L’étrange homme hoche la tête lorsque je lui demande des explications, acceptant manifestement de me les donner. Un léger soulagement se fait sentir sans pour autant que je ne baisse ma garde. Beaucoup déprendra de ses mots, pourtant, j’ignore si je dois leur prêter de moindre crédit.
Le Cadi Yangin ne bouge pas, écoutant mes questions avec une absence de mouvement que je trouve déconcertante, me forçant en réponse à rester plus statique et droite que je ne le voudrais. Je redoute de laisser percer la moindre faiblesse ; je sais que je suis arrivée en position de force, possédant quelque chose qu’il convoite, mais lui possède les informations et le mystère, ce qui fait de lui quelqu’un de bien plus puissant que je ne peux l’être.
Il m’explique qu’il ne peut, en ces lieux, me contraindre à rien, mais que ce n’est de toute façon pas ce qu’il souhaite. Il m’explique également que même en pleine possession de ses capacités, il ne pourrait me contraindre à quoi que ce soit, ce qui me pousse à me questionner sur la portée réelle de ses pouvoirs. Il ne peut pas contraindre et pourtant lui-même se trouve enfermé ici, dans cette étrange prison car ses pairs l’ont jugé trop dangereux. Et puis… n’est-il pas à l’origine de ce brusque changement de comportement chez Al-Mansûr ? Il répond à cette question l’instant suivant, expliquant qu’il a la possibilité d’influencer quiconque détient le pouvoir de Vision, celui-là même que j’ai libéré en réactivant la Pierre de Vision. Il explique également que le pouvoir de cette pierre s’est tarit lorsque les Cadi Yangin lui ont retiré ses pouvoirs, mais qu’il rechignait à les utiliser. Pourquoi le lui avoir retiré en ce cas ? S’ils ne craignaient pas directement ses actions, peut-être craignaient-ils ce qu’il pouvait devenir. Lui-même semble avoir conscience de la menace que représente ses capacités. Est-ce réellement cet esprit du désert qui l’en a investi ? Une bénédiction aussi bien qu’une malédiction, semblerait-il. Je ne parviens pas à savoir jusqu’où s’étend la véracité de ses paroles et cela m’irrite, n’avoir qu’une seule version des faits…
Il fait une brève pause, me laissant sans doute le temps de rassembler mes pensées avant de poursuivre, m’expliquant que son pouvoir est plus grand encore, qu’il est, bien sûr, en mesure de manier le feu comme chacun des sorciers de cette tour mais qu’il maîtrise également le Don de Vision. Au vu de ce que m’en a raconté Zaria, je n’en attendais pas moins de lui. Il m’explique aussi que c’est celui qui me parcours, ce que j’avais déduis mais ajoute qu’il lie également tous les Cadi Yangin. Je comprends qu’il soit si craint, s’il a le pouvoir de tous les contrôler… Il m’explique cependant, ce que j’ignorais, que le don d’omniscience qu’il donne n’est pas dépourvu de son lot de souffrances. Une sorte d’échange équivalent, quelque chose d’obtenu pour quelque chose de sacrifié, afin que l’on se rende compte qu’un grand pouvoir implique de grandes responsabilités et qu’il n’est pas à prendre à la légère.
Ses yeux, qui s’étaient perdus dans le vide se refocalisent sur moi. Il me dit ignorer si entrer en contact avec lui ôtera le pouvoir qui m’habite et je plisse légèrement les yeux. Je crains de perdre toute puissance que j’aurais pu avoir et me mettre ainsi en danger, m’affaiblir. Sera-ce un échange équivalent là aussi, gagnerai-je quelque chose en perdant autre chose ? Partagerons-nous ces pouvoirs l’un pour l’autre ou m’en trouverai-je simplement entièrement démunie ? Je ne peux m’en assurer qu’en tentant. Cependant, j’attends qu’il finisse de parler, car il n’a manifestement pas terminé.
Je suis manifestement la seule étrangère jusqu’à présent à avoir été investie du même pouvoir qu’eux, et il en ignore les conséquences. Il puit cependant m’assurer qu’il pourra modérer les Cadi Yangin une fois libre et me protéger d’eux. Voilà au moins une bonne nouvelle. Il me dit cependant que s’il peut les plier à sa volonté, il préfèrerait ne l’utiliser qu’en dernier recours et qu’avant toute chose, il faut chercher à les convaincre. Je ne puis qu’abonder dans son sens. Il est aisé d’obtenir le pouvoir par la force, mais il devient alors plus difficile de le garder et de se maintenir ensuite. Or, nous souhaitons quelque chose de stable.
