Gloups, à peine ai-je fini de divulguer ma harangue, ou plutôt mon semblant de harangue sans doute, que tous les yeux elfiques se mettent à converger dans ma direction, faisant ainsi peser au bas mot un millénaire d’existences diverses sur mon insignifiante personne d’à peine dix-huit ans. Un moment, je me demande si je ne vais pas me faire méchamment rabrouer ou si la compagnie ne va pas tout simplement choisir de ne pas prêter attention à ce que je peux avoir à dire, mais, à mon grand soulagement, il s’avère rapidement qu’en tout cas, la plus haute sommité du bord ne voit pas que du vent dans les paroles de cet adorateur de la déesse qui en est pourtant la sublimation. D’abord étonnée d’être sortie de ses soucis par quelque chose d’aussi terre à terre que les préoccupations de la panse, ma tape verbale sur l’épaule semble dans un second temps la sortir de la stupeur dans laquelle elle était plongée, son visage ne tardant par bonheur pas à reprendre un peu de poil de la bête en s’ornant d’un infime mais bien présent sourire que je lui rends au centuple en signe d’encouragement. Maintenant que la maîtresse à bord se reprend un peu, j’ose espérer que le reste de l’équipage suivra et que je n’aurai ainsi plus besoin de me mettre en avant, mais c’est tout de même sans trop me fier à cet espoir que j’attends avec une mise la plus placide possible que les marins aient fini d’installer l’ameublement du petit-déjeuner, ce qu’ils font avec une rapidité et une habileté que n’aurait sans doute pas renié le serviteur Oranien le plus zélé à la tâche. Pendant ce temps, Silmeï, toujours étendu sur ma paume maintenue à l’horizontale, commence à émerger de son sommeil qui a dû être aussi agité que le mien, l’air hagard, comme s’il était plongé dans la contemplation de quelque chose de complètement étranger et inaccessible au commun des mortels. Voilà qui est préoccupant, mais bon, étant donné qu’il est préférable de ne pas le secouer à hue et à dia à peine sorti des limbes du repos, je juge préférable de le laisser en paix pour le moment et de prendre place au sien de l’assemblée que j’espère raisonnable et avisée.
Malheureusement, il me paraît s’avérer bien vite que, loin d’avoir maintenu les tensions à l’écart par l’effet d’une chape de bon sens, notre réunion n’a fait que les catalyser, la preuve en est de la fougue dont la maître musicien du bord fait montre alors qu’il se met à vitupérer sans retenue contre le déroulement des choses. Mauvaise stratégie hélas, car si la teneur de ses paroles respire l’honnêteté et les bons sentiments, il s’y prend très mal pour les divulguer, son phrasé ayant plus de chances de mettre en colère les autres attablés que de les convaincre que nous devons œuvrer de concert de manière à ne pas céder devant l’adversité. De mon côté, je fais de mon mieux pour ne pas me laisser emporter par la nervosité ambiante, me contentant de me mordre la lèvre pour évacuer le stress qui n’a cessé de m’envahir avec une intensité croissante depuis mon réveil. Toutefois, l’assurance dont je tâche de faire montre est sérieusement ébranlée par les révélations que nous assène soudain sans prévenir Aëlwinn : même s’il n’était effectivement que temps qu’elle passe aux aveux, et que ce qu’elle dit ne respire pas tant que ça la folie et l’invraisemblance, j’ai bien du mal à avaler ce qu’elle nous divulgue, les informations fournies menaçant fort de me rester en travers de la gorge. De fait, durant les premières secondes qui suivent son aveu, c’est un soupçon d’énervement et de déception qui pointe en moi et dans mes yeux que je darde un instant en direction de notre Capitaine, mais celui-ci s’envole dès que j’ai rencontré son regard qui aurait sans doute suffi à mettre au pas le butor le plus hargneux : quelle tristesse, quel poids, quelles complications peuvent se lire dans les prunelles vertes ! Rien qu’à voir ça, je peux avoir une idée du fardeau que supporter de telles épreuves a dû être pour elle, et vraiment, je me sentirais à ce point un salaud de lui en vouloir que je ne peux par conséquent qu’acquiescer sombrement avec commisération envers l’altière dame elfique en ce moment bien éprouvée.
