La nuit avait à présent fini d’étendre ses voiles par-dessus l’étendue mouvante des eaux. Avec elle était venue une fraîcheur paisible qui rappelait les rivages de l’océan, loin vers le Sud, où le fleuve rejoignait les collines jumelles… un faible soupir franchit mes lèvres, à peine plus ténu que le murmure du vent qui fouettait l’onde. L’homme était toujours avec moi, et après avoir quitté les étranges masses mégalithes et les grands épineux, nous avions rejoint les rivages, sans un mot, sans un bruit –derrière nous les fumées avaient disparu, et un poids s’était envolé de ma poitrine, libérant mes pas de la pesanteur de la crainte. Pourtant, invisible, le danger n’en était que plus menaçant ; s’étant libérée du signal de la fumée d’un feu de camp invisible, la menace d’une patrouille de la Sororité s’était effacée dans le paysage, comme absorbée par ces lieux ; ayant perdu le pouvoir de localiser exactement nos ennemies –le mot me fit frissonner-, nous avions perdu la possibilité de nous sentir quelque part en lieu sûr. Elles pouvaient être aussi proches que l’absence de traces visibles pouvait nous les faire croire éloignées. De plus, je connaissais parfaitement leurs techniques d’embuscade et de traque, pour avoir déjà eu l’occasion de questionner une mère supérieure à ce sujet : nous ne pourrions trouver aucune espèce de refuge tant que nous n’aurions pas quitté le territoire de la Sororité, tant que nous n’aurions pas traversé ce lac qui me paraissait aussi large qu’un empire ; tant que, moi, je n’aurais pas su quitter ce sol dont le contact m’était aussi familier que de vivre même.
Cette rive du lac abritait de nombreuses enclaves de marchands du royaume voisin de Yarthiss, tolérées par la Sororité pour des raisons essentiellement commerciales, mais dont les limites, qui excédaient rarement une étroite bande terre d’une centaine de mètres le long du lac, étaient étroitement surveillées. Au fil des siècles, les échanges s’étaient peu à peu limités, les riches marchands de Yarthiss renonçant à commercer avec ce territoire aux femmes terribles, qui n’hésitaient pas à attaquer leurs caravanes en cas de litige. Aujourd’hui, si certaines de ces enclaves persistaient, elles n’abritaient plus qu’une poignée de barques et d’hommes qui, pour la plupart, cherchaient dans ces zones à la loi fluctuante à échapper à la juridiction du royaume ; et, de toute façon, ceux qui osaient encore tenir ces anciennes possessions étaient considérés comme suffisamment punis pour ne pas être sujets à des poursuites supplémentaires.
Je soupçonnais d’ailleurs mon étrange compagnon d’être l’un de ces hommes. Il ouvrait la voie, à quelques pas devant moi, et mes yeux, inévitablement, était attirés par ce dos sec et rude qui se devinait sous la toile grossière, à la fois objet de fascination et de curiosité, et qui pourtant, je le sentais à travers toutes les fibres de mon corps, était pour moi un redoutable danger. Une sensation étrange m’avait envahie depuis que j’avais croisé sa route, et tous mes sens, sans que je ne puisse en déterminer la raison, me criaient de le quitter au plus vite, comme si quelque chose en moi, ensommeillé jusqu’à présent, avait reconnu en lui ce qui entraînerait sa perte. Cette partie de moi, jusqu’alors ignorée, je ne pouvais la nommer, ni en déterminer la nature ou l’origine, comme si cette part de mon être cherchait à échapper au regard de ma conscience.
Pourtant mes pas continuaient de s’imprimer dans les traces des siens, irrésistiblement, ou plutôt, parfaitement naturellement. C’était comme si je n’avais jamais rien fait de plus évident, de plus familier –et de plus rassurant- que de suivre le chemin que me désignait cet homme. Et après tout, que pouvait-il m’arriver de pire ? Exilée, condamnée à la mort par celles qui, depuis toujours, étaient bien plus qu’une vulgaire famille pour moi, voilà ma condition ; assurément, suivre cet homme ne pouvait pas représenter un danger plus grand que celui que je subissais déjà. D’ailleurs, je ne pouvais rien faire d’autre : par la force des choses, cet homme m’était à présent indispensable. J’ignorais tout des usages des hommes, et, de façon plus pragmatique, j’étais de toute façon parfaitement incapable de trouver seule un moyen de traverser cette eau immense. Les rares bateliers qui résidaient sur ces rivages inhospitaliers m’auraient à tout coup prise pour une Sœur –et pour cause, mon crâne parfaitement tondu ne pouvait tromper personne-, et je ne pouvais pas non plus révéler ma condition de criminelle : aucun homme vivant dans l’ombre constante de la puissance du monastère n’aurait pris le risque de soustraire une fuyarde aux griffes d’acier des Sœurs.
