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Mon discours fut accueilli par la maîtresse des lieux par un soupir que j’identifiai d’hésitation plus que de lassitude. La situation l’ennuyait non pas d’un ennui lourd à supporter, mais parce qu’elle n’avait plus prise sur celle-ci, quoiqu’elle eut voulu paraître. Le silence tomba entre nous, un silence méditatif pendant lequel je l’observai se plonger dans ses pensées, et qui ne prit fin qu’à l’arrivée impromptue d’une seconde femme, la sœur de cette dernière, sans aucun doute. La ressemblance n’était pas frappante, d’un premier regard. Elysha était blonde et d’un port altier, d’une apparence noble, et sa sœur était noire de cheveux, plus masculine, plus femme d’action que de salons. Elle arborait une curieuse prothèse de métal sur la mâchoire, qui lui remontait jusqu’aux tempes, masquant des cicatrices qui filtraient pourtant sur le reste de son visage pourtant doux, dans les traits plus que dans l’expression. En lieu et place d’une robe aux atours fastueux, elle arborait une combinaison moulante entièrement grise qui, bien que mettant presque outrageusement ses formes féminines en valeur – qu’elle avait moins prononcées que sa sœur ou même Tina – était sans doute plus pratique qu’élégante. Femme d’action, donc. J’avais face à moi les deux dirigeantes de la maison Kartage, un binôme dont on devinait clairement les rôles : diplomatie, communication, présentation publique et gestion intellectualisante pour la première ; gestion concrète sur le terrain, supervision des missions d’action, gestion des quartiers difficiles appartenant à la maison noble pour la seconde. Des tâches fort différentes pour un partage bien mené.
Alors qu’elle s’inquiéta de la demande urgente de sa sœur pour la faire venir ici, je détaillai les armes à sa ceinture. Des catalyseurs, ou en tout cas des objets y ressemblant fortement, et une garde d’épée sans lame. Elle confirmait son statut de femme d’action en plein. Elysha me présenta brièvement à sa sœur, Didon, et s’excusa de me mettre un instant à l’écart. D’un signe respectueux de tête, je saluai la bien nommée et laissai pudiquement ces retrouvailles se faire sans intervenir.
Je me rassis sur le fauteil qui m’avait été présenté, et dont j’avais levé le fessier pour saluer l’arrivante, en attendant leur retour, qui après quelques messes basses desquelles je me désintéressai, les yeux fixés sur mon téléphone pour constater la réception de deux messages. L’un de Yuélia, la jeune diplomate elfe, qui indiquait apparemment la marche à suivre pour l’utilisation d’une machine de ce monde nommée ordinateur, sur laquelle je passai rapidement, et un autre, de Tina la plantureuse, qui indiquait que Valaï n’avait parlé de son accident qu’à nous, le cachant à tous même aux plus proches de ses amis. La discrétion serait donc de rigueur, bien que le dirigeant d’Izurith ne semblait pas en faire grand cas, lorsqu’il nous en parla. Je rangeai l’appareil subrepticement lorsque les deux jeunes femmes tournèrent leur attention vers moi pour m’adresser la parole et me dresser la conclusion de leur bref aparté.
Didon prit la parole en premier, relativement à l’aise, me tutoyant naturellement en dérogeant à toute notion de politesse. Je n’en pris pas ombrage : je préférais cette familiarité ouverte qu’une froide politesse dédaigneuse. Elle annonça, tout de go, qu’elles avaient pris la décision de me faire confiance. Je levai un sourcil curieux pour écouter la suite de cette mise en bouche interpelante. Ce fut de la bouche d’Elysha que vinrent les révélations attendues : La maison Kartage était bien à l’origine d’un rapprochement délicat avec les elfes, tel que je m’y attendais. Chose qui m’avait pourtant été niée juste avant. Elle s’en justifia en précisant la délicate difficulté de l’affaire. Les elfes, tel qu’elle l’avait soutenu, étaient présentement dirigés par des fanatiques voulant asservir les peuplades humaines d’Izurith. Ce qui était bien entendu exclu. La mission, ardue, de la Maison Kartage était à la fois de pacifier les elfes en mettant, je l’imaginai, à leur tête les bons éléments, mesurés et dignes d’un accord équitable entre les peuples de ce monde, et cacher ces projets à toutes les autres maisons nobles de la capitale, qui les prendraient pour des hérétiques de tenter une telle approche progressiste. À ces mots, je sentis mes mâchoires se serrer. Les habitants de cette cité étaient vraiment rongés par des clichés extrémistes et racistes, trouvant racine dans les événements d’antan, peut-être, mais qui méritaient d’être remis au goût du jour, comme le tentait la Maison Kartage, qui attirait de plus en plus ma sympathie. Elysha termina sur un constat simple : une erreur de leur part entrainerait une inévitable guerre entre elfes et humains, et un laisser-aller comme le prônaient toutes les autres maisons, Valaï en tête, viserait à un déclin total de ce monde, elfes en premier, puis humains ensuite.
