine gorge. Il avait l'impression de jamais n'avoir autant eu peur pour sa vie dans un combat, et il avait le sentiment d'avoir pris part à un événement retranscrit par les livres d'histoire qu'il feuilletait... à l'âge de sept ans.
Sept ans. A cet âge là, sa vie avait basculé. Sirius riait aussi pour tenter de noyer tous ces souvenirs pénibles qui hantaient sa mémoire. Surtout le souvenir de ce jour là. Le jour où, pour la première fois, on l'a appelé "Heartless".
Le vent balaya une dernière fois le champ de bataille, c'était fini. De son adversaire passé, il ne restait plus qu'une dune. De sa bataille, il ne restait que du vide, l'oubli. Cela faisait ressentir à ce jeune féru d'aventures une profonde mélancolie. Mais il n'oubliait pas les raisons de sa venue. Le jeune garçon de la peinture était là, dos au soleil, au beau milieu du désert qui était redevenu un enfer de sable infini. L'aventurier enjamba des dizaines de cadavres invisibles pour au milieu du trajet, s'écrouler de douleur. Sa blessure à l’œil s'était rouverte, le temps était redevenu ce qu'il était, lui aussi. Déchirant une partie de la chemise qu'il tentait de remettre correctement après ses multiples transformations, il se banda l’œil. La plaie encore sanglante ne lui infligeait aucune douleur, elle avait toujours été là.
Enfin, le borgne arriva à une bonne quinzaine de mètres du garçon au trident.
- Hé, toi ! Qui t'es ? Qu'est-ce qu'on fiche ici ?
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