Un murmure incertain me fit relever le regard, qui s’était fixé sur mes pieds, la marche rendue malaisée l’épais parterre d’herbes épineuses qui cachaient, je m’en étais aperçue à mes dépens, des tourbières. L’homme me fixait. Comme je n’avais pas entendu ce qu’il m’avait murmuré, il se rapprocha en silence, ses yeux insondables sans cesse plus grands, offrant leurs abimes à mes prunelles démunies. Je dus m’efforcer, frissonnante, de garder un air impassible. Avec un signe sec de la main, il m’indiqua d’approcher mon oreille. Son parfum brut était tout contre ma peau.
- Il y a en contrebas des bateliers qui pourront nous faire traverser. Je vais les rejoindre, quitter au plus vite ce sol maudit. Si tu veux me suivre, tu devras garder ton capuchon baissé sur tes yeux, ne surtout pas jeter de regards un peu trop farouches. Les hommes ne sont pas habitués à ce que les femmes aient ce genre de regards. Tu te trahirais. Surtout tu te tais, tu gardes tes armes cachées sous ta cape, et tu ne parles en aucun cas. En aucun cas. A toi de voir, maintenant.
-Oui. lâchai-je dans un souffle.
Je ne relevai même pas ce soudain tutoiement, qui n’était que la traduction orale de cette proximité insoutenable. Nous repartîmes, entamant la descente vers les berges des hauteurs empierrées sur lesquelles l’homme aux semelles de vent nous avait entraînés. Mon capuchon baissé sur mes yeux, je n’aperçus que le fragile muret de pierres prises dans la mousse qui délimitait l’enclave yarthissoise. Il me sembla, mais je n’aurais pu le jurer, que mon guide me glissa un ténu « nous y sommes ». A sa suite, je franchis la dérisoire enceinte, calmant les battements ailés de ma poitrine par une respiration profonde. Cet homme semblait ignorer la peur, ou tout autre sorte de sentiments humains ; il était semblable à ces splendides roches granitiques sur lesquelles nos chemins s’étaient entrecoupés.
Je mourrais d’envie de relever le regard, et de parcourir des yeux les lieux ; je me sentais, au sein de cet environnement inconnu, totalement démunie, privée de toute possibilité d’action, privée de tout pouvoir –et, par là, plus que jamais entre les larges mains de mon inconnu. Une forte odeur de bois brûlé flottait dans l’air, âcre, recouvrant l’odeur aigre de poisson et d’urine qui venait de toute part. Si le silence était presque total, découpant au couteau le bruit de nos pas, le lieu n’en était pas pour autant vide d’hommes. Je sentis le poids écrasant de leur regard sur ma cape brune, comme autant de bourrasques cherchant à s’y introduire ; et, alors que j’avançais, le regard fixé sur les pieds de mon guide, je pus progressivement entendre leur respiration lente, ample, si différente de la respiration des femmes, si différente de ce souffle paisible que produisaient les Sœurs durant les offices. C’était comme un concert silencieux de râles ténus et discordant –l’un, sifflant, laissait entendre des poumons pris de tabac, l’autre, au souffle léger pourtant déjà empreint des relents des lieux, laissait deviner son jeune âge. Ces corps invisibles se dévoilaient peu à peu à moi, déglutitions lourdes, craquements osseux, soupirs tendus –grincements de dent, raclements de gorge, toux douloureuses ! Une misère immense résidait là, incommensurable et nouvelle, d’une étrangeté percutante, que la vue n’aurait rendu que plus visible, plus patinée ; plus sordide.
Je ne connaissais le monde qu’à travers les peintures et les histoires, rien ne m’avait préparé à une telle rencontre, à une telle collision avec un univers nouveau, qui n’était que la réalité nue, celle contre lesquelles les mères supérieures nous mettaient en garde… une réalité qui ne valait pas celle, nous était-il dit, du monastère, libéré de la bestialité des hommes, et qui pourtant, était pleine d’une vérité ineffable. Ce que je réalisais était indicible : pour la première fois depuis l’éveil de ma conscience, depuis que ma mémoire avait entamé le livre de mon existence, j’étais seule ; seule femme entourée d’une multitude d’hommes, seule au sein du monde. Le renversement était total ; ce que j’avais considéré comme étant le monde, la Sororité, n’était qu’une pierre miroitante sertie sur une monture infiniment plus grande. Plus encore, cette monture froide et métallique, à l’éclat infiniment plus mat, loin d’avoir comme fin de soutenir ce joyau, pouvait aisément s’en passer ; ce n’était que grâce à cette monture que le joyau pouvait tant étinceler. La Sororité n’était qu’un soupir, qu’une fraction infime, qu’une parenthèse au sein de la réalité. Et cette parenthèse pour laquelle j’avais été élevée n’était à présent plus mienne –je n’étais plus une Sœur, mais une humaine, plus proche de ces hommes que de Selhinaë.
Une main se posa sur mon épaule, et un parfum à présent plus familier vint recouvrir la multitude d’odeurs nouvelles qui se présentaient à moi. Par ce simple contact, je fus rassérénée, simplement. Il prit la parole, et à travers ses mots, je décelai une aura que je ne lui connaissais pas, pleine de puissance et d’une autorité naturelle.