Leurs regards inquiets me fixaient. Et à raison, j’étais jusqu’alors resté muet tant de parole que d’expression, préservant sur mon visage une mine fermée et analytique, réflexive, sourcils froncés et lèvres pincées, passant de temps à autre une main distraite dans ma barbe. Didon prit la parole pour préciser que la situation actuelle de ce monde était le fait des elfes, initialement, mais que les humains, couillons retranchés dans leur cité sans plus de ressources vitales, étaient aussi responsables de la situation actuelle. Elysha, prenant à nouveau place dans son fauteuil, alors que sa sœur restait irrémédiablement debout, telle la femme d’action toujours prête à toute éventualité qu’elle semblait être, conclut les révélations en affirmant qu’elles avaient finalement été honnêtes, et demandant ce que je pouvais savoir d’autre sur tout ça, et qui pourrait aider pour vaincre ce conflit sans faire couler le sang.
Je restai un moment silencieux, soupirant, l’air perdu dans mes pensées. Le temps pour moi de poser une réflexion sur toutes ces nouvelles informations. Puis, je pris la parole d’une voix profonde, grave et sévère.
« Je comprends les raisons de vos mensonges, Dame. Mais alors que vous quémandiez ma sincérité, j’avais espéré que vous imiteriez celle-ci en une franche discussion sans masque. Attente qui a été déçue, mais je consens à vous pardonner cet écart du fait de ces révélations finales. Vous marchez sur des œufs, indéniablement, et pourrez pour vos œuvres me compter parmi vos alliés fidèles. Ne me cachez plus d’autres informations, ceci dit, sans quoi vous risqueriez effectivement de détruire tout espoir de voir ce monde sauvé. »
Pas une menace, juste une précision. Je n’aimais pas être trahi, alors que je me projetais entièrement dans une affaire tendue qui ne me concernait pas initialement, mais dont les raisons profondes surent toucher la mienne.
« Je n’ai pour l’instant d’autres informations que cette paranoïa, justifiée, des Maisons Valaï et Kobayashi. En qualité d’enquêteur, j’ai la possibilité d’accéder à des informations de ces maisons qui vous seraient cachées, mais que je ne détiens pas pour le moment. J’ai promis à la déplaisante Colonelle Shizune que j’allais lui rendre visite pour enquêter sur ses pairs, chez elle. Je n’ai guère apprécié le ton de sa discussion, et ses idées trop arrêtées sur les elfes des terres dévastées. Je pourrai, à l’avenir, servir de relai entre vous et le reste des enquêteurs, pour vous mettre au courant des découvertes, dans le secret le plus strict. Je vous déconseille fortement de faire confiance à quiconque viendrait vous voir : mes collègues ne partagent pas forcément mon ouverture d’esprit sur la situation, et pourraient se complaire à simplement suivre les ordres qui leur ont été donnés. Cette confiance que vous m’avez accordée, ne l’accordez à d’autres qu’après m’avoir consulté. »
Je repris ma respiration pour poursuivre, tel un général militaire mettant sur place un plan de campagne.
« Mais avant toute chose, j’ai besoin d’un compte-rendu de la situation actuelle de vos projets. Qui sont vos contacts chez les elfes ? Quelles sont la nature de vos relations ? Qui dirige ces elfes, et qui serait mieux à leur place ? Avez-vous déjà attenté quelques actions contre le gouvernement en place ? Avez-vous, même, des liens avec d’autres personnes en cette cité ? Le Seigneur Valaï nous évoquait un groupe terroriste anti-technologie : y êtes-vous associés d’une quelconque manière ? En savez-vous plus sur eux ? Quelles sont vos ressources sur le terrain pour cette bataille dans l’ombre ? »
Je soupirai.
« J’ai conscience du nombre élevé de mes questions, mais puisqu’il semblerait que nous devions sceller ici-même un pacte d’entraide pour parvenir à vos objectifs, je crois pertinent de vous demander le plus d’informations possible sur la situation. Serait-il également possible d’avoir vos contacts téléphoniques directs, afin de vous communiquer au plus vite les informations que je pourrais recevoir de mes pairs ? »
En ce monde, je passais de coup de poker en coup de poker. C’était risqué, très risqué, mais j’avais décidé de faire confiance à ces deux sœurs qui partageaient, bien plus que Valaï ou Shizune, mes idées et valeurs concernant leur propre monde, tel qu’il m’avait été présenté jusqu’ici. Je devrais sans doute trouver des alliés de confiance parmi les autres aventuriers venus de Yuimen pour mener à bien tous les projets, mais je ne voyais pas vraiment sur qui m’appuyer. Je ne les connaissais que peu, et ils pourraient très bien voir mon positionnement comme une trahison envers Valaï, celui qui payerait leur salaire à la fin… Yuélia, peut-être, bien qu’elle soit un peu trop ingénue… Je devrais réfléchir à la question, à la lumière des informations que la sororité me faisant face voudrait bien me communiquer.
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