Mon intérêt pour ses propos, déjà bien grand, croît encore plus car il ne concerne plus que moi, cet homme étrange et le sort des Cadi Yangin, mais tout Aliaénon et l’avenir de cette guerre. Il dit connaître la menace qui pèse sur son monde et qu’il est à l’origine d’une prophétie parlant de cet âge. Après tout, pourquoi posséder un Don de Vision s’il ne sert à rien ?
Il prend alors une voix théâtrale qui m’incite à un demi-sourire légèrement amusé pour déclamer sa prophétie.
« À l’heure où l’heure où le Sans-Magie sera plus puissant que tous, à l’heure où l’ombre ploiera sous le nombre, à l’heure où les peuples se seront perdus, la mort déferlera sur le monde. Une mort sinistre, une mort sanglante, une mort impitoyable, qui ravagera les landes du Sud au Nord. Une poignée de Mages Libres sauront défier l’ombre, à l’aide d’Etrangers. L’astuce les mènera à la victoire sur la mort, mais ils n’auront pas le droit à l’erreur… »
Je hausse alors un sourcil peu convaincu. Pourquoi les prophéties se doivent-elles toujours d’être aussi sibyllines ? C’est une marque de fabrique ou bien ? Le Sans-Magie, qui est-ce ? L’ombre peut faire référence à Oaxaca, du moins selon notre vision des choses, mais ploît-elle réellement sous le nombre ? La mort sinistre et sanglante, cependant, me semble assez clairement se rattacher à elle mais… n’y vois-je pas ce que je souhaite y voir ? Rha ! C’est ce que je déteste avec ces maudites prophéties, on y voit toujours midi à sa porte. Les interprétations peuvent tant varier selon le prisme par lequel on les observe… Les landes du Sud et du Nord se réfèrent à la géographie des lieux que je méconnais bien trop pour émettre la moindre hypothèse. L’histoire des Mages Libres, cependant, m’intrigue, cela pourrait-il être les Cadi Yangin – du moins une fois que nous leur auront mis du plomb dans la cervelle ? Les Etrangers, là, ça me paraît plus clair déjà. Un couplet ensuite sur le fait que nous n’avons pas le droit à l’erreur. Jusque-là, je m’en étais doutée avec une certaine assurance. C’est bien, d’ailleurs, la seule assurance que j’ai depuis que j’ai foulé ces terres.
Comme s’il avait lu dans mes pensées, ou alors simplement parce que c’est la conclusion logique, il m’explique que les Cadi Yangin ne se considèrent pas comme les mages libres dont il est question et ont rejeté les propos de notre divin devin. Ils ne semblent pas croire ou ne pas vouloir croire que le conflit peut changer la face du monde. Ils manquent de nez. Ou simplement craignent-ils le changement. Toujours est-il que Ibn Al’Sabbar ne peut promettre son aide à Fan-Ming car il ignore le rôle qu’il aura à jouer dans cette affaire. Il me dit cependant qu’il assure pouvoir se dresser face à l’ombre qui s’abat sur son peuple et convaincre les siens de s’y mêler. Il ajoute que c’est ainsi que le sage puissant doit œuvrer, non en observant sans bouger. Des paroles que j’ai si souvent entendu dans la bouche de mon propre père. La raison pour laquelle la Cheikha d’un désert se retrouve dans un monde si lointain.
Les affaires sérieuses sont laissées de côté alors qu’il répond à mes questions plus triviales. Il m’explique que les courants que je vois ne sont autre que ses pensées. Que son don de Vision le force à avoir tant de pensée qu’il ne peut se résoudre à toutes les garder en lui et qu’il les met ainsi de côté autour de lui. Ses pensées sont si puissantes qu’elles en deviennent visibles et palpables pour lui. Ces… Fascinant. Réellement fascinant.
