Une voûte basse où les torches éternelles d'anciens prisonniers avaient brûlé les ténèbres de mes songes. Elle avait été un fier couronnement de colonnes vaguement ciselées se dressant depuis les entrailles des sables en obstacles infranchissables. La Chambre Hexagonale, aux quatre murs gravés - j'y avais été...allongé.
Au centre de la pièce plongée dans la pénombre, avait été disposé sur un pupitre d'argent un grand livre ouvert à l’écriture de sang, calligraphie pourpre aux sombres lettres griffées qui tel son auteur auraient pu surgir d’un autre temps. Le grimoire d'Ellhar; guide des prisonniers de deux races mêlées.
Sang bouillonnant."
- Jamais, non, jamais!" Cris interminables, râles d'un être malade se redressant avec peine sur le mur qui avait fait face à la porte, bête diminuée.
Sang bouillonnant de mes songes perdus..."
- Laissez-moi y retourner, Laissez-moi rêver ma vengeance!" Ma gorge avait eu une voix rocailleuse, sinistre retour de mes tourments en cris tranchants, éternelles bavures d'un elfe dénaturé.
J'avais été nu, totalement nu, le tatouage à l'ancre noire et rouge ressortant sur mon dos, gigantesque marque de ma philosophie.
Moi, Philosophe de la Déchirure..."
- Quatre mille cent-quinze jours; quatre, un, un, cinq..." Une main tremblante se dressait de mon corps blafard, image non ternie de ma voix vacillante. Puis vint le cri du poignard : un trait de plus sur la pierre beige du désert.
L'être s'était alors retourné, et de son visage sans nez ses yeux rougeoyants comme deux dards enflammés avaient jeté vers la salle aux cinq piliers comme une lumière sombre. Devant lui avaient été deux trônes de bois découpés par ses ancêtres - l'un, plus sombre, incrusté de pierreries noires sur ses accoudoirs; l'autre, plus clair, avec les mêmes pierres en blanc.
Dans la pénombre rougeoyante de la salle, l'être sans nez – mon corps –, avait fait le tour d'un pilier, et était venu s'asseoir devant le grimoire, sur son trône sombre. La lumière du désert avait gardé dans la Chambre Hexagonale la même lourdeur, tempérée par les vitraux du plafond, mélanges entrelacés de gris et de pourpres.
Et le dallage sous mes pieds avait été dans les mêmes tons.
Mes yeux rouges avaient alors tourné leurs ombres de feu vers l'autre trône.
"
- Petite sœur," sortit une voix sinistre de ma gorge - c'était une Sombre Déesse qui parlait; c'était ma haine. "
Petite sœur, j'ai rêvé. J'ai rêvé mille êtres et mille lieux, cent couleurs et quarante vengeances. Il y avait dans mes songes, mon amour, comme une aura sinistre dont se délectaient mes sens, une emprunte de notre noblesse. Je n'oublie jamais rien, princesse du désert, tu le sais... Je me suis entraîné à me rappeler mes songes, et je vis par eux. Je suis un être qui rêve... À l'imagination débordante, envolée loin de cette prison de sable."
J'avais levé devant les traits de feu de mes pupilles mes deux mains effilées et blafardes, aux ongles longs et crasseux.
"
- Et comme chaque matin" - la voix sortant de ma gorge s'était faite plus sombre, comme emplie d'un dégout sans nom - "
une tempête s'élève de mon cœur de chaos. Mes rêves ont pris une telle intensité que j'aurais voulu dormir éternellement." La voix avait marqué une pause. "
Crois-tu, petite sœur, que nos parents auraient compris? Ils étaient les descendants des premiers Ellhar..."
Les flammes du visage reptilien avaient parcouru la chambre, les murs griffés de considérations philosophiques, de traits d'esprit de trois générations d'enfermés inhumains, qui avaient étendu là leur savoir... cataclysmique.
Et fier centre de mes folies centenaires, le Grimoire d'Ellhar s'était dressé là, pièce maîtresse de mon enfermement, sur son pupitre d'argent.
"
- Vois-tu, petite sœur, tu es morte. Je suis donc le dernier de notre lignée, il ne peut y en avoir d'autre. Il ne peut y avoir de descendance de nous deux. C'est moi qui dois rétablir notre justice..."
Les longs cheveux noirs avaient ondulé, tandis que d'un bloc mon corps nu avait effectué un quart de tour sur son trône. Et j'avais contemplé l'autre siège. Il n'y avait eu, sur son fond, qu'un parchemin jauni et brossé par les ans :
Rêve, mon fils,
Pour ta sœur morte-née,
Pour tes ancêtres.
Et venge-nous.
"
- Petite sœur, je vois dans mes rêves un visage, et une voix sombre qui me glace le sang. Puis viennent des yeux lumineux... Et deux navires."
Lumière. Des paupières s'ouvrirent soudain, cachant deux rubis sanglants sur un navire endolori d'une nuit surnaturelle. Le ciel s'offrait au regard d'un être sans nez, d'un sang-mêlé.
Anarazel se redressa. Un équilibre précaire de ses sens engourdis vint troubler son action. Il était toujours sur le Rubis-Sanglant.
Sa main blafarde aux cicatrices en forme de chaîne passa sur son visage, enlevant le sel mou de ses sueurs nocturnes. Il avait dormi comme jamais encore il ne l'avait fait depuis son évasion du manoir d'Ellhar. Plongé dans ses rêves, il s'était cru de retour dans le désert - et il se rappelait tout, avec une netteté incroyable. Mais peut-être était-ce également son imagination et son orgueil qui tempéraient ses souvenirs...
Une...tête étrange, autant inhumaine que la sienne, l'avait libéré de son passé déchiré. Avait-il été le seul à la voir, elle qui avait parlé des navires et des aventuriers...
de traitres?Le démon fit quelques pas jusqu'à la rambarde du gaillard d'arrière où il s'était assoupi. Sur le flanc bâbord du navire, l'Echangeur était toujours arrimé, carcasse mourante, calcinée et rougie du sang de ses marins. Il y avait sur son pont, près de son grand-mât, un coffre en bois sombre. Il se rappela avoir eu dans ses songes comme une image fugitive de celui-ci.
Et sur le Rubis-Sanglant, le même coffre était posé. Mais bien gardé : Pragatt' y était, sabre levé.
Le nain guérisseur sortit à ce moment sur le pont, comme hébété. Anarazel y vit une confirmation : les paroles glaciales, le visage... il n'avait pas été le seul à les sentir vibrer.
Le silence n'était brisé que par les ronflements rebelles de l'orc barbare. C'était comme des ondes violemment répétées qui se propageaient dans tout le navire...
Soudain, une étrange douleur lui prit l'épaule. Le rubis y était toujours encastré, ne gênant pas ses mouvements. Mais qu'importe... La douleur lui rappelait qu'il était en vie... Qu'il ne rêvait pas éternellement, immortel enfermé de son manoir-prison.
Le sang-mêlé contourna la barre et le mât d'artimon, descendit les marches du gaillard. Et en se tenant à un hauban, il monta sur la bastingage.
"
- Pragatt', essayons donc de mettre nos divergences de côté le temps de régler cette situation étrange", dit-il, avant de se retourner et de sauter sur le pont de l'Echangeur.
Il se dirigea vers le second coffre couleur suie, et entreprit de le soulever. Autant les mettre côte à côte, et les ouvrir en même temps.
Le démon était perplexe...Dans quel équipage était-il, réellement?