L’alcool dans lequel l’elfe trempa ses lèvres était fort et pouvait rapidement se montrer dangereux, dans l’abus. Peu coutumier des alcools forts, et de leur consommation, il s’abstint donc de boire plus qu’une gorgée de son petit verre, le gardant néanmoins en main dans un premier temps, afin d’observer le maître des lieux le vider intégralement, comme s’il s’agissait d’une épreuve de force, de courage, de ténacité. Son regard froid était provocateur, mais Lindeniel n’y plia pas. Il était trop fier pour plier aux caprices ou aux défis d’un simple humain, fut-il puissant parmi les siens. Nul duc, bourgeois, général d’armée ou roi ne pouvait l’impressionner, lui qui défiait jusqu’aux dieux. Il posa donc son verre presque rempli sur le guéridon où son hôte avait posé le sien, vide, et écouta ce que ce dernier avait à lui dire.
Il l’invita à se diriger vers la salle à manger, car le dîner ne tarderait pas à être servi. Enfin, sans doute, allait-il recevoir des réponses à ses questions, qui commençaient à se faire pressantes. Car à mesure que la soirée avançait, Lindeniel était de moins en moins dupe sur les intentions honorables de ce magnat du commerce oranien.
Ils quittèrent donc l’endroit pour se rendre dans la pièce d’à côté, une bibliothèque richement garnie d’ouvrages divers et variés, et ornée d’une fresque qui faisait comme un ciel au lieu de savoir qu’ils parcoururent sans s’y attarder. Le chemin emprunté pour rejoindre la salle à manger n’était certainement pas gratuit, et la volonté d’impressionner perçait à chaque nouveau pas dans la grande demeure. Car le faste habitait chaque mètre parcouru. Et par la bibliothèque vaste et remplie, l’homme voulait sans doute faire savoir son érudition. Apparente, du moins. Car rien n’affirmait qu’il ait lu ne fut-ce qu’un exemplaire de toute sa collection. Lindeniel trouva détestable cette manière de se vanter. Vanité faite de vent, cet Ynorien semblait se complaire dans le regard des autres, et n’exister que par lui. Et pour Lindeniel, c’était bien sûr risible, car ça ne faisait qu’affirmer sa faiblesse et sa dépendance des autres. Celles-là dont il était lui-même totalement dépourvu.
Aux livres succédèrent une galerie d’art, vaste et vide, dans laquelle se tenaient plusieurs œuvres posées sur des piédestaux. Urnes gravées d’or, statuettes anciennes et rares, bibelots bourgeois d’un style ynorien sans équivoque, et armures d’apparat. Lindeniel nota le tout dans son esprit sans trop s’y attarder. Il ne souhaitait en rien paraître impressionné par tout cet étalage puisqu’en vérité… il ne l’était pas.
Enfin, ils arrivèrent dans la salle à manger, où Lindeniel eut la déconfiture de remarquer qu’une vraie foule les attendait là. Non pas qu’ils fussent réellement nombreux, mais ils étaient bien plus nombreux que ce qu’il avait imaginé initialement pour un repas plein d’aveux. Car c’était une ambniance familiale qui régnait là, en compagnie de l’épouse de son hôte, ainsi que de ses enfants. Seul un autre homme était présent, grand et costaud, et présenté comme s’appelant Elrick et étant le garde du corps de ces gens. Il n’était pas ynorien, et rappelait le type d’homme que Lindeniel avait par trop croisé à Tulorim. Il espérait que celui-ci ne venait pas de là, et si c’était le cas, qu’il ne ferait aucun lien entre lui et son meurtre parricide. Lindeniel se contenta de saluer la petite assemblée d’un signe de tête poli, avant de s’installer à la place qui lui était réservée en qualité d’invité. Les membres de la famille comme le garde du corps ne semblaient guère loquaces, ou même désireux de parler. Discrets, ils se contentèrent de grappiller dans les plats posés sur la table pour se nourrir. Il remarqua cependant le regard insistant de l’ainée de son hôte. Un regard plein d’allégresse et d’admiration, pour peu qu’il puisse cerner l’expression de ces bridés du regard.
En se faisant servir, l’elfe évita soigneusement tous les plats de viande, n’en mangeant pas, et se concentra particulièrement sur un plat fort goûteux et épicé fait presque exclusivement de légumes. Alors que le repas avançait, dans un silence respectueux, le maître de maison prit la parole pour donner la raison apparente de son invitation, qui déçut quelque peu Lindeniel. Il eut l’impression d’être là pour impressionner la galetie, un peu comme les meubles et bibelots. Mais la seule présence de la famille confirmait que ce n’était qu’un leurre. S’il avait voulu se vanter d’une telle invitation, toute une cour serait présente à la table… Il n’en nota pas moins les compliments qui lui étaient destinés, et totalement d’accord avec ceux-ci, approuva un petit récit.
« Le monde des Rêves ? Voilà pays qui n’est pas à la portée du moindre aventurier miteux. Car si héros je suis, avant tout c’est ma noble extraction, ma culture approfondie et ma finesse d’esprit et de corps qui ont permis la victoire en ces lieux tourmentés. Car de ce monde, je n’en retiens que l’instabilité. Bien loin des bucoliques idées que ‘on s’en fait, il s’agit d’un lieu où règne le chaos, et où les événements arrivent aléatoirement et sans le moindre ordre. Là-bas, tout n’était que ruine et poussière, puissance gâchée et violence. »
Il se tut un instant pour laisser l’effet du récit s’installer. Puis, reprit d’une voix claire :
« Les orques, tous poisseux soient-ils, se pensaient à la hauteur pour dompter les éléments sauvages de ce pays délaissé de toute pitié. Grand mal leur prit, puisque je me trouvai sur leur chemin, avec toute la force de mon ingéniosité. Sachez que tout ce que vous pouvez avoir entendu sur les horreurs des mines naines, et les terreurs du Pays Oniriques sont fondées, et même en deçà de la réalité. Mais toutes les épreuves qui se présentèrent, je les passai avec brio. Nul ennemi ne redoutait ma lame, pas même la plus noire et terrible des horreurs. Et encore, j’étais handicapé par la présence de couards sans potentialité, que je devais me traîner sans pouvoir décemment les abandonner à une mort atroce. »
En réalité, il aurait presque apprécié tous les voir crever, et ne s’en sortir que seul, mais ces boucliers de chair avaient rempli correctement leur rôle, puisqu’ils n’étaient bons qu’à ça. Cela suffisait pour l’instant, en guise de récit d’aventure. Il n’était pas conteur, ni homme de spectacle. Et si se vanter lui seyait assez, il n’en était pas moins parcouru de questions.
« Mais pourquoi cet intérêt pour mes aventures ? Êtes-vous lié au monde des Rêves ? Féru de hauts-faits ? Je ne suis pas ménestrel, conteur ou troubadour, et il en sera bien pour chanter mes exploits. Pourquoi m’avoir fait venir moi ? »
Nul ne lui importait la présence de la famille : il voulait savoir.
_________________ Lindeniel Il Thirnasael, noble Hinïon dans la tourmente d'une quête onirique.
Tous méprisables...
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