Hélas, un triste sire parmi nous semble bien être pire encore que le butor le plus hargneux en la présence du plus dédaigneux et orgueilleux d’entre nous qui n’a jusqu’ici pas manqué d’ouvrir son vide-merde pour déverser ses amabilités, et ne se prive pour l’occasion pas de laisser échapper son lot de reproches envers la pyromancienne qui n’a pourtant jusqu’ici que fait de son mieux pour que le voyage se passe dans les meilleures conditions possibles. Rien qu’à l’entendre, et malgré le côté comique de l’expression « mener en bateau », je me sentirais bien l’envie de le passer par le fil de l’épée ou simplement de le gratifier d’une bonne bastonnade au bâton, et à voir l’expression que revêtent Silmeï qui s’est redressé ou Dôraliës manifestement toujours empli de fiel, je sais que mes sentiments sont partagés. Et pourtant, dès que l’aldryde éclate, loin de le suivre dans sa manifestation de colère, je me prends à désapprouver de pareils égarements de sa part, non pas de la façon dont on pourrait tancer un enfant qui se conduit mal, mais de celle dont on pourrait faire le reproche de son ire à quelqu’un tout en n'éprouvant que compassion à son égard. Comme cela se produit souvent lorsque l’on voit chez les autres à quoi on peut ressembler par certains côtés déplaisants, l’ardeur et la vénénosité du petit être ailé m’aident à revenir au calme et à adopter une attitude plus mesurée. Oui, rien ne sert de se laisser aller à lancer les foudres de l’emportement tel Valyus en furie ; il suffit d’attendre que le gros de l’orage soit passé pour intervenir et faire en sorte que chacun puisse se rendre compte de ce à quoi il se laisse aller.
Ainsi, par contraste avec le tumulte de la « discussion » où diatribes, accusations et diffamations diverses s’ensuivent, je me contente de satisfaire mon appétit toujours aussi vivace en me versant dans une tasse finement ciselée le contenu d’une bouilloire de belle taille qui s’avère être un breuvage de couleur brunâtre aux fortes senteurs forestières dont l’odeur m’aide à me renfermer dans une sorte de bulle de tranquillité alors que les coups bas verbaux volent. Après une petite gorgée rassérénante de cette tisane aux âromes jusqu’ici inconnus à mon palet mais ma foi fort plaisants, je m’empare ensuite d’une sorte de gaufre dont une assiette offre une confortable pile élégamment présentée, et prends une bonne bouchée de cette pâtisserie elfique au goût à la fois suave, apaisant et revigorant : un vrai délice pour un affamé comme moi, et je n’arrive pas à comprendre comment tous les autres peuvent arriver à se soucier de leurs différends plutôt que d’aussi délicieux mets. C’est donc jambes croisées, le visage serein que j’accueille le discours lapidaire du maître musicien qui nous chante un air bien différent des apaisantes mélodies dont il nous avait gratifiées jusqu’ici, se faisant un condamnateur frondeur à l’égard de la grande perche blanche qui, certes, mérite certainement un tel traitement, mais prendra de toute évidence très mal de pareilles accusations, ce qui ne va faire qu’empirer l’ambiance déjà des plus déplaisante. Même lorsque le fracas de la chaise renversée a retenti, j’ai sursauté, certes, manquant de lâcher le récipient que je tiens à la main, mais une gorgée du breuvage végétal plus tard, un calme certes relatif mais bien présent est revenu dans mon esprit, ce qui me permet de faire face au tohu-bohu environnant avec une attitude que l’on pourrait à bon droit nommer sérénité si on la comparait avec celle de mes compagnons pris de folie… c’est à se demander si le vil faquin qui nous trouble l’âme n’irait pas jusqu’à manipuler nos émotions de manière à semer le trouble et la discorde parmi nous alors que le moment est justement venu d’être unis.