Il souligne ses propos en tendant la main pour « pincer » un courant et je le regarde faire, intriguée, avant de sursauter en constatant qu’il a repris la parole. Il me dit comprendre mes appréhensions, qu’il n’est autre qu’un inconnu aux pouvoirs vertigineux et reconnaît le risque que j’encours et que je fais encourir à ce monde en le libérant. Il dit alors s’en remettre à mon jugement. Voilà des paroles justes, mais qui ne m’ôtent pas pour autant de ce poids qui repose sur mes épaules. Que vais-je et que pourrai-je choisir ? La situation dans laquelle je suis est bien précaire et ce n’est pas le fait qu’il l’avoue à voix haute qui le déleste du danger qu’il représente. Cela pourrait tout aussi bien être un sombre piège.
Je tente d’atteindre en moi ce pouvoir dont je suis supposée être investie. Et en effet, je sens quelque chose de différent. Il y a toujours ce feu agréable et rassurant qui couve du côté de mon cœur depuis que je suis entrée en contact avec cette clef de Messaliah, mais quelque chose en plus s’est ajouté. J’ai l’impression, si je tends mon esprit vers elles, que je peux… toucher les autres pierres de Vision. J’en sens à travers le monde et j’ai l’impression qu’en me concentrant assez, je pourrais même distinguer qui les possède et peut-être même voir au travers de la pierre. Je pourrais communiquer avec eux, à travers l’espace, comme s’ils n’étaient qu’à quelque pouce de mon être. C’est un pouvoir aussi effrayant que fascinant. Al’Sabbar a parlé du don de prescience, pourrais-je l’avoir moi aussi, si je faisais les rituels dont il a parlé ? Je frémis cependant à cette idée, car je la crains autant qu’elle m’attire. L’avenir que j’y verrais serait-il enfermé dans le marbre, entériné, ou aurai-je le pouvoir de le modifier et de le ployer s’il ne me convient pas ? Par Toumlanayh, voilà les pouvoirs d’un dieu. Qui serions-nous, qui sont-ils pour posséder un tel pouvoir sur le monde ?
Cependant, alors que je recherche dans mon être pour savoir s’il y a plus au pouvoir dont je suis investie que ce que je ressens… Je ne vois ni ne ressens rien d’autre. Aucun pouvoir prodigieux et faramineux qui me permettrait d’ouvrir cette cage dans laquelle je me suis moi-même enfermée. Sans doute ne suis-je pas celle destinée à les utiliser, mais, comme le disait Al’Sabbar, tout ceci est son pouvoir et lui appartient. Il serait alors logique que je le lui rende. Mais à quel prix ?
Le moment est manifestement venu pour moi de choisir. Je doute de pouvoir réellement juger de ce qui est bien ou mal dans cette situation, ni même que ce soit pertinent. Je me suis immiscée dans les affaires des Cadi Yangin, bien malgré moi et démêler le faux du vrai s’avère ardu. Je doute que les paroles de Ser Ibn Al’Sabbar soient teintées de mensonge, ou alors il se trouve distillé çà et là parmi la vérité ou parmi ses vérités. Cependant, je peine à croire qu’une puissance telle que lui me dise toute la vérité. Après tout, quel intérêt aurait-il à le faire ? Je possède certes le pouvoir qu’il convoite quoi que je ne puisse pas l’utiliser, mais ai-je, selon lui, intérêt à tout connaître ? Peut-il lui-même me faire entièrement confiance. J’ignore l’étendue de ses pouvoirs et je ne puis que spéculer, comme je suppose qu’il spécule à mon sujet.
J’ignore si ses intentions, à défaut d’être bonnes, sont honnêtes ; mais ce que je sais, c’est qu’il est le seul parmi ses pairs à m’avoir montré une facette ouverte et une oreille attentive. Mieux encore, il m’a fait part de sa volonté d’agir. Je ne suis pas là pour juger de ce qui est bien ou mal, mais pour œuvrer dans le sens que je crois juste pour Oranan et le peuple d’Aliaénon. Je m’avance donc et tend la main dans sa direction.
- Inutile de goberger plus longuement en cette étrange prison, reprenez ce pouvoir qui fut autrefois vôtre et filons mettre du plomb dans la cervelle de vos pairs.
J’avance encore un peu, jusqu’à ce que nos mains entrent en contact. Je n’ose faire plus qu’effleurer ses doigts, car ses paumes à l’œil unique me déstabilisent.
- Pourquoi vos yeux sont-ils sur vos mains ? demandé-je dans un souffle avant le contact fatidique.
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