-Bonsoir, bateliers ! Je désire traverser le lac sur vos barges au plus vite. Je sais que vos services sont chers, mais cela ne représente pas pour moi un obstacle. Le silence se fit, frémissant. Il y eut un raclement de gorge, et l’un des bateliers, le plus âgé probablement, prit la parole :
-Les temps sont durs étranger, et il y a bien longtemps que nous n’avons pas vu ici de voyageurs ! Partez ! Il y a bien longtemps que nous ne faisons plus traverser personne, et plus encore depuis que…
-Je sais tout cela. Et je sais aussi que vous avez plus que jamais besoin d’argent.
- Vous, vous avez raison. Nous pouvons nous arranger, concéda le vieux marinier, dont, à la fois l’avidité était éveillée et la fierté blessée,
mais nous devons nous assurer que vous avez la faveur du monastère…
-Quel cas faites-vous de ces folles impitoyables ? Que vous nous fassiez traverser ou non, elles trouveront tôt ou tard le moyen de vous faire quitter ces berges, et vous prosterner devant elles ne retardera pas cette échéance ! Où est cachée la fierté des sujets du Roi de Yarthiss ? Les Sœurs ne sont pas ici chez elles, et si, lâches que vous êtes, vous ne rêvez que de quitter ces berges que l’on vous a confié, mon argent ne pourra que vous y aider. Un brouhaha confus, plein de rancœur s’éleva, et une voix nouvelle se fit entendre, plus jeune, ardente :
-Les Sœurs sont en colère, et des patrouilles quadrillent depuis ce matin les rives ! On dit, chez nos frères plus au Nord, qu’elles traquent une fugitive ! Et vous essayez de nous faire croire que vous faire traverser ne nous attirera aucun ennui ! Ah ! Vous ne nous connaissez pas si bien que voulez bien nous le faire croire !
-Mensonges ! ajouta un autre.
Et qui est cette femme qui vous accompagne ? Une muette ? Belle coïncidence ! Une vague de peur envahit ma poitrine, et je réprimai le tremblement incontrôlé qui s’emparait de mes membres. Je ne pouvais pas retomber entre les mains des Sœurs ; la perspective de ma propre mort m’envahit plus que jamais. Sur mon épaule, la main de l’homme se serra un peu plus, et, par cette pression, mystérieusement, je sentis sans comprendre, ma respiration se contrôler.
-Vous livrer aux Sœurs peut nous rapporter bien plus d’argent que le vôtre, et leur clémence en plus! D’autant plus que votre argent est à vous tant que nous ne vous l’avons pas pris ! Qu’en pensez-vous, les g…
-Taisez-vous ! fit mon guide d’une voix sourde qui transpirait une colère terrifiante.
Il fit alors un geste, que je ne pus apercevoir, tête baissée derrière mon capuchon, et, subitement, la clameur des bateliers s’étouffa.
-Ceci est ma captive. Vous nous ferez traverser. Sans conditions.Après quelques secondes d’un silence d’une phénoménale épaisseur, le vieux, qui était probablement le chef de l’enclave, reprit la parole d’un ton affable, derrière lequel, me sembla-t-il, se cachait une certaine angoisse. Qu’avait pu leur montrer l’inconnu pour provoquer un tel effet ? La sensation de danger qui irradiait de cet homme me reprit, et je ne pus m’empêcher de m’interroger avec inquiétude sur son identité réelle.
-Nous partirons demain matin, allez vous reposer dans ce baraquement, nous vous réveillerons.Sans un mot de plus, l’inconnu, me dirigeant toujours par l’épaule, m’entraîna à pas rapides vers l’abri qui nous était désigné. Autour de moi s’élevait toujours la rumeur des bateliers qui reprenaient leurs activités, à travers laquelle il était évident de remarquer que leur rancœur et leur méfiance n’étaient en rien calmées. Lorsque la porte fut refermée, je pus relever mon capuchon, et fixer mon guide. Son regard était toujours aussi insondable, et je n’eus pas l’énergie de l’interroger sur le geste étrange qui lui avait permis d’entraîner la relative adhésion des mariniers. Une fatigue immense s’était brusquement abattue sur mes épaules, comme si mon corps tout entier, se sachant en un lieu sûr –ou du moins, le plus sûr que l’on pouvait trouver de ce côté-ci du lac- refusait de fournir un effort supplémentaire. Je me laissai tomber sur la paillasse sèche qui occupait un coin de l’unique pièce avec un soupir de contentement involontaire.
-Tu peux dormir, je monte la garde. Tu as agi comme je le désirais, c’est bien.A travers mes paupières lourdes, qui, déjà, se fermaient irrépressiblement, il me sembla voir un sourire éclairer son visage si dur –et, je ne m’en rendais véritablement compte que maintenant, si beau. Je souris à mon tour, fermant délicatement les yeux, le sommeil par vague, dans un ressac roulant, m’engloutissait rapidement. Avant que je ne perdisse totalement conscience de ce qui m’entourait, il me sembla entendre, indistinctement, la voix grave de l’homme murmurer doucement les paroles d’une vieille chanson ;
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
Après tout…
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
- Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
… ce n’était peut-être que déjà le début d’un rêve.