Ô Mère, entre tes mains je remets ma vie, si courte qu'elle ait été le chemin m'a parfois semblé bien long. J'aurais voulu voir naître ma fille, lui apprendre le glorieux passé de ma lignée et les principes épurés qui ont dirigé nos existences. Pour elle, j'aurais aimé écarter les brumes implacables du temps pour lui montrer notre monde d'origine et lui dire de veiller à ce que cela ne se reproduise pas. J'aurais souhaité lui enseigner les Danses d'Opale et la voir me surpasser, j'aurais voulu, surtout, la serrer dans mes bras et lui dire que je l'aimais. Mais cela ne sera pas, je devrais me contenter de la voir grandir du haut des cieux, j'espère que quelqu'un lui dira que l'étoile qui brille à côté de toi, Sithi, était son père. J'espère que quelqu'un sera là pour lui révéler que les larmes sont un présent de Moura, et que Rana les séchera de son souffle purificateur. Ô Déesses, cette dernière Danse est pour vous, un ultime hommage que je vous offre en remerciement de votre bienveillance éternelle. ***
Une explosion de Ki déferle dans mon corps et, soutenu par le pouvoir de Rana, je bondis sauvagement sur l'unique guerrier Garzok qui se trouve entre moi et la ligne d'arbalétriers placée devant le général, mes deux armes tendues à l'horizontale. Je franchis les six ou sept mètres qui me séparent de ma cible grâce à ce bond téméraire qui prend le Garzok totalement par surprise. Il hoquette de stupeur et tente de ramener son pavois en défense, en vain. Mes deux reliques s'enfoncent sans pitié dans son corps, profondément, trop pour que je les dégage aisément. Cela n'a pas d'importance, je les lâche toutes deux pour rouler sur l'Orc qui chute en arrière lorsque je le percute de plein fouet à la suite de mes lames. Ma cabriole insensée s'achève au sol, à moins de trois mètres des quatre tireurs qui protègent leur chef et esquissent avec un bel ensemble le geste qui va me clouer au sol. Je me relève de toute ma célérité en dégageant d'une saccade les fouets stratégiquement enroulés autour de ma taille de manière à se déployer en une fraction de seconde. J'ai une pensée douce-amère pour la Matriarche Shaakte à qui j'ai pris ces armes, c'est elle qui m'a bien involontairement appris cette méthode fourbe à souhait, il s'en était d'ailleurs fallu de peu pour que je périsse étranglé par ces fouets que je porte aujourd'hui.
Les arbalétriers sont dangereusement rapides mais je le suis davantage et mes deux longues lanières claquent sèchement au-dessus de leurs têtes avant qu'ils n'aient réussi à m'aligner. Le général beugle de rage lorsque mes fouets s'enroulent vicieusement autour de sa gorge, lui aussi a été totalement pris au dépourvu par cette attaque démente qui m'expose mortellement aux carreaux des tireurs. Je pivote brutalement sur moi-même à l'instant précis où mes armes enserrent le cou de l'officier, serrant les poignées de cuir avec l'énergie du désespoir pour empêcher qu'elles m'échappent des mains lors de la violente traction que ce geste engendre. Ma proie déséquilibrée et étranglée bascule en avant alors que les lanières se tendent brutalement et sa chute bouscule sans douceur deux des arbalétriers qui s'aplatissent sous la masse de leur chef, non sans lâcher leurs traits qui se fichent dans le sol sans m'atteindre. Les deux autres en revanche...
Le premier carreau me touche au biceps gauche, sa force à bout portant est telle que le projectile me traverse littéralement le bras, si vite et si proprement que je ne sens pas tout de suite la douleur. Le deuxième ne fait que me frôler le visage, d'assez près cependant pour tracer une sanglante balafre sur ma joue droite et me dévaster l'oreille avant de filer plus loin sans ralentir son vol pour autant. La souffrance viendra, je n'en doute pas un instant, mais j'ai une seconde avant qu'elle ne parvienne à mon esprit et je n'en demande pas davantage. Le général est juste devant moi, affalé à terre et empêtré dans ses deux comparses, je vais peut-être crever mais pas tout seul. Je lâche mon fouet gauche et dégaine la lame de mon ancêtre tout en tirant comme un forcené sur l'autre lanière que je tiens toujours en main droite pour empêcher mon ennemi de se ressaisir. Les deux arbalétriers qui m'ont transpercé entreprennent fébrilement de recharger leurs armes et j'entends les guerriers se précipiter à l'assaut dans mon dos, peu importe, ils arriveront trop tard. Ma lame d'Eden se trouve elle aussi dans mon dos, ce qui implique que, lorsque je la dégaine, elle est en position idéale pour s'abattre sommairement dans la foulée sur toute cible se trouvant devant moi. Le général n'a pas la moindre chance d'esquiver le coup ravageur que je lui assène en hurlant férocement, une frappe rendue plus colossale encore par une débauche de Ki. Casque comme crâne éclatent à l'unisson sous la violence de l'impact et, quelque part, je l'envie parce qu'il n'a pas le temps de souffrir, contrairement à moi.
