La présence de Tanaëth était rassurante. Il la serrait dans ses bras comme un père protégerait son enfant et Kay acceptait - et appréciait - cette idée. Oui, en cet instant, elle avait bien la faiblesse d'un enfant. Paradoxalement, elle profitait de sa tristesse et de ses larmes. Ce ne serait certes pas la dernière fois qu'elle les verserait, mais ce devait être la dernière fois qu'elle laissait cela l'atteindre autant. Bien qu'ils l'eussent tous plus connu qu'elle-même, aucun des Danseurs ne pleuraient la mort du demi-Taurion. Pourtant, ils n'étaient pas insensibles. Ils savaient juste qu'il n'y avait rien à faire pour des morts. Aucune raison d'être faible, fragile devant leur disparition. Kay profitait de ses larmes parce qu'elle pleurait, en cet instant, pour tous les morts qui joncheraient encore sa route.
Quand Tanaëth reprit la parole, elle dressa ses oreilles pointues, mais, très vite, poussa un soupir presque inaudible. Au moment même où il commençait sa tirade sur la nécessité de s'occuper des vivants, non des morts, Kay comprit qu'ils n'auraient pas le temps d'enterrer leur ami. C'était bien elfique, ça, tous ces détours de langage pour ne pas répondre directement à sa question. Tanaëth parlait d'espoir, de combat pour la vie, pour les survivants... C'était beau. Et aussi inutile que sa tristesse. Du bout des doigts, il lui essuya ses larmes et par réflexe, Kay acheva le travail, écrasant sa paume sale de terre et de sang sur ses joues pâles. Baissant les yeux, l'esprit détaché, elle écouta néanmoins le maître d'arme jusqu'au bout. Il lui parla encore d'honneur et d'entreprise, ceux des morts qu'il fallait désormais porter pour eux. Il lui parla de cette lueur qu'ils avaient apportée aux esclaves juste par leur simple combat. D'un geste large, il les lui désigna et elle les regarda par en-dessous, piteusement. Le reste ne fit pas sens.
(Comment peut-on être fier d'avoir tué ?)
Plus elle y pensait, plus Kay se sentait honteuse. Souillée. Tanaëth se détourna, rejoignant Isil avec laquelle il se mit à discuter de la meilleure façon de faire fuir les esclaves, laissant la semi-elfe à nouveau seule avec elle-même. Elle frissonna et remonta ses mains sur ses épaules, comme pour se protéger d'un quelconque froid. Vraiment, elle avait du mal à y voir clair. Dix contre cinq mille : cela n'avait été, en somme, que de la légitime défense et d'autant plus parce qu'ils voulaient protéger une cité que d'innocents composée. Mais ici... Ça avait été presque une boucherie. Tous les Shaakts étaient tombés. Elle avait beau se dire que ce qui s'était passé dans ce camp était immonde, que les esclaves ici avaient vécu le pire des cauchemars, ils avaient quand même massacré tous ces elfes. Sans chercher à parlementer ; rien. Était-ce juste ?
La jeune guerrière tourna son visage en direction de Tanaëth et d'Isil. D'ici, elle entendait parfaitement leur conversation. Toujours aussi altruiste, le maître d'arme s'était proposé pour dégager l'Hinïonne de ses fers - Kay ne remarqua leur présence qu'à cet instant et fut d'autant plus admirative envers l'elfe pour avoir pu participer à la bataille avec ça, avant de lui proposer sa gourde de potion de soin. Isil accepta (avec une légère réticence cependant) la première proposition, mais refusa la seconde, arguant que Tanaëth en avait plus besoin qu'elle. Pourtant, même Kay pouvait voir le sang couler et la tâche rouge s'élargir sur sa bure. Finalement, les deux s'approchèrent d'une pierre plate, mais avant qu'Isil ne posât ses poignets dessus, elle posa une nouvelle question, cette fois-ci sur l'épée que brandissait le Sindel. Kay tendit davantage l'oreille, intéressée par l'histoire de l'Ardente. L'étonnement la saisit : elle ne s'était pas doutée un seul instant pas qu'elle fût une épée légendaire, gardée par les Thorkins. Cependant, ce fut la Vorpale que Tanaëth utilisa pour libérer Isil de ses menottes. Aussitôt, la belle femme sembla pris d'une terrible migraine, tombant à genoux, en même temps que le Lokyarme grondait toujours plus et plus fort. Étrange spectacle.
(Ces deux-là doivent avoir un lieu très fort. Ça explique pourquoi il était aussi impatient d'attaquer.)
Kay n'imaginait même pas à quel point l'épreuve avait dû être abominable pour eux. Sitôt après, Tanaëth, selon le plan qu'ils avaient élaboré, vint demander leur avis aux membres de l'Opale qui, sans surprise, décidèrent à nouveau de retarder leur retour à Hidirain pour aider les esclaves à fuir par la mer, tout en empêchant de possibles Shaakts de les poursuivre. Cela fait, le maître d'arme entreprit d'expliquer plus avant à Isil ce qu'était l'Opale et, pour le coup, Kay ne put s'empêcher de se rapprocher d'eux. Durant le voyage jusque dans ces plaines, les deux sangs-mêlés lui avaient donnée quelques explications, mais sa soif d'en savoir plus n'en avait pas été tarie pour autant. Et sa surprise fut énorme quand Tanaëth leur révéla qu'il était, en réalité, à l'origine de l'Opale actuelle. Le reste était Histoire ; Tanaëth lui avait déjà parlé de l'Exode sur Yuimen, des Ithilausters et de leur réécriture du passé. Pour la deuxième fois, pas une seule seconde Kay ne mit en doute sa parole, ni son honnêteté quand il leur dit qu'il était guidé par ses rêves ; le résultat seul lui donnait valeur de preuve. Kay soupira. L'Opale, vraiment, portait tout ce en quoi elle voulait croire.
(Si je pouvais y entrer !)
Quand Tanaëth eût terminé son récit et sans attendre la réponse d'Isil, Kay se détourna. D'un pas peu assuré, comme un pantin, elle se rendit jusqu'au corps de son ami demi-Taurion qu'elle contempla longuement. Même dans la mort, il restait beau à regarder. Elle leva la tête, cherchant une nouvelle étoile. Mais c'était toujours le jour ; on ne pouvait pas encore les voir. Était-il mort en paix ? Elle avait cru entendre Isil dire que le Lokyarme était une réincarnation d'un Sindel. Bien qu'elle ne sût encore quoi en penser, Kay espéra du fond de son cœur que la même chose échût à son ami tombé. À cet instant, la voix de Tanaëth retentit, interrompant brusquement ses pensées. Elle s'empressa alors de le rejoindre. Au passage, ses yeux tombèrent sur quelque chose qui l'intéressait. Elle haussa les épaules. Les morts n'ont besoin de rien. Elle le chopa et continua sur sa lancée.
"Je suis là" lui indiqua-t-elle, lui signifiant par là qu'elle était prête à repartir, avant de se tourner vers Isil et de la saluer "Au revoir Dame Isil, j'espère que nous nous reverrons un jour."
Cela dit, Tanaëth et Kay entamèrent leur voyage de retour, sans un regard en arrière.
_________________ Kay de Kallah, Maître d'Armes et demie-Sindel
Multi : Ædräs
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