Mais puisque Dôraliës a fini de déverser sa hargne à la figure du pâle type qui en prend décidément plein la tronche pour ainsi dire, il me semble bien que le moment est venu de faire sonner la cloche de la raison au milieu d’un tel bourdonnement d’insanités variées. Après avoir avalé la dernière bouchée de mon gâteau décidément savoureux accompagnée d’une petite gorgée de liquide bien chaud, c’est avec une certaine assurance issue de l’absorption de ces nourritures terrestres que je me mets à tousser suffisamment fort pour attirer l’attention de l’attablée sans quitter des yeux ma tasse posée devant moi dont je suis pensivement les contours du doigt :
« Qui qu’il soit, notre « commanditaire cruel » doit être ravi que nous nous entredéchirions ainsi. »
C’est avec une sorte de demi-sourire avisé que j’ai parlé, mes dernières paroles de même que mon expression se ponctuant toutefois de quelque chose de dur et de catégorique alors que j’observe une petite seconde ou deux de pause le temps pour mes mots de faire leur effet avant de reprendre :
« C’est unis, et non opposés que nous vaincrons. Ensemble et non les uns contre les autres. »
Et en parlant d’être ensemble, il est manifeste qu’il y a deux absents au débat, et pourtant, ils sont loin d’être les plus insignifiants physiquement ! D’une part, il y a Ergoth, le géant à la carrure qui l’apparente davantage à une sorte de statue vantant les mérites de la force qu’à un elfe ; et d’autre part, il y a Gleol, le torkin au gabarit certes petit mais à la hache démesurée et à la grande gueule. Je ne sais pas si ces deux-là pourront apporter un bon grain à moudre à la discussion, mais il ne m’apparaît en tout cas pas juste de les en laisser à l’écart : qu’on le veuille ou non, ils font partie du groupe que nous constituons, aussi ont-ils autant droit à la parole que n’importe lequel d’entre nous ici présent. Dans le but de les convier à l’assemblée, je me tourne dans leur direction, mais avant que je prenne la parole, j’observe un petit temps d’arrêt, interloqué par ce qui se présente à mes yeux. Tout d’abord, le massif humanoïde, au lieu de l’indifférence inébranlable dont il a fait jusqu’ici montre, même lorsqu’il s’agissait de rattraper un archer Oranien en plein vol plané, se laisse à ce qu’on dirait aller à une manifestation d’énervement, certes légère, mais bien discernable quand il serre plus étroitement son arme qui s’avère être une massue d’apparence suffisamment redoutable pour enfoncer la tête de quelqu’un entre ses épaules et la faire ressortir par le fondement. Ça peut paraître insignifiant, mais mazette, il a réagi à quelque chose sans qu’Aëwlinn lui en ait donné l’ordre ! Cela voudrait-il dire qu’il y ait des chances pour qu’il se décide enfin à ouvrir la bouche pour faire autre chose que respirer ? N’allons pas trop loin dans nos espoirs, mais j’avoue que je serais bien curieux d’entendre ce que quelqu’un de son tempérament peut bien avoir à dire, surtout dans une situation de crise comme celle-ci.
Du côté de Gleol, la situation est un chouïa plus préoccupante : le nain n’a pas quitté la position qu’il avait adoptée par la force des choses au moment où l’irrésistible chape de somnolence s’est abattue sur nous, et pourtant, ses mouvements faciaux indiquent sans possibilité de se méprendre que le sommeil l’a quitté. Qu’est-ce qui peut bien lui arriver à notre ami pourtant si indestructible ? La lourde carapace dont il est recouvert l’empêcherait-il donc d’adopter la station bipède qui convient si bien à un membre de sa race ? Pourtant il n’a eu aucun mal à se redresser quand il s’est agi de défoncer le thorax de l’elfe sylvain et d’envoyer balader Silmeï la nuit dernière… voilà qui est bien curieux ! Enfin bon, nous verrons bien ce qu’il en sera : quoi qu’il en soit, j’avais prévu de héler, alors hélons sans tarder avant que de se mettre à rester bêtement contorsionné à gober les mouches !
« Ergoth ! Gleol ! Pourquoi ne vous joignez-vous pas à nous ? »
_________________ Léonid Archevent, fier Soldat niveau 11 d'Oranan et fervent adorateur de Rana. En ce moment en train de batailler follement en compagnie d'une vingtaine d'autres aventuriers dans une gigantesque salle contre une humanoïde reptilienne géante au service d'Oaxaca, conclusion d'une rocambolesque quête.
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