La douleur afflue avec la soudaineté d'une rivière en crue, cruelle et abrutissante. Les doigts de ma main gauche perdent toute force et laissent échapper la précieuse lame de mon ancêtre, qui reste ironiquement plantée dans la caboche de mon ennemi abattu à la manière d'une hache fichée dans son billot. Je titube lorsque la brûlure de mon visage dévasté s'ajoute à celle qui irradie de mon bras transpercé et des autres blessures déjà subies, je voudrais m'allonger pour les rendre plus supportables mais un vague reste d'instinct de survie me hurle que ce serait une très mauvaise idée. J'ai gagné une bataille et je vais perdre la guerre, l'évidence est criante, mais je ne me coucherai pas devant mes ennemis, je mourrai debout en les regardant fièrement dans le blanc des yeux. Pendant un bref instant je doute avoir assez de volonté pour surpasser la douleur qui m'accable, ce serait probablement le cas si j'étais seul mais, seul, je ne le suis pas. Syndalywë use de toute l'influence que lui procure la fusion de nos esprits pour détourner mes pensées de cette intolérable sensation qui me tenaille, elle attise mon courage et me presse de continuer le combat jusqu'à la dernière seconde en me rappelant fugacement les images d'Ethërnem donnant sa vie pour permettre aux Sindeldi de fuir Eden. Je lui adresse mentalement un sourire que je sais misérable, j'aimerais faire mieux mais ce n'est pas en mon pouvoir. Ce qui l'est, par contre, c'est de lâcher le fouet que je serre encore de ma main valide pour saisir la poignée de cette épée que mon aïeul maniait lors de son ultime combat.
Les combattants Garzoks marquent une hésitation en découvrant que leur général a été broyé, spectacle discutable que je leur dissimulais involontairement jusqu'à cet instant. J'en profite pour trucider froidement les deux arbalétriers qui tentent de se relever sous le regard paniqué des deux qui sont en train de recharger leurs armes et ceux, haineux mais également inquiets, des six guerriers survivants. J'ai presque épuisé ma force intérieure et mes blessures vont très rapidement me mettre dans l'incapacité de me battre, je perds trop de sang pour rester encore bien longtemps conscient. Un rictus sinistre ourle mes lèvres, je n'ai plus qu'une carte à jouer, en priant Sithi pour qu'elle suffise et que j'aie encore assez de forces.
Je consume mes ultimes réserves de Ki pour mêler la Danse de Moura à celle de l'éclipse et je me rue à l'attaque des six guerriers d'élite en hurlant à pleins poumons:
"POUR LE NAORA! VENGEANCE!"Je déferle sur mes ennemis comme marée d'équinoxe sur un château de sable et, comme cet édifice, la cohésion des Garzoks s'effondre soudainement. Ma lame, dissimulée par mon corps, s'insinue entre deux pavois un peu trop écartés et s'abreuve d'ichor en dévastant l'entrejambe de celui de droite, qui couine d'un ton aigu que je trouverais comique en d'autres circonstances. Son comparse de gauche tente de m'asséner un revers de sa hache, mais je me dérobe d'une ondulation en arrière et son fer ne pourfend que le vide. A peine l'arme a-t'elle passé le point où elle n'est plus une menace que je reviens à la charge comme une vague irrépressible prolongée par le froid acier de mon ancêtre. La garde de mon adversaire n'est plus qu'une brèche, suite à son attaque manquée, mon épée s'y infiltre de pointe et plonge dans la gueule ouverte en fracassant une odieuse canine jaunâtre au passage. Je me replie aussitôt pour esquiver une hache maladroitement balancée en direction de mon ventre et me décale d'un pas en tournoyant férocement pour cacher le redoutable revers de ma riposte, le malheureux ne le découvre que lorsqu'il sectionne presque totalement son bras d'arme dans une gerbe de sang qui arrose copieusement son compère le plus proche. Ce dernier, aveuglé, recule précipitamment et heurte un autre Garzok qui rugit de rage d'être ainsi bousculé, il assène un grand coup de son pavois dans le dos du malotru et le renvoie aussi sec vers moi. Ma lame le cueille sous le menton d'une ellipse remontante et lui découpe atrocement la face, celui-là non plus ne se voit pas mourir. Les deux derniers perdent pied à cet instant, ils tournent les talons en glapissant de terreur et ce que je considère comme de la lâcheté me fait une fois encore hurler vengeance comme un dément. J'en tue un d'une fente outrageusement prononcée qui me permet de lui planter ma lame dans les reins, quant au deuxième je le laisse filer, je ne suis pas en état de lui courir après et il y a toujours deux arbalétriers qui traînent dans mon dos. A cette pensée inquiétante je me retourne hâtivement, juste à temps pour me trouver face à deux arbalètes chargées et pointées sur mon torse.
Je n'ai que le temps de me placer de profil afin de réduire la cible que je leur offre avant qu'ils ne décochent leurs carreaux. Le premier visait sans doute mon coeur et ma dérobade suffit tout juste à le faire dévier sur les écailles de mon armure dans un crissement désagréable. Le deuxième projectile vient compléter le saccage de mon membre supérieur gauche en se fichant dans mon avant-bras, au son je crois bien que c'est l'os qui l'arrête. Je ne sens absolument pas cette nouvelle blessure, mon bras n'est qu'une plaie et la douleur qui irradie de mes multiples blessures si intense que cela n'y change rien. Je sais que mon corps va incessamment me faire défaut, j'ai une conscience aiguë des limites de mon réceptacle de chair pour les avoir souvent frôlées et là je les ai franchies allègrement. Seul l'orgueil me tient encore debout, mais ce n'est plus qu'une question de secondes avant que cette force elle-même ne m'abandonne. Je le sais, mais je sais aussi que, parfois, le destin n'a pas besoin d'autant de temps pour basculer.
Dans un état second, je souris férocement aux deux orcs et avance sur eux d'un pas pesant en brandissant ma lame dégoulinante du sang de leurs frères de race. Les deux arbalétriers se consultent brièvement du regard et parviennent certainement à la conclusion que jamais ils ne pourront recharger leurs armes avant que je ne leur tombe dessus car ils détalent à leur tour comme des lapins, poursuivis par le rire le plus dément qui aie jamais franchi ma gorge. Il s'éteint dans la seconde qui suit, mes jambes se dérobent sous moi et mes genoux heurtent rudement le sol alors que la souffrance issue de mon corps mutilé balaie finalement mes défenses mentales. J'ai la sensation de tanguer fortement, un peu comme si je me tenais sur le pont d'un navire par gros temps, ma vision se brouille et je crois bien avoir des hallucinations car il me semble voir une vague noire fondre sur moi.
(Hey! Debout! Ce n'est pas une hallucination mais des orcs bardés d'armures noires! Debout je te dis!)Je glousse sans joie aux paroles de ma Faëra, d'autres orcs? Debout? J'ai déjà toutes les peines du monde à ne pas m'affaler ventre contre terre, alors comment pourrais-je trouver la force de me relever par les enfers? Et je ne suis pas encore assez mort pour croire que me relever suffira, non, il faudrait encore que je sois capable de me battre après m'être mis debout. L'envie d'asséner une réponse mordante de sombre ironie à ma petite compagne de fluide me taraude fugacement, mais quelque chose au fond de moi me l'interdit. Elle a passé tant d'années à mes côtés, dévouée au-delà de toute mesure, elle m'a protégé tellement de fois que j'en ai perdu le compte et ma dernière pensée pour elle serait chargée d'ironie méprisante? C'est hors de question, il n'y a qu'une chose que j'aie vraiment envie de lui dire avant de partir:
(Ullume au oialë, Bien-Aimée)(Oui, eh bien pour toujours ça implique que tu te remues les fesses et que tu avales le contenu de ta gourde. TOUT DE SUITE!)Les pensées de ma Faëra me parviennent comme si elles venaient de très loin, indistinctes, il me semble bien reconnaître des phrases mais je n'arrive pas à en comprendre le sens. Je me sens plus ou moins basculer en avant mais c'est à peine si je perçois le choc de mon visage contre le sol, la douleur a disparu et c'est un soulagement qu'aucun mot ne peut décrire. Syndalywë tonitrue cependant dans mon âme en scandant un unique mot que je finis par saisir: gourde. Un éclair de lucidité rappelle à mon souvenir que j'ai encore quelques potions de soin dans cette gourde dont elle me rabâche les oreilles, ce qui pourrait me sauver. Je rassemble toutes les bribes de ma volonté éparpillée et les maigres reliquats de force qu'il me reste pour essayer d'attraper le récipient salvateur, mais ma main tâtonne sans le trouver et cet effort pourtant minime consume mes dernières ressources, me laissant pantelant et si faible que j'en aurais la nausée si mon estomac était encore assez vaillant pour se soulever.
(Trop tard...je...plus...de force.)Comme lorsque j'ai failli me noyer dans le fleuve, voilà tout au plus trois jours, je distingue une lumière d'un blanc immaculé infiniment apaisante des tréfonds de mes ténèbres. Instinctivement je tends la main pour l'attraper, tout en me disant que c'est totalement idiot, qui pourrait prétendre saisir la lumière entre ses doigts? Pourtant je la saisis bel et bien, elle a une texture un peu filandreuse mais étonnamment soyeuse, bien différente de tout ce à quoi j'aurais pu m'attendre. Cette fois encore quelque chose, ou quelqu'un, me bouscule et je grogne de dépit parce que je sais très bien que cela fera disparaître cette belle lumière si douce au toucher. Mais elle ne s'estompe pas, elle s'approche plus encore jusqu'à ce que je ne voie plus qu'elle et, ça c'est nouveau, me donne l'impression d'être...mouillé. La mort serait-elle différente, plus humide, parce que je me suis approché de Moura? Je n'ai jamais entendu dire cela mais, en même temps, je n'ai pas rencontré grand monde qui soit revenu pour le raconter.
J'espère tout de même que Sithi m'accueillera à ses côtés, je préférerais devenir une étoile dans les cieux qu'une étoile de mer, allez savoir